Le juif en nous. Au cœur de l’identité marocaine
Paru dans le journal TEL QUEL N°348

Aux origines de notre drapeau
À l’origine, le drapeau du Maroc, utilisé pour la première fois a Xème siècle par l’Almoravide Youssef Ben Tachfine, était… blanc, sans aucun ornement. C’est la dynastie mérinide qui, trois siècles plus tard, y ajouta le sceau de David, une étoile à six branches. Même si aujourd’hui, “l’étoile de David” est universellement considérée comme le signe distinctif du peuple juif (elle figure sur le drapeau d’Israël), il faut rappeler que David, ou Daoud, est un prophète biblique, autant révéré par les juifs que par les musulmans. C’est donc sans gêne ni ambiguïté que les Mérinides se choisirent l’étoile à six branches pour emblème, puisque les Alaouites la conservèrent après avoir changé la couleur du drapeau pour le rouge, au XVIIème siècle. La monnaie en usage au Maroc conservera aussi, jusqu’au début du XXème siècle, l’étoile à six branches pour motif.
Il faudra attendre le maréchal Lyautey, premier Résident général de France au Maroc, pour que l’étoile marocaine perde une branche. C’est en effet à son instigation que le Sultan Moulay Hafid édicta, en 1915, un Dahir disposant “nous avons décidé de distinguer notre bannière en l’ornant au centre d’un sceau de Salomon à cinq branches, de couleur verte, pour qu’il n’y ait point de confusion entre les drapeaux créés par nos ancêtres et d’autres drapeaux”. Qu’avait Lyautey en tête, exactement ? Nul ne peut l’affirmer avec exactitude, mais il n’est pas interdit de penser que l’antisémitisme, largement répandu dans l’Europe de l’époque, n’ait pas été complètement étranger à sa décision.
À l’indépendance, l’histoire officielle racontera que le pentagramme renvoie, avec sa couleur verte, à “la filiation du trône alaouite au prophète, alors que ses cinq branches représentent les piliers de l’islam”. C’est d’ailleurs en ces termes qu’est décrite la genèse du drapeau marocain sur le site Internet du ministère des Affaires islamiques, enterrant ainsi pour de bon un pan essentiel de l’Histoire du Maroc.
Il y a quelques mois, Simon Lévy, secrétaire général de la Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain, s’indignait à juste raison “qu’aucun juif ne figure dans le comité d’organisation des festivités de la ville de Fès”. Depuis sa création, et durant douze siècles, les juifs ont en effet largement contribué à faire de cette cité un lieu de mémoire par excellence. Comment les organisateurs des 1200 ans de Fès, célébrés cette année, pouvaient-ils l’avoir oublié ? S’il ne s’agit pas d’un acte manqué, on peut à tout le moins parler d’un rendez-vous raté. Bévue “heureusement rattrapée”, diront certains, puisqu’au programme de ces festivités fassies figurait un colloque sur “Le judaïsme marocain contemporain et le Maroc de demain”.
En fait, ce colloque a pris la forme d’une journée qui s’est tenue, le 23 octobre dernier, dans les salons feutrés d’un grand hôtel casablancais, avec la participation d’une grosse centaine d’invités musulmans et juifs. Politiquement correcte par son œcuménisme de bon aloi, la rencontre avait une tonalité très officielle : parmi les intervenants, à côté de quelques universitaires et de représentants de la diaspora juive marocaine, étaient présents des politiques (conseillers royaux, anciens ministres, ambassadeurs) ainsi que des responsables ou membres d’institutions royales. Nul ne fut donc surpris d’entendre répéter de fort belles choses sur la tolérance, l’ouverture et l’identité plurielle du Maroc... Plutôt qu’un colloque scientifique, ce fut un moment d’échange, de convivialité, au cours duquel chaque orateur a tenu à dire comment il se reconnaissait dans l’autre et en quoi cet autre faisait partie intégrante de lui-même. Driss Khrouz, directeur de la Bibliothèque nationale, n’hésita pas à affirmer : “Parce que je suis marocain, je suis arabe, berbère, musulman, juif...”. Dans un ordre quelque peu différent, André Azoulay, conseiller du roi, fit sienne cette identité composite qu’il revendique du reste depuis quelques années. Ahmed Abbadi, secrétaire général du Conseil des oulémas du Maroc, a quant à lui conclu son intervention sur une image plus poétique : “La judéité marocaine circule dans notre identité comme l’eau dans les pétales de rose”. Albert Sasson, membre du CCDH et de l’Académie Hassan II des sciences et techniques, enfin, souligna la nécessité pour le Maroc, à l’instar de ce qui se passe dans tous les pays du monde, de se poser la question de l’identité nationale : “Qui sommes nous ? Que veut dire être marocain ?”. En “off”, l’un des participants est allé jusqu’à nous confier : “Il est temps que le Marocain accepte la part juive qui est en lui, c’est-à-dire qu’il reconnaisse les valeurs et l’histoire que musulmans et juifs du Maroc ont en commun. Et n’oublions pas que les Benchekroun, Kouhen et autres Guessous, musulmans aujourd’hui, sont nos juifs d’hier...”
