Annonce

Réduire
Aucune annonce.

L'entretien entre Michel Houellebecq et Michel Onfray.

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • L'entretien entre Michel Houellebecq et Michel Onfray.


    Note de l'éditeur : deux passages du dialogue ont été masqués, et toutes les lettres qui les composent ont été remplacées par des X. Il s'agit de propos auxquels Michel Houellebecq a préféré renoncer.


    Michel Onfray : « Je regarde de toutes parts et je ne vois partout qu’obscurité. » C’est par cette citation des Pensées de Blaise Pascal, cher Michel, que vous commencez votre texte politique le plus récent, qui a été publié l’an dernier dans Le Point. Or, il se fait que je vois dans cette phrase la quintessence de votre pensée.

    Car je crois, si vous me permettez, qu’il y a une « pensée Houellebecq ». Une pensée à laquelle j’adhère absolument, d’ailleurs, n’ayant rien à redire à tout ce que vous avez pu écrire sur la civilisation. Et donc, j’aimerais bien reprendre avec vous quelques-unes des remarques que vous avez faites sur cette question. Et je commencerai par vous interroger sur l’effondrement de la France, qui pour vous est une évidence.


    Michel Houellebecq : Une évidence, oui, mais pas seulement pour moi. Et c’est ça qui me stupéfie, avant tout. La France ne décline pas davantage que les autres pays européens, mais elle a une conscience exceptionnellement élevée de son propre déclin. Dans le texte du Point auquel vous faites allusion, je parle presque uniquement de démographie. Or, sur le plan démographique, notre pays n’est pas celui qui décline le plus. Si l’on considère l’indice synthétique de fécondité, c’est-à-dire le nombre d’enfants par femme, les nations les plus mal classées de notre continent sont celles d’Europe du Sud : le Portugal et la Grèce à 1,4, l’Espagne et l’Italie à 1,3. Alors que la France est à 1,8. Ça fait une grosse différence.

    Ce n’est pas un déclin seulement français que nous vivons. Ce n’est même pas un déclin seulement occidental, l’effondrement démographique le plus brutal se produit dans certains pays asiatiques, qu’en général on admire pour leur compétitivité et leur avance technologique. Le Japon est déjà très bas avec 1,3, mais la Corée atteint le chiffre effarant de 0,9. C’est d’autant plus dramatique que ces nations refusent toute forme d’immigration. Si rien ne se passe, elles vont disparaître, et dans un futur pas très éloigné. Si rien ne se passe, dans moins d’un siècle, les Coréens auront été rayés de la surface de la planète, la Chine sera peu peuplée, Hong Kong sera un désert et il ne restera plus que quelques très vieux Japonais.

    Bref, le déclin n’est pas uniquement, ni même principalement, lié à la chute du christianisme. C’est la modernité en elle-même qui génère sa propre destruction. C’est très troublant. J’ai été impressionné par Nietzsche quand j’étais jeune, je crois même que c’est ma première lecture philosophique. Enfin non, Pascal l’a précédé, mais Nietzsche a été le second. Eh bien, on est aujourd’hui face à un phénomène dont le nihilisme européen annoncé par Nietzsche ne suffit clairement pas à rendre compte.




    Michel Onfray : Un grand penseur de la démographie, Pierre Chaunu (1), dont on ne parle plus parce qu’il était contre l’avortement, a dit sur la contraception des choses qu’on n’avait pas envie d’entendre à l’époque. Mais il y avait chez lui une théorie de l’Histoire très intéressante, chrétienne, inspirée de Bossuet, qui voyait les civilisations comme des êtres vivants.

