Les lecteurs francophones ont d’abord connu Avner Ben-Amos, professeur à l’université de Tel-Aviv, par ses travaux sur la signification politique des funérailles dans la France des xixe et xxe siècles1. Plus récemment, il s’est tourné vers l’histoire de l’État d’Israël, en s’attachant en particulier, dans une perspective critique à l’égard de la vision anhistorique portée par le projet sioniste, au rôle de l’éducation dans la construction de l’identité de ce pays. Nous l’avons interrogé sur la validité du terme « mensonge » pour désigner une telle construction.
Dès le début de votre livre, Israël. La fabrique de l’identité nationale, vous vous situez dans le prolongement de Benedict Anderson3 pour concevoir la nation comme une construction de l’imagination. Cela implique-t-il que l’étude de l’élaboration d’une identité nationale et des processus de légitimation d’un État-nation fait de votre travail d’historien un travail de décryptage et de dénonciation de mensonges ? Cette notion de mensonge vous paraît-elle pertinente pour décrire la construction d’une identité nationale par rapport à d’autres notions peut-être plus présentes dans votre œuvre, comme celles de fabrique, d’illusion, de fiction ou encore de mythe national ?
À mon sens, ces dernières notions sont en réalité mieux à même de définir ce qui se joue avec la construction d’une identité nationale et du récit qui la fonde. Ce récit (qui est l’œuvre des élites dans les cas allemand et russe, sans doute dans le cas français, et à coup sûr dans le cas sioniste) n’est pas le résultat d’un mensonge, d’une atteinte volontaire à la vérité en vue de tromper. Il résulte plutôt de choix, de tris des événements et des acteurs historiques, ou d’inflexions du jugement porté sur eux. En ce qui concerne le récit sioniste, il faut d’abord le comprendre dans son opposition au récit juif de l’histoire. Ce dernier est un récit théologique, qui raconte, de la création du monde à la venue du Messie, une histoire sans progrès, puisque le Messie peut arriver à n’importe quel moment, et une histoire cyclique, avec des événements qui se répètent – esclavage, libération, rédemption. Le sionisme a été créé contre cette idée théologique de l’histoire, c’est une révolte nationale engagée contre cette communauté théologique dans la seconde moitié du xixe siècle par des jeunes gens modernistes, laïcs, pour qui la solution du problème juif au xixe siècle (celui d’une diaspora confrontée à l’antisémitisme) était nationale, dans une vision dialectique de l’histoire, scandée par trois grands moments : les temps bibliques, la diaspora, l’État de Sion.
L’idée, au fond très simple, était d’appliquer au peuple juif le dispositif en passe de triompher en Europe, celui de la constitution d’États-nations. Cette idée impliquait le retour (dialectique) à ces temps bibliques où le peuple juif avait la souveraineté sur un territoire – Sion, Canaan, la Palestine –, pour rompre avec le temps de l’Exode, c’est-à-dire, dans cette perspective, le temps de la diaspora, de l’humiliation, de la non-souveraineté, du manque de volonté, de l’attente de l’action de Dieu et non des hommes. Le sionisme est d’abord, la chose est bien connue, un retour à l’histoire comme processus à l’intérieur duquel le peuple juif est appelé à sortir de sa passivité pour devenir agissant, et à l’histoire comme récit, le destin du peuple juif n’étant plus pensé en termes théologiques, mais en termes historiques.
Dans un deuxième temps, lorsque le sionisme a commencé à raconter sa propre histoire – et dans la mesure où cette histoire était dotée d’une intention : renforcer le dispositif nationaliste –, le récit sioniste que vous décrivez n’est-il pas devenu au moins mensonger par omission ? Et cela en particulier dans sa manière de faire silence sur la part des minorités – celles qui échappent à la norme de l’identité masculine, juive, ashkénaze – dans la construction de l’histoire d’Israël ? Ne pourrait-on pas « sauver » la notion de mensonge en réintroduisant l’idée d’intention, consciente, dans la reconfiguration à usage de légitimation politique ?