Autant de propos audacieux sur la “marocanité” qui donnent matière à réflexion. Y compris dans le sens optique de ce terme. Entre juifs et musulmans au Maroc, ne s’agit-il pas d’une double relation en miroir où chacun doit accepter d’être à la fois pleinement soi-même et une partie de l’autre ? Le Maroc est sans aucun doute le seul pays arabo-musulman où ce type de réflexion est possible. Félicitons-nous donc qu’une telle manifestation ait eu lieu.
Mais ce qui s’est dit dans l’espace clos de cette rencontre conviviale est-il unanimement partagé dans le reste du pays ? Ne faut-il pas aussi porter le débat à l’extérieur des colloques et séminaires fermés ? Quel rapport le tout-venant des Marocains, la jeune génération, les partis politiques, les faiseurs d’opinion de tout poil, entretiennent-ils avec leur histoire en général et avec celle des juifs marocains en particulier ? Que savent-ils aujourd’hui de cette communauté ? Comment s’est construite la représentation qu’ils s’en font ? Qu’ont-ils gardé, au fond, de ce “juif qui est en nous depuis que le Maroc existe” ?
L’école, premier coupable
Directeur du Musée du judaïsme marocain où il accueille des groupes scolaires, Simon Lévy, l’une des principales figures historiques du PPS (ancien parti communiste marocain), déplore que les écoles “n’enseignent pas que notre peuple a une composante juive et une part de culture juive”. De fait, dans les manuels d’histoire en circulation, quasiment rien n’est dit de la présence deux fois millénaire des juifs sur la terre marocaine. Les rares fois où il est évoqué, le judaïsme reste une notion abstraite coupée de toute réalité, notamment locale. Les manuels de Tarbiyya Islamiyya (éducation islamique) ne sont pas plus diserts sur le sujet, ni même sur la notion pourtant essentielle en islam de Ahl Al Kitab (les Gens du Livre, juifs et chrétiens). Ils se contentent de citer, sans éclairage particulier, des versets coraniques où il est question de la Torah, des Evangiles, des prophètes Abraham, Moïse, Jésus...
Paru dans le journal TEL QUEL N°348

Aux origines de notre drapeau
À l’origine, le drapeau du Maroc, utilisé pour la première fois a Xème siècle par l’Almoravide Youssef Ben Tachfine, était… blanc, sans aucun ornement. C’est la dynastie mérinide qui, trois siècles plus tard, y ajouta le sceau de David, une étoile à six branches. Même si aujourd’hui, “l’étoile de David” est universellement considérée comme le signe distinctif du peuple juif (elle figure sur le drapeau d’Israël), il faut rappeler que David, ou Daoud, est un prophète biblique, autant révéré par les juifs que par les musulmans. C’est donc sans gêne ni ambiguïté que les Mérinides se choisirent l’étoile à six branches pour emblème, puisque les Alaouites la conservèrent après avoir changé la couleur du drapeau pour le rouge, au XVIIème siècle. La monnaie en usage au Maroc conservera aussi, jusqu’au début du XXème siècle, l’étoile à six branches pour motif.
Il faudra attendre le maréchal Lyautey, premier Résident général de France au Maroc, pour que l’étoile marocaine perde une branche. C’est en effet à son instigation que le Sultan Moulay Hafid édicta, en 1915, un Dahir disposant “nous avons décidé de distinguer notre bannière en l’ornant au centre d’un sceau de Salomon à cinq branches, de couleur verte, pour qu’il n’y ait point de confusion entre les drapeaux créés par nos ancêtres et d’autres drapeaux”. Qu’avait Lyautey en tête, exactement ? Nul ne peut l’affirmer avec exactitude, mais il n’est pas interdit de penser que l’antisémitisme, largement répandu dans l’Europe de l’époque, n’ait pas été complètement étranger à sa décision.
À l’indépendance, l’histoire officielle racontera que le pentagramme renvoie, avec sa couleur verte, à “la filiation du trône alaouite au prophète, alors que ses cinq branches représentent les piliers de l’islam”. C’est d’ailleurs en ces termes qu’est décrite la genèse du drapeau marocain sur le site Internet du ministère des Affaires islamiques, enterrant ainsi pour de bon un pan essentiel de l’Histoire du Maroc.