    Comme Chaunu, je pense que la maîtrise de la fertilité, c’est-à-dire l’apparition de la contraception, puis la légalisation de l’avortement, auxquels je suis favorable, contrairement à lui, ont fait que la procréation est devenue dans les pays riches une affaire de volonté. Ailleurs, on fait des enfants parce qu’on n’a pas le choix. Mais chez nous, le progrès technologique a corrélé démographie et volonté. Quand la volonté s’épuise dans une civilisation, il y a fatalement moins d’enfants. Pour des raisons que vous signalez d’ailleurs de façon géniale dans vos livres : l’individualisme, l’hédonisme, le narcissisme. Quand on a de l’argent, on veut le dépenser pour soi. On veut mener une vie personnellement épanouie et on se dit qu’un enfant, ça suffira. Résultat, les grandes familles sont aujourd’hui l’apanage des catholiques, des musulmans et des juifs pratiquants, inspirés par des monothéismes qui pensent que l’enfant est un cadeau de Dieu. C’est la formule de la Genèse : « Croissez et multipliez-vous. » Voilà pourquoi j’ai plutôt tendance à ramener le problème à la religion, à la religion qui s’effondre.




    Michel Houellebecq : Oui, mais il faut bien expliquer le phénomène pour les pays asiatiques. Le Japon a été, sur le plan technologique, le pays le plus évolué en Asie pendant pas mal de temps. Et c’est au Japon, et non dans un pays chrétien, qu’est apparue pour la première fois dans l’histoire de l’humanité la possibilité de se réfugier dans un monde virtuel, de cesser tout contact réel avec les autres, ce qui finit par empêcher toute sexualité. Or, la sexualité reste encore le moyen le plus répandu de faire des enfants…


    Michel Onfray :Il y a une discipline qui peut nous aider, c’est la géographie. Le Japon est une île, qui n’est pas habitable partout. Une prolifération d’humains vit dans un espace extrêmement réduit et à un moment donné, pour le coup, il faut faire de l’éthologie. Cette discipline nous dit que quand on est trop nombreux, cela s’arrête. Il y a une espèce d’homéostasie de la nature. Le très beau film d’Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique (2), montrait cela très bien, avec des rats de laboratoire dans des espaces confinés et des chercheurs qui y produisaient de l’agressivité. La démographie repose aussi sur ces types de phénomènes. Regardez comme la qualité du sperme humain s’est modifiée. Certes, cela s’explique en partie par notre alimentation. Mais je pense que quand on oublie la nature, comme on évince la nature, quand on se place dans de pures logiques de culture, alors le corps oublie lui aussi qu’il est dominé par les logiques vitalistes. C’est pour cela que votre souci de la démographie m’intéresse. Parce qu’on n’en parle jamais. Alors que l’effondrement des empires s’explique notamment par la démographie. Quand on aborde la question de la chute de Rome, il y a la question de la quantité.

    Michel Houellebecq : Mais alors, pourquoi pensez-vous que la prochaine civilisation sera transhumaniste et pas islamiste ? L’islamisme a justement la quantité pour lui, contrairement au transhumanisme.

    Michel Onfray :S’il y a une quantité d’imbéciles, ça ne donnera rien de durable. Il faut aussi une minorité de gens intelligents pour faire une civilisation. Regardez le XVIIe siècle français et le nombre de ses génies : La Fontaine, Racine, Molière, Boileau, La Bruyère, Corneille, etc.

    Et aujourd’hui, tout le monde utilise les voitures, le téléphone, l’électricité, la réfrigération, Internet, qui sont autant d’inventions occidentales dues à des minorités agissantes plutôt qu’à des majorités silencieuses, plus à des qualités qu’à des quantités. Au XXIe siècle, ces minorités se trouvent sur la côte californienne et en Chine, et travaillent à l’instauration future du transhumanisme. Raison pour laquelle je pense que quelqu’un comme Elon Musk (3) est un personnage qui comptera pour la suite de la civilisation, qui sera planétaire et finira d’ailleurs par quitter la planète.