Ce n’est pas certain, parce que l’intention peut se résorber dans l’environnement mental et idéologique… Sur le terrain, dans la vie quotidienne, c’est la mentalité qui m’intéresse, en particulier le discours transmis à l’école, dès l’âge de trois ou quatre ans. Ce discours dit en substance : « Vous étiez ici en tant que peuple depuis l’âge biblique. Il est vrai que des Arabes vivent ici, mais ils ne sont pas un peuple – et ils ont besoin du progrès que nous allons amener avec nous, et nous allons nous faire accepter grâce à cela. » C’est ce discours qui a été transmis jusque dans les années 1970 et même un peu au-delà, après la conquête consécutive à la guerre des Six Jours. Et comme on savait bien qu’il y avait des Arabes qui n’acceptaient pas les Juifs, on faisait le tri entre les bons Arabes et les mauvais Arabes, entre ceux avec lesquels on pourrait vivre en paix et ceux contre lesquels il faudrait peut-être lutter. Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un mensonge.
Si on déplace le terrain vers un nationalisme que vous connaissez bien, le nationalisme français, peut-on considérer que la permanence de ce discours de l’État français – en dépit, par exemple, de tout ce que peuvent subir dans les consulats les étrangers qui veulent venir en France – est aujourd’hui mensongère ?
Ce mot de mensonge est trop simpliste, c’est pour cela que je résiste ! Je préfère construction, fabrication, invention, imaginaire… Dans la plupart des cas, les gens croient vraiment qu’ils détiennent et qu’ils disent la vérité.
À renoncer intégralement à la notion de mensonge, ne risque-t-on pas de devoir renoncer aussi à la notion de vérité ? Lorsque vous convoquez la notion de vérité, c’est toujours à propos de circonstances certes très dramatiques (par exemple le massacre de Deir Yassin), mais qui, en tant que circonstances précisément, sont ponctuelles, tandis que vous sortez le récit dans son ensemble de la problématique du mensonge et de la vérité.
Oui. Prenons l’exemple d’un historien sioniste assez célèbre, Ben-Zion Dinur : il n’a eu aucun mal à montrer, avec de nombreux documents à l’appui, qu’il y avait une continuité historique du peuple juif depuis les temps bibliques jusqu’au xxe siècle… Je considère pour ma part qu’il s’agit là non pas d’un mensonge, mais d’une interprétation historique erronée.
Mais vous vous situez ici de nouveau dans la problématique des faits et de leurs interprétations ; à un tel niveau de généralité, on ne qualifiera jamais une interprétation de mensongère. En revanche, si l’on revient à une définition plus précise de l’intention de tromper quelqu’un, il peut être question de mensonges.
Alors oui, il y a bien eu des mensonges, mais de façon locale, sur des points précis. Quand tel général de l’armée israélienne a dit qu’il n’y avait pas eu de massacres en 1948, c’était un mensonge. Mais cela ne m’intéresse pas, à la fois parce que c’est anecdotique et parce qu’il est trop simple de nier des massacres quand on est général et de dénoncer cette négation quand on est historien. Ce qui m’intéresse, c’est la justification, l’encadrement interprétatif d’un récit.
Les propos fondateurs du sionisme sur la continuité du peuple juif, une continuité fondée sur la culture et non sur la terre, ce sont des choses auxquelles on peut prêter foi ou non, mais aussi sur lesquelles on peut faire un travail de déformation à des fins politiques ou ne pas le faire… La notion de mensonge paraît donc opératoire.
Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le fait de nier tel ou tel événement, c’est le schéma explicatif de cette négation. Est-il mensonger ? J’ai une appréhension de l’histoire qui me fait penser que ce schéma explicatif est faux, mais cela ne veut pas dire pour moi que les sionistes mentent à proprement parler. Pour moi – et je suis en cela Marc Bloch –, l’historien n’est pas quelqu’un qui juge après coup, mais quelqu’un qui explique.
