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FRANCE:Du droit et du devoir des fonctionnaires de sortir de leur réserve

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  • FRANCE:Du droit et du devoir des fonctionnaires de sortir de leur réserve

    Auteur : Fabien Grandjean

    De quelque façon que l’on juge le contenu des textes des fonctionnaires que le pouvoir actuel vient de limoger pour violation du devoir de réserve, il convient de s’inquiéter de l’application de cette sanction en raison non du fond mais de la « forme » de propos tenus au titre de ce que Kant appelait il y a deux cents ans « l’usage public de la raison ».

    Ce philosophe qui, au sommet de sa gloire, eut lui-même maille à partir avec la censure pour avoir publié un ouvrage sur « la religion dans les limites de la simple raison » ou encore pour avoir salué l’événement de la Révolution française, avait opéré une distinction en la matière qu’il jugeait essentielle pour les libertés publiques et que nos censeurs feraient bien de méditer.

    Kant distinguait un usage privé et un usage public de la raison. L’usage privé est celui qu’un fonctionnaire fait en tant que tel, c’est-à-dire dans la fonction qu’il remplit. Dans ce cadre, soutient Kant, l’agent de l’Etat doit strictement restreindre l’emploi de sa raison aux devoirs et besoins de sa charge et le subordonner à son autorité de tutelle. L’usage public de la raison, en revanche, est celui que tout homme, fonctionnaire ou non, est en droit de faire en tant que savant devant un public qui lit. Cet usage, à la différence du précédent, est illimité ; il autorise notamment un fonctionnaire à critiquer les principes de l’autorité à laquelle il est, dans le cadre de ses fonctions, obligé d’obéir. « On jouit », alors, écrit Kant, d’une liberté sans bornes d’utiliser sa propre raison et de parler en son nom propre . »

    Avant de laisser la parole à Kant, rappelons que l’article 2 de la Déclaration de 1789 inclut dans les « droits naturels et imprescriptibles de l’Homme » celui, que Kant jugeait cependant dangereux, de résister à l’oppression — un droit dont les rédacteurs du premier projet de la Constitution de 1946, instruits de la pseudo-justification des fonctionnaires-collabos de Vichy, feront également le plus impérieux des devoirs : « Quand le Gouvernement viole les libertés et les droits garantis par la Constitution, la résistance sous toutes ses formes est le plus sacré des droits et le plus impérieux des devoirs. »
    « Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.

    La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une (de toute) direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement (par bonté) ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas, hors du parc ou ils les ont enfermés. Ils leur montrent les dangers qui les menacent, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors.[...] Il est donc difficile pour chaque individu séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui, nature. Il s’y est si bien complu, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé en faire l’essai. Institutions (préceptes) et formules, ces instruments mécaniques de l’usage de la parole ou plutôt d’un mauvais usage des dons naturels, (d’un mauvais usage raisonnable) voilà les grelots que l’on a attachés au pied d’une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait, ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux, ceux qui sont arrivés par leur propre travail de leur esprit à s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.

    Mais qu’un public s’éclaire lui-même, rentre davantage dans le domaine du possible, c’est même pour peu qu’on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on rencontrera toujours quelques hommes qui pensent de leur propre chef, parmi les tuteurs patentés (attitrés) de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la (leur) minorité, répandront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même. [...]

    Or, pour ces lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. Mais j’entends présentement crier de tous côtés : « Ne raisonnez pas » ! L’officier dit : Ne raisonnez pas, exécutez ! Le financier : (le percepteur) « Ne raisonnez pas, payez ! » Le prêtre : « Ne raisonnez pas, croyez : » (Il n’y a qu’un seul maître au monde qui dise « Raisonnez autant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez ! ») Il y a partout limitation de la liberté. Mais quelle limitation est contraire aux lumières ? Laquelle ne l’est pas, et, au contraire lui est avantageuse ? - Je réponds : l’usage public de notre propre raison doit toujours être libre, et lui seul peut amener les lumières parmi les hommes ; mais son usage privé peut être très sévèrement limité, sans pour cela empêcher sensiblement le progrès des lumières. J’entends par usage public de notre propre raison celui que l’on en fait comme savant devant l’ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu’on a le droit de faire de sa raison dans un poste civil ou une fonction déterminée qui vous sont confiés. Or il y a pour maintes affaires qui concourent à l’intérêt de la communauté un certain mécanisme qui est nécessaire et par le moyen duquel quelques membres de la communauté doivent se comporter passivement afin d’être tournés, par le gouvernement, grâce à une unanimité artificielle, vers des fins publiques ou du moins pour être empêchés de détruire ces fins. Là il n’est donc pas permis de raisonner ; il s’agit d’obéir. Mais, qu’une pièce (élément) de la machine se présente en même temps comme membre d’une communauté, et même de la société civile universelle, en qualité de savant, qui, en s’appuyant sur son propre entendement, s’adresse à un public par des écrits : il peut en tout cas raisonner, sans qu’en pâtissent les affaires auxquelles il est préposé partiellement en tant que membre passif. Il serait très dangereux qu’un officier à qui un ordre a été donné par son supérieur, voulût raisonner dans son service sur l’opportunité ou l’utilité de cet ordre ; il doit obéir. Mais si l’on veut être juste, il ne peut lui être défendu, en tant que savant, de faire des remarques sur les fautes en service de guerre et de les soumettre à son public pour qu’il les juge. Le citoyen ne peut refuser de payer les impôts qui lui sont assignés : même une critique impertinente de ces charges, s’il doit les supporter, peut être punie en tant que scandale (qui pourrait occasionner des désobéissances généralisées). Cette réserve faite, le même individu n’ira pas à l’encontre des devoirs d’un citoyen, s’il s’exprime comme savant, publiquement, sa façon de voir contre la maladresse ou même l’injustice de telles impositions. De même un prêtre est tenu de faire l’enseignement à des catéchumènes et à sa paroisse selon le symbole de l’Église qu’il sert, car il a été admis sous cette condition. Mais, en tant que savant, il a pleine liberté, et même plus : il a la mission de communiquer au public toutes ses pensées soigneusement pesées et bien intentionnées sur ce qu’il y a d’incorrect dans ce symbole et de lui soumettre ses projets en vue d’une meilleure organisation de la chose religieuse et ecclésiastique. En cela non plus il n’y a rien qui pourrait être porté à charge à sa conscience. Car ce qu’il enseigne par suite de ses fonctions, comme mandataire de l’Eglise, il le présente comme quelque chose au regard de quoi il n’a pas libre pouvoir d’enseigner selon son opinion personnelle, mais en tant qu’enseignement qu’il s’est engagé à professer au nom d’une autorité étrangère. »
    Emmanuel KANT (1724-1804), Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), traduction Piobetta (extraits).
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill
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