    Quand Musk lance sa start-up Neuralink, pour développer dans le plus grand secret des implants cérébraux, il est à l’avant-garde du transhumanisme. Quand il lance son entreprise de vols spatiaux SpaceX, il prépare la possibilité de vivre un jour loin de la Terre. Ces projets se jouent avec une poignée de gens. Voilà pourquoi je pense que l’avenir de la civilisation ne se fera pas avec les islamistes, même si, effectivement, ils souhaitent détruire l’Occident grâce à la quantité. Le futur se fera avec la qualité de ce qui reste d’un Occident qui est un peu la queue de l’Europe.

    Michel Houellebecq : J’ai du mal à y croire. Vous dites que le christianisme est foutu et je pense le plus souvent que vous avez raison. Mais si le christianisme est foutu, l’Occident est foutu. Il a permis, engendré la civilisation chrétienne, c’est très beau, je le félicite sincèrement, mais il ne produira rien d’autre. Il n’aura pas de seconde chance. Et je mets tout l’Occident dans le même panier, y compris les États-Unis. Quand je suis allé en Californie, je n’ai pas eu l’impression d’une civilisation différente de l’Europe. Comme nous, ils ont été marqués par le christianisme, ils croient dorénavant à la science, ils sont hédonistes et leur appétit de biens matériels est très grand.

    Michel Onfray : J’ai constaté ça aussi quand je m’y suis rendu. C’est la civilisation européenne dans ce qu’elle a de pire. Baudrillard (4) a écrit de très belles pages sur cette Amérique. Mais la Californie, c’est aussi un point de tuilage. Il y a quelque chose d’autre qui s’y prépare. On ne le voit pas trop, cela n’est pas très visible. Sauf que c’est partout. Regardez Pap Ndiaye, notre ministre de l’Éducation nationale, qui a été formé aux États-Unis et qui incarne parfaitement ce qui s’y passe en faisant recruter les enseignants français en vingt minutes… Pour lui, il ne s’agit plus d’apprendre aux écoliers à lire, écrire, compter et penser, il faut les préparer à être malléables pour devenir des consuméristes planétaires. Et pour nous faire gober cela, on nous prend par les sentiments.

    Si, par exemple, vous avez des parents âgés qui ont la maladie d’Alzheimer, on vous dit : « Vous n’allez tout de même pas vouloir les laisser dans cet état. Bientôt, on pourra leur redonner artificiellement de la mémoire, on est déjà capable de le faire avec des animaux, qui se souviennent de choses qu’ils n’ont pas vécues. » Je pense que le transhumanisme avance ainsi, même pas masqué, puisque quiconque regarde vraiment les choses les voit avancer. Je pense qu’en Chine, c’est exactement pareil. Ils ne sont pas retenus par la morale et je ne serais pas étonné qu’un jour, on découvre que le clonage y est déjà très avancé.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2

    Michel Houellebecq : Je serais étonné, pour ma part. Car la Chine a du mal à produire des choses vraiment innovantes, en réalité. Il est difficile de maintenir un niveau de créativité suffisant dans un pays totalitaire, les gens y deviennent naturellement stupides et peu imaginatifs. C’est ça, le gros atout des États-Unis. Par ailleurs, la Chine est en plein déclin démographique. Ils ont utilisé des moyens franchement coercitifs pour limiter les naissances et ils ont réussi, c’était difficile. Mais, pour faire repartir leur démographie, ce sera encore bien plus ardu, peut-être même impossible. La seule chose, bizarrement, qui semble un peu marcher – et encore, pas toujours, en Russie, c’est retombé à 1,5 – ce sont les incitations financières.

    Michel Onfray :Si on permet à l’un des deux dans un couple de ne pas travailler pour éduquer les enfants, si on lui dit « vous allez être payé pour ça », cela peut fonctionner.