Prenons un autre cas que vous étudiez dans votre livre, celui du musée Palmah, dans la banlieue de Tel-Aviv. On pourrait avancer que le problème de ce musée, dont tous les objets sont inauthentiques et qui est donc une sorte de triomphe du factice et du dédoublement fictionnel de la réalité, ne réside pas dans ses détails mensongers – même si vous dites tout de même que les actualités y sont trafiquées –, mais plus globalement dans le rapport même du visiteur à l’histoire, rapport qui y est construit mensongèrement sur une fausse évidence : le fait de projeter le visiteur dans le rôle du héros repose sur l’idée qu’il y aurait une espèce d’empathie naturelle, fondée sur la permanence d’une essence identitaire, entre le visiteur et les acteurs du passé, entre les Israéliens d’aujourd’hui et les soldats de 1948. N’est-ce pas là que se situe plus essentiellement le mensonge, non pas dans le traitement du passé, mais dans l’articulation entre passé et présent ?
Nous revenons à la question de ce que nous pourrions appeler des résultats non intentionnels. En ce qui concerne les commémorations en général, nous savons bien que toute commémoration part du principe que nous et les hommes commémorés sommes les mêmes. Dans la perspective commémorative, non seulement nous et les révoltés du ghetto de Varsovie sommes les mêmes, mais encore les révoltés de Varsovie étaient tous sionistes… La perspective commémorative gomme les différences entre le passé et le présent, mais aussi à l’intérieur du passé, et même à l’intérieur du présent. La perspective historienne seule établit des différences, on peut même dire que c’est sa tâche, qu’il s’agisse de la fondation d’Israël, de la Révolution française ou de l’indépendance de l’Amérique. Commémorer, c’est autre chose que faire de l’histoire. Est-ce pour autant un mensonge ? Ce que je reproche au musée Palmah, c’est d’être à la fois historique et commémoratif – il n’est pas le seul, que l’on songe seulement au Musée impérial de la guerre à Londres.
Je reviens au problème de l’intention : lors des entretiens que j’ai réalisés avec les gens qui ont créé le musée, ceux-ci ont insisté sur leur volonté de maintenir manifeste la différence entre le récit fictif de ces dix jeunes gens auxquels les visiteurs sont appelés à s’identifier et dont l’histoire est racontée à la manière d’Hollywood, et les bandes d’actualités appelées en contrepoint à définir le contexte de leurs actions. Les conservateurs du musée disent avoir construit cette histoire à la Hollywood pour susciter l’intérêt des jeunes gens. Mais, pour ceux-ci, il est en réalité très difficile de faire la distinction entre fiction et non-fiction : à la sortie du musée, il y a un monument commémoratif, et les visiteurs cherchent les noms des héros fictifs sur la liste des victimes réelles de l’année 1948 parce qu’ils croient que ce qu’ils ont vu, c’est un film « vrai », un documentaire sur la réalité historique. Enfin, le récit que propose le musée Palmah est aussi un récit partiel : pas un mot n’y est dit sur le massacre de Deir Yassin, par exemple. Peut-être que cela revient à un mensonge.
Mais les créateurs du musée Palmah n’avaient pas l’intention d’en faire un musée historique : ils l’ont pensé comme un lieu pour éveiller l’intérêt des élèves avant qu’ils n’étudient historiquement 1948. On ne peut donc pas reprocher qu’il n’y ait pas toute la vérité factuelle ; ce que je reproche, c’est ce mélange et cette manipulation émotionnelle, propre à la fiction, pour placer les jeunes gens d’aujourd’hui dans la perspective de 1948. Mais, encore une fois, je ne crois pas que ce soit un mensonge. Je raconte dans mon livre comment ce musée traite de l’épisode de Lod et Ramla, villes arabes dont la population a été expulsée en 1948. Dans le film du musée Palmah, il y a un petit incident, un appel téléphonique de Ramla : quelqu’un demande à l’état-major ce qu’il faut faire des enfants et des femmes. Au bout de deux ou trois fois, on lui répond de faire ce qu’il croit devoir faire. Le créateur du musée m’a dit en substance : « Voilà : on a raconté ce qui s’est passé à Lod et Ramla. Voyez, on est même de gauche, on n’est pas négationnistes ! » Mais les étudiants ne comprennent pas cela du tout : ils ne comprennent même pas que ce sont des Arabes, l’épisode passe trop vite et, pour ces générations, Lod et Ramla sont des villes juives…
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Dès le début de votre livre, Israël. La fabrique de l’identité nationale, vous vous situez dans le prolongement de Benedict Anderson3 pour concevoir la nation comme une construction de l’imagination. Cela implique-t-il que l’étude de l’élaboration d’une identité nationale et des processus de légitimation d’un État-nation fait de votre travail d’historien un travail de décryptage et de dénonciation de mensonges ? Cette notion de mensonge vous paraît-elle pertinente pour décrire la construction d’une identité nationale par rapport à d’autres notions peut-être plus présentes dans votre œuvre, comme celles de fabrique, d’illusion, de fiction ou encore de mythe national ?