Il y a quelques mois, Simon Lévy, secrétaire général de la Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain, s’indignait à juste raison “qu’aucun juif ne figure dans le comité d’organisation des festivités de la ville de Fès”. Depuis sa création, et durant douze siècles, les juifs ont en effet largement contribué à faire de cette cité un lieu de mémoire par excellence. Comment les organisateurs des 1200 ans de Fès, célébrés cette année, pouvaient-ils l’avoir oublié ? S’il ne s’agit pas d’un acte manqué, on peut à tout le moins parler d’un rendez-vous raté. Bévue “heureusement rattrapée”, diront certains, puisqu’au programme de ces festivités fassies figurait un colloque sur “Le judaïsme marocain contemporain et le Maroc de demain”.
En fait, ce colloque a pris la forme d’une journée qui s’est tenue, le 23 octobre dernier, dans les salons feutrés d’un grand hôtel casablancais, avec la participation d’une grosse centaine d’invités musulmans et juifs. Politiquement correcte par son œcuménisme de bon aloi, la rencontre avait une tonalité très officielle : parmi les intervenants, à côté de quelques universitaires et de représentants de la diaspora juive marocaine, étaient présents des politiques (conseillers royaux, anciens ministres, ambassadeurs) ainsi que des responsables ou membres d’institutions royales. Nul ne fut donc surpris d’entendre répéter de fort belles choses sur la tolérance, l’ouverture et l’identité plurielle du Maroc... Plutôt qu’un colloque scientifique, ce fut un moment d’échange, de convivialité, au cours duquel chaque orateur a tenu à dire comment il se reconnaissait dans l’autre et en quoi cet autre faisait partie intégrante de lui-même. Driss Khrouz, directeur de la Bibliothèque nationale, n’hésita pas à affirmer : “Parce que je suis marocain, je suis arabe, berbère, musulman, juif...”. Dans un ordre quelque peu différent, André Azoulay, conseiller du roi, fit sienne cette identité composite qu’il revendique du reste depuis quelques années. Ahmed Abbadi, secrétaire général du Conseil des oulémas du Maroc, a quant à lui conclu son intervention sur une image plus poétique : “La judéité marocaine circule dans notre identité comme l’eau dans les pétales de rose”. Albert Sasson, membre du CCDH et de l’Académie Hassan II des sciences et techniques, enfin, souligna la nécessité pour le Maroc, à l’instar de ce qui se passe dans tous les pays du monde, de se poser la question de l’identité nationale : “Qui sommes nous ? Que veut dire être marocain ?”. En “off”, l’un des participants est allé jusqu’à nous confier : “Il est temps que le Marocain accepte la part juive qui est en lui, c’est-à-dire qu’il reconnaisse les valeurs et l’histoire que musulmans et juifs du Maroc ont en commun. Et n’oublions pas que les Benchekroun, Kouhen et autres Guessous, musulmans aujourd’hui, sont nos juifs d’hier...”
Autant de propos audacieux sur la “marocanité” qui donnent matière à réflexion. Y compris dans le sens optique de ce terme. Entre juifs et musulmans au Maroc, ne s’agit-il pas d’une double relation en miroir où chacun doit accepter d’être à la fois pleinement soi-même et une partie de l’autre ? Le Maroc est sans aucun doute le seul pays arabo-musulman où ce type de réflexion est possible. Félicitons-nous donc qu’une telle manifestation ait eu lieu.
Mais ce qui s’est dit dans l’espace clos de cette rencontre conviviale est-il unanimement partagé dans le reste du pays ? Ne faut-il pas aussi porter le débat à l’extérieur des colloques et séminaires fermés ? Quel rapport le tout-venant des Marocains, la jeune génération, les partis politiques, les faiseurs d’opinion de tout poil, entretiennent-ils avec leur histoire en général et avec celle des juifs marocains en particulier ? Que savent-ils aujourd’hui de cette communauté ? Comment s’est construite la représentation qu’ils s’en font ? Qu’ont-ils gardé, au fond, de ce “juif qui est en nous depuis que le Maroc existe” ?
L’école, premier coupable
Directeur du Musée du judaïsme marocain où il accueille des groupes scolaires, Simon Lévy, l’une des principales figures historiques du PPS (ancien parti communiste marocain), déplore que les écoles “n’enseignent pas que notre peuple a une composante juive et une part de culture juive”. De fait, dans les manuels d’histoire en circulation, quasiment rien n’est dit de la présence deux fois millénaire des juifs sur la terre marocaine. Les rares fois où il est évoqué, le judaïsme reste une notion abstraite coupée de toute réalité, notamment locale. Les manuels de Tarbiyya Islamiyya (éducation islamique) ne sont pas plus diserts sur le sujet, ni même sur la notion pourtant essentielle en islam de Ahl Al Kitab (les Gens du Livre, juifs et chrétiens). Ils se contentent de citer, sans éclairage particulier, des versets coraniques où il est question de la Torah, des Evangiles, des prophètes Abraham, Moïse, Jésus...
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