Dans son prêche du 29 novembre 2013, le leader d’Ennahdha a déclaré que ceux qui se dressent aujourd’hui contre le régime des al wkafs, ou le jugent inutile, rejettent en réalité les préceptes de l’Islam. Pareille jurisprudence, à propos de nombreuses sentences peu ou guère respectées, ferait de la majorité des Tunisiens des hérétiques non-déclarés. R. Ghannouchi est allé chercher dans l’inépuisable arsenal religieux du licite et de l’illicite, des arguments étranges pour dénoncer ceux qui s’écartent dans la pratique de leur religion des injonctions divines et frappe d’anathème tous ceux qui s’opposent aux manœuvres d’Ennahdha ou jugent ses initiatives superfétatoires. Le leader d’Ennahdha est un représentant modèle de ces fondamentalistes, aujourd’hui au pouvoir qui, par leur référence au transcendantal, justifient le nouvel ordre socio-politique et s’imposent en directeurs de conscience pour administrer les hommes et les discipliner, afin que règne sur terre l’ordre et la justice. Que viennent faire, en effet, les préceptes de l’Islam dans une mesure qui relève fondamentalement de l’ordre moral, de l’économie du don, d’une tradition spirituelle et sociale bien antérieure à l’Islam ? Par ailleurs, on aurait bien aimé voir la diligence des membres de l’ANC se déployer dans la rédaction de la constitution plutôt que de réanimer avec ténacité et ardeur des institutions dont l’opportunité est largement contestée. A moins qu’elles ne relèvent du projet d’une islamisation forcée des institutions conduisant, à plus long terme, à la suppression pure et simple de l’Etat, condition incontournable pour l’avènement de la société islamique.
Pour expliquer cette « vénérable » institution d’al wakf, élevée par les thuriféraires du régime au rang d’un précepte religieux, commençons par voir de quoi elle retourne, son histoire, ses domaines d’application, et ce que cache la précipitation des uns et des autres pour la revivifier ? Cette loi serait-elle une façon de détourner le public de ses vrais problèmes ? Nous rendra-t-elle plus riches, plus forts et plus heureux qu’avant ? Nous assurera-telle la paix et la sécurité ?
L’histoire de certaines institutions musulmanes est inséparable de la politique générale des Omeyyades, dictée par la nécessité de préserver les structures administratives existant dans les provinces conquises. Ainsi la pratique de la première dynastie qui gouverna le monde musulman pendant 89 ans avait absorbé tout naturellement de nombreuses institutions d’origine étrangères. Citons comme un exemple parmi tant d’autres encore à découvrir, la charge administrative byzantine de prévôt des marchands, ou agoranomos, qui fut adoptée par le régime Omeyyade et se transforma sous les Abbassides, suite à l’islamisation des institutions, en une fonction religieuse, celle de la hisba, dont le titulaire était chargé de recommander le bien et de traquer le blâmable où qu’il se trouve. De même, cette partie importante du droit de propriété connue sous le nom d’al wakf, dérive largement du système byzantin des piae causae, institution originale, caractéristique de la nouvelle législation romano-chrétienne, qui créa tout un système juridique pour ajuster et garantir le plein exercice des pieuses institutions.
Pour mettre en conformité des modèles et des normes de droit étrangers, il fallait aux juristes musulmans un récit rapportant une parole ou un acte du prophète à ce sujet, faisant ainsi d’al wakf une institution authentiquement musulmane. Cette institution perpétuelle (en non pieuse comme on la traduit souvent) puisqu’il s’agit de mettre en état de retenue à perpétuité un bien et consacrer ses intérêts à une voie déterminée, n’est pas mentionnée dans le Coran mais, selon la pratique courante, ce sont les traditions qui constituent sa source principale. Une tradition veut en effet qu’Omar, le second des Califes Rashidûn, reçut une terre située à Khaybar. Il vint trouver le prophète et lui demanda des instructions au sujet de celle-ci. “ Ô envoyé de Dieu ”, lui dit-il, “je possède une terre à Khaybar et, jamais, je n’ai eu un bien qui me fut aussi précieux. Que dois-je en faire ? – Si tu veux bien”, répondit le prophète, “immobilise le fonds et fais l’aumône de ses produits ”. Omar fit aumône de cette terre, en stipulant qu’elle ne serait, ni vendue, ni achetée, ni héritée, ni donnée et que son produit serait destiné à la voie de Dieu, aux pauvres, aux proches, à l’affranchissement des esclaves, aux voyageurs en détresse et aux hôtes. Quant à l’administrateur d’al wakf, il fut autorisé à manger, selon le bon usage, du produit du fonds, à en nourrir un ami, en se préservant, en toute circonstance, de toute spéculation ou thésaurisation. L’al wakf, comme le statut personnel et l’héritage, font ainsi partie des institutions qui ont eu toujours, dans les consciences des musulmans, un caractère plus sacré et religieux que les autres questions juridiques. Il est alors naturel qu’un régime politique, qui entend consacrer le fait religieux dans la société, fasse de la constitution de ces biens de mainmorte, dont les revenus annuels sont groupés au bénéfice de certaines institutions ou associations, l’un des volets principaux de son projet politique.