À mon sens, ces dernières notions sont en réalité mieux à même de définir ce qui se joue avec la construction d’une identité nationale et du récit qui la fonde. Ce récit (qui est l’œuvre des élites dans les cas allemand et russe, sans doute dans le cas français, et à coup sûr dans le cas sioniste) n’est pas le résultat d’un mensonge, d’une atteinte volontaire à la vérité en vue de tromper. Il résulte plutôt de choix, de tris des événements et des acteurs historiques, ou d’inflexions du jugement porté sur eux. En ce qui concerne le récit sioniste, il faut d’abord le comprendre dans son opposition au récit juif de l’histoire. Ce dernier est un récit théologique, qui raconte, de la création du monde à la venue du Messie, une histoire sans progrès, puisque le Messie peut arriver à n’importe quel moment, et une histoire cyclique, avec des événements qui se répètent – esclavage, libération, rédemption. Le sionisme a été créé contre cette idée théologique de l’histoire, c’est une révolte nationale engagée contre cette communauté théologique dans la seconde moitié du xixe siècle par des jeunes gens modernistes, laïcs, pour qui la solution du problème juif au xixe siècle (celui d’une diaspora confrontée à l’antisémitisme) était nationale, dans une vision dialectique de l’histoire, scandée par trois grands moments : les temps bibliques, la diaspora, l’État de Sion.
L’idée, au fond très simple, était d’appliquer au peuple juif le dispositif en passe de triompher en Europe, celui de la constitution d’États-nations. Cette idée impliquait le retour (dialectique) à ces temps bibliques où le peuple juif avait la souveraineté sur un territoire – Sion, Canaan, la Palestine –, pour rompre avec le temps de l’Exode, c’est-à-dire, dans cette perspective, le temps de la diaspora, de l’humiliation, de la non-souveraineté, du manque de volonté, de l’attente de l’action de Dieu et non des hommes. Le sionisme est d’abord, la chose est bien connue, un retour à l’histoire comme processus à l’intérieur duquel le peuple juif est appelé à sortir de sa passivité pour devenir agissant, et à l’histoire comme récit, le destin du peuple juif n’étant plus pensé en termes théologiques, mais en termes historiques.
Dans un deuxième temps, lorsque le sionisme a commencé à raconter sa propre histoire – et dans la mesure où cette histoire était dotée d’une intention : renforcer le dispositif nationaliste –, le récit sioniste que vous décrivez n’est-il pas devenu au moins mensonger par omission ? Et cela en particulier dans sa manière de faire silence sur la part des minorités – celles qui échappent à la norme de l’identité masculine, juive, ashkénaze – dans la construction de l’histoire d’Israël ? Ne pourrait-on pas « sauver » la notion de mensonge en réintroduisant l’idée d’intention, consciente, dans la reconfiguration à usage de légitimation politique ?
Ce n’est pas certain, parce que l’intention peut se résorber dans l’environnement mental et idéologique… Sur le terrain, dans la vie quotidienne, c’est la mentalité qui m’intéresse, en particulier le discours transmis à l’école, dès l’âge de trois ou quatre ans. Ce discours dit en substance : « Vous étiez ici en tant que peuple depuis l’âge biblique. Il est vrai que des Arabes vivent ici, mais ils ne sont pas un peuple – et ils ont besoin du progrès que nous allons amener avec nous, et nous allons nous faire accepter grâce à cela. » C’est ce discours qui a été transmis jusque dans les années 1970 et même un peu au-delà, après la conquête consécutive à la guerre des Six Jours. Et comme on savait bien qu’il y avait des Arabes qui n’acceptaient pas les Juifs, on faisait le tri entre les bons Arabes et les mauvais Arabes, entre ceux avec lesquels on pourrait vivre en paix et ceux contre lesquels il faudrait peut-être lutter. Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’un mensonge.
Si on déplace le terrain vers un nationalisme que vous connaissez bien, le nationalisme français, peut-on considérer que la permanence de ce discours de l’État français – en dépit, par exemple, de tout ce que peuvent subir dans les consulats les étrangers qui veulent venir en France – est aujourd’hui mensongère ?
Ce mot de mensonge est trop simpliste, c’est pour cela que je résiste ! Je préfère construction, fabrication, invention, imaginaire… Dans la plupart des cas, les gens croient vraiment qu’ils détiennent et qu’ils disent la vérité.
À renoncer intégralement à la notion de mensonge, ne risque-t-on pas de devoir renoncer aussi à la notion de vérité ? Lorsque vous convoquez la notion de vérité, c’est toujours à propos de circonstances certes très dramatiques (par exemple le massacre de Deir Yassin), mais qui, en tant que circonstances précisément, sont ponctuelles, tandis que vous sortez le récit dans son ensemble de la problématique du mensonge et de la vérité.
Oui. Prenons l’exemple d’un historien sioniste assez célèbre, Ben-Zion Dinur : il n’a eu aucun mal à montrer, avec de nombreux documents à l’appui, qu’il y avait une continuité historique du peuple juif depuis les temps bibliques jusqu’au xxe siècle… Je considère pour ma part qu’il s’agit là non pas d’un mensonge, mais d’une interprétation historique erronée.
Mais vous vous situez ici de nouveau dans la problématique des faits et de leurs interprétations ; à un tel niveau de généralité, on ne qualifiera jamais une interprétation de mensongère. En revanche, si l’on revient à une définition plus précise de l’intention de tromper quelqu’un, il peut être question de mensonges.
Alors oui, il y a bien eu des mensonges, mais de façon locale, sur des points précis. Quand tel général de l’armée israélienne a dit qu’il n’y avait pas eu de massacres en 1948, c’était un mensonge. Mais cela ne m’intéresse pas, à la fois parce que c’est anecdotique et parce qu’il est trop simple de nier des massacres quand on est général et de dénoncer cette négation quand on est historien. Ce qui m’intéresse, c’est la justification, l’encadrement interprétatif d’un récit.
Les propos fondateurs du sionisme sur la continuité du peuple juif, une continuité fondée sur la culture et non sur la terre, ce sont des choses auxquelles on peut prêter foi ou non, mais aussi sur lesquelles on peut faire un travail de déformation à des fins politiques ou ne pas le faire… La notion de mensonge paraît donc opératoire.
Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le fait de nier tel ou tel événement, c’est le schéma explicatif de cette négation. Est-il mensonger ? J’ai une appréhension de l’histoire qui me fait penser que ce schéma explicatif est faux, mais cela ne veut pas dire pour moi que les sionistes mentent à proprement parler. Pour moi – et je suis en cela Marc Bloch –, l’historien n’est pas quelqu’un qui juge après coup, mais quelqu’un qui explique.