D’où l’intérêt actuel de la part des islamistes pour la constitution d’une telle œuvre, dite d’utilité publique, qui leur profitera largement. Elle pourrait, en effet, assurer des revenus autonomes au personnel enseignant de nouvelles facultés religieuses, aux écoles coraniques, aux mosquées, aux étudiants en théologie, aux orphelinats, ou bien carrément financer la propagande partisane. Tous ces financements pourraient désormais provenir, pour une très large part, des profits tirés de la gestion de ces propriétés inviolables. C’est que dans sa version originelle, incessible et inaliénable, le bien al wakf échappe, en principe, à la loi du marché et à celle du prince. Encore faut-il que sa gestion soit précise, suffisamment définie, et ses dévolutaires, soigneusement désignés : dans le cas contraire, le flou autorise bien des déviations légalisées par d’habiles arguties juridiques. La multiplication des al wakfs permet aussi d’éviter une trop grande pesanteur de l’Etat, notamment pour le contrôle administratif et financier de ses sources de revenus. De plus, depuis l’établissement de la législation en matière d’al wakf par les juristes sunnites au XIXe siècle, toute modification est considérée comme une innovation blâmable bid’a au regard de la loi et par conséquent condamnée.
Les nombreux dysfonctionnements dus à des problèmes de gestion, avaient nécessité l’intervention des Etats modernisateurs des pays musulmans qui,tirant prétexte de l’état de délabrement dans lequel se trouvaient dans la majorité des cas ces biens, ainsi que l’irrationalité économique au regard des politiques étatiques, s’efforcèrent de faire rentrer celle-ci dans le droit commun. Ainsi ce furent exclusivement des raisons économiques qui avaient motivé l’abolition totale en 1949 en Syrie des revenus familiaux dépendant d’al wakf. Trois ans plus tard, la révolution égyptienne eut le mérite d’avoir mis fin à cette institution multiséculaire qui avait survécu à toutes les réformes, au grand préjudice de l’économie nationale, en abolissant purement et simplement l’al wakf ahli en 1952 et les biens jusqu’ici considérés comme biens al wakfs devinrent aussitôt la propriété des bénéficiaires qui purent, dès lors, en disposer en toute liberté. Quant au al wakf khayri, soit les biens affectés aux œuvres pieuses, la loi de 1957 est venue en hâter la disparition. Une suppression encore plus radicale à l’égard du droit successoral traditionnel caractérisera le Code tunisien de 1959. Toutes ces réformes modernisatrices s’avérèrent, cinquante ans plus tard, peine perdue puisque, grâce à la machine à remonter le temps d’Ennahdha, nos vrais problèmes se résoudront désormais par le retour au passé
- L'économiste maghrébin
Pour expliquer cette « vénérable » institution d’al wakf, élevée par les thuriféraires du régime au rang d’un précepte religieux, commençons par voir de quoi elle retourne, son histoire, ses domaines d’application, et ce que cache la précipitation des uns et des autres pour la revivifier ? Cette loi serait-elle une façon de détourner le public de ses vrais problèmes ? Nous rendra-t-elle plus riches, plus forts et plus heureux qu’avant ? Nous assurera-telle la paix et la sécurité ?
L’histoire de certaines institutions musulmanes est inséparable de la politique générale des Omeyyades, dictée par la nécessité de préserver les structures administratives existant dans les provinces conquises. Ainsi la pratique de la première dynastie qui gouverna le monde musulman pendant 89 ans avait absorbé tout naturellement de nombreuses institutions d’origine étrangères. Citons comme un exemple parmi tant d’autres encore à découvrir, la charge administrative byzantine de prévôt des marchands, ou agoranomos, qui fut adoptée par le régime Omeyyade et se transforma sous les Abbassides, suite à l’islamisation des institutions, en une fonction religieuse, celle de la hisba, dont le titulaire était chargé de recommander le bien et de traquer le blâmable où qu’il se trouve. De même, cette partie importante du droit de propriété connue sous le nom d’al wakf, dérive largement du système byzantin des piae causae, institution originale, caractéristique de la nouvelle législation romano-chrétienne, qui créa tout un système juridique pour ajuster et garantir le plein exercice des pieuses institutions.