Prenons un autre cas que vous étudiez dans votre livre, celui du musée Palmah, dans la banlieue de Tel-Aviv. On pourrait avancer que le problème de ce musée, dont tous les objets sont inauthentiques et qui est donc une sorte de triomphe du factice et du dédoublement fictionnel de la réalité, ne réside pas dans ses détails mensongers – même si vous dites tout de même que les actualités y sont trafiquées –, mais plus globalement dans le rapport même du visiteur à l’histoire, rapport qui y est construit mensongèrement sur une fausse évidence : le fait de projeter le visiteur dans le rôle du héros repose sur l’idée qu’il y aurait une espèce d’empathie naturelle, fondée sur la permanence d’une essence identitaire, entre le visiteur et les acteurs du passé, entre les Israéliens d’aujourd’hui et les soldats de 1948. N’est-ce pas là que se situe plus essentiellement le mensonge, non pas dans le traitement du passé, mais dans l’articulation entre passé et présent ?
Nous revenons à la question de ce que nous pourrions appeler des résultats non intentionnels. En ce qui concerne les commémorations en général, nous savons bien que toute commémoration part du principe que nous et les hommes commémorés sommes les mêmes. Dans la perspective commémorative, non seulement nous et les révoltés du ghetto de Varsovie sommes les mêmes, mais encore les révoltés de Varsovie étaient tous sionistes… La perspective commémorative gomme les différences entre le passé et le présent, mais aussi à l’intérieur du passé, et même à l’intérieur du présent. La perspective historienne seule établit des différences, on peut même dire que c’est sa tâche, qu’il s’agisse de la fondation d’Israël, de la Révolution française ou de l’indépendance de l’Amérique. Commémorer, c’est autre chose que faire de l’histoire. Est-ce pour autant un mensonge ? Ce que je reproche au musée Palmah, c’est d’être à la fois historique et commémoratif – il n’est pas le seul, que l’on songe seulement au Musée impérial de la guerre à Londres.
Je reviens au problème de l’intention : lors des entretiens que j’ai réalisés avec les gens qui ont créé le musée, ceux-ci ont insisté sur leur volonté de maintenir manifeste la différence entre le récit fictif de ces dix jeunes gens auxquels les visiteurs sont appelés à s’identifier et dont l’histoire est racontée à la manière d’Hollywood, et les bandes d’actualités appelées en contrepoint à définir le contexte de leurs actions. Les conservateurs du musée disent avoir construit cette histoire à la Hollywood pour susciter l’intérêt des jeunes gens. Mais, pour ceux-ci, il est en réalité très difficile de faire la distinction entre fiction et non-fiction : à la sortie du musée, il y a un monument commémoratif, et les visiteurs cherchent les noms des héros fictifs sur la liste des victimes réelles de l’année 1948 parce qu’ils croient que ce qu’ils ont vu, c’est un film « vrai », un documentaire sur la réalité historique. Enfin, le récit que propose le musée Palmah est aussi un récit partiel : pas un mot n’y est dit sur le massacre de Deir Yassin, par exemple. Peut-être que cela revient à un mensonge.
Mais les créateurs du musée Palmah n’avaient pas l’intention d’en faire un musée historique : ils l’ont pensé comme un lieu pour éveiller l’intérêt des élèves avant qu’ils n’étudient historiquement 1948. On ne peut donc pas reprocher qu’il n’y ait pas toute la vérité factuelle ; ce que je reproche, c’est ce mélange et cette manipulation émotionnelle, propre à la fiction, pour placer les jeunes gens d’aujourd’hui dans la perspective de 1948. Mais, encore une fois, je ne crois pas que ce soit un mensonge. Je raconte dans mon livre comment ce musée traite de l’épisode de Lod et Ramla, villes arabes dont la population a été expulsée en 1948. Dans le film du musée Palmah, il y a un petit incident, un appel téléphonique de Ramla : quelqu’un demande à l’état-major ce qu’il faut faire des enfants et des femmes. Au bout de deux ou trois fois, on lui répond de faire ce qu’il croit devoir faire. Le créateur du musée m’a dit en substance : « Voilà : on a raconté ce qui s’est passé à Lod et Ramla. Voyez, on est même de gauche, on n’est pas négationnistes ! » Mais les étudiants ne comprennent pas cela du tout : ils ne comprennent même pas que ce sont des Arabes, l’épisode passe trop vite et, pour ces générations, Lod et Ramla sont des villes juives…
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