Pour mettre en conformité des modèles et des normes de droit étrangers, il fallait aux juristes musulmans un récit rapportant une parole ou un acte du prophète à ce sujet, faisant ainsi d’al wakf une institution authentiquement musulmane. Cette institution perpétuelle (en non pieuse comme on la traduit souvent) puisqu’il s’agit de mettre en état de retenue à perpétuité un bien et consacrer ses intérêts à une voie déterminée, n’est pas mentionnée dans le Coran mais, selon la pratique courante, ce sont les traditions qui constituent sa source principale. Une tradition veut en effet qu’Omar, le second des Califes Rashidûn, reçut une terre située à Khaybar. Il vint trouver le prophète et lui demanda des instructions au sujet de celle-ci. “ Ô envoyé de Dieu ”, lui dit-il, “je possède une terre à Khaybar et, jamais, je n’ai eu un bien qui me fut aussi précieux. Que dois-je en faire ? – Si tu veux bien”, répondit le prophète, “immobilise le fonds et fais l’aumône de ses produits ”. Omar fit aumône de cette terre, en stipulant qu’elle ne serait, ni vendue, ni achetée, ni héritée, ni donnée et que son produit serait destiné à la voie de Dieu, aux pauvres, aux proches, à l’affranchissement des esclaves, aux voyageurs en détresse et aux hôtes. Quant à l’administrateur d’al wakf, il fut autorisé à manger, selon le bon usage, du produit du fonds, à en nourrir un ami, en se préservant, en toute circonstance, de toute spéculation ou thésaurisation. L’al wakf, comme le statut personnel et l’héritage, font ainsi partie des institutions qui ont eu toujours, dans les consciences des musulmans, un caractère plus sacré et religieux que les autres questions juridiques. Il est alors naturel qu’un régime politique, qui entend consacrer le fait religieux dans la société, fasse de la constitution de ces biens de mainmorte, dont les revenus annuels sont groupés au bénéfice de certaines institutions ou associations, l’un des volets principaux de son projet politique.
D’où l’intérêt actuel de la part des islamistes pour la constitution d’une telle œuvre, dite d’utilité publique, qui leur profitera largement. Elle pourrait, en effet, assurer des revenus autonomes au personnel enseignant de nouvelles facultés religieuses, aux écoles coraniques, aux mosquées, aux étudiants en théologie, aux orphelinats, ou bien carrément financer la propagande partisane. Tous ces financements pourraient désormais provenir, pour une très large part, des profits tirés de la gestion de ces propriétés inviolables. C’est que dans sa version originelle, incessible et inaliénable, le bien al wakf échappe, en principe, à la loi du marché et à celle du prince. Encore faut-il que sa gestion soit précise, suffisamment définie, et ses dévolutaires, soigneusement désignés : dans le cas contraire, le flou autorise bien des déviations légalisées par d’habiles arguties juridiques. La multiplication des al wakfs permet aussi d’éviter une trop grande pesanteur de l’Etat, notamment pour le contrôle administratif et financier de ses sources de revenus. De plus, depuis l’établissement de la législation en matière d’al wakf par les juristes sunnites au XIXe siècle, toute modification est considérée comme une innovation blâmable bid’a au regard de la loi et par conséquent condamnée.
Les nombreux dysfonctionnements dus à des problèmes de gestion, avaient nécessité l’intervention des Etats modernisateurs des pays musulmans qui,tirant prétexte de l’état de délabrement dans lequel se trouvaient dans la majorité des cas ces biens, ainsi que l’irrationalité économique au regard des politiques étatiques, s’efforcèrent de faire rentrer celle-ci dans le droit commun. Ainsi ce furent exclusivement des raisons économiques qui avaient motivé l’abolition totale en 1949 en Syrie des revenus familiaux dépendant d’al wakf. Trois ans plus tard, la révolution égyptienne eut le mérite d’avoir mis fin à cette institution multiséculaire qui avait survécu à toutes les réformes, au grand préjudice de l’économie nationale, en abolissant purement et simplement l’al wakf ahli en 1952 et les biens jusqu’ici considérés comme biens al wakfs devinrent aussitôt la propriété des bénéficiaires qui purent, dès lors, en disposer en toute liberté. Quant au al wakf khayri, soit les biens affectés aux œuvres pieuses, la loi de 1957 est venue en hâter la disparition. Une suppression encore plus radicale à l’égard du droit successoral traditionnel caractérisera le Code tunisien de 1959. Toutes ces réformes modernisatrices s’avérèrent, cinquante ans plus tard, peine perdue puisque, grâce à la machine à remonter le temps d’Ennahdha, nos vrais problèmes se résoudront désormais par le retour au passé
- L'économiste maghrébin
Commentaire