    La démographie n’est pas juste un phénomène de la nature, je vous l’accorde. En revanche, je ne partage pas votre point de vue sur la Chine, qui est, me semble-t-il, assez comparable aux États-Unis. Dans les deux cas, c’est le marché qui fait la loi. Donc, c’est plus facile d’y avancer sur le terrain du transhumanisme. Si vous avez des crédits de recherche illimités et si vous proposez à une élite d’apparatchiks de mener la grande vie, ces gens-là peuvent faire des pas de géant, dans la plus grande discrétion, même s’ils ne sont pas exactement discrets quand ils viennent à Paris, où ils achètent des produits de luxe, boivent de grands vins, mangent du foie gras et du caviar ou je ne sais quoi. Mais pour revenir à leur puissance technologique, je me souviens que, peu de temps avant de mourir, le professeur Montagnier (5) avait avancé une hypothèse selon laquelle le Covid serait un artefact mis au point dans un laboratoire à Wuhan. Je ne suis pas habilité à dire si c’est vrai ou si c’est faux, mais je sais qu’un prix Nobel de médecine a tenu des propos qui méritent qu’on s’y intéresse et qui laissent penser que les Chinois sont à l’avant-garde des biotechnologies. Si bien qu’il ne serait pas surprenant qu’un jour, Pékin annonce la sortie d’une chimère, d’un mélange d’animal et d’humain. Peut-être même existe-t-elle déjà et attendent-ils que nous soyons prêts à l’accepter moralement. Ce qui ne saurait tarder.

    Michel Houellebecq : Vous abordez un point délicat. Parce que du point de vue moral, au départ, je ne crois pas qu’on puisse sérieusement s’opposer à la recherche médicale. J’ai moi-même toujours été passablement ambigu sur ce sujet. On a pu trouver notamment que Les Particules élémentaires étaient équivoques. Lors de la sortie du livre, je me souviens d’avoir participé à un débat public durant lequel j’étais accusé d’eugénisme et de nazisme, c’était pénible. J’ai été sauvé par un handicapé, qui s’est levé pour me soutenir en bredouillant, le pauvre avait du mal à parler : « Moi, je suis pour la recherche génétique… » Les écolo-gauchistes présents dans la salle ont immédiatement fermé leur gueule. Qu’est-ce qu’on peut objecter à la recherche d’un traitement pour une maladie génétique orpheline bien dégueulasse ? Mais voilà, la question se pose tout de suite : où est-ce qu’on s’arrête ?

    Je suis d’autant plus ambigu que je n’ai pas le culte de la nature. Je pense incidemment qu’on ne peut pas trouver intellectuellement plus opposé que moi aux écologistes français. C’est vraiment la lie de l’humanité. Ils ont tort sur tout, c’est fascinant. On peut se demander s’ils ne sont pas lancés en ce moment dans le concours du maire écologiste le plus nul ; ça risque d’être serré.

    Bon, parlons de choses sérieuses, j’ai du mal à m’opposer frontalement au transhumanisme. À ce sujet, je vous conseille la lecture d’un auteur américain de science-fiction, Norman Spinrad. Il déteste son pays et vit à Paris. Il a écrit à la fin des années 60 Jack Barron et l’éternité (6). L’histoire : on a trouvé le moyen d’être immortel, sauf que ça coûte extrêmement cher. Si bien qu’une situation d’inégalité suprême est atteinte. Les hommes ont toujours dit « nous sommes égaux devant la mort » et se sont souvent consolés avec l’idée. Ce n’est plus le cas. Il est intéressant de voir à quel point des enjeux de société qui commencent à apparaître seulement maintenant ont déjà été posés il y a cinquante ans par la littérature d’anticipation.

    Michel Onfray : Je connais mal cette littérature. Cela dit, j’ai lu au collège Le Meilleur des mondes (7) d’Aldous Huxley, dont je gardais un souvenir un peu lointain, et que j’ai relu récemment. J’ai été stupéfait par ce qui s’y trouve raconté. C’est incroyable. Je pense que notre époque, c’est le meilleur des mondes.

    Michel Houellebecq : Huxley avait un frère aîné, Julian, le premier directeur de l’Unesco. C’était un scientifique fort compétent, qui, contrairement à son frère, un opposant au fond très ambigu, aspirait clairement au « meilleur des mondes », à un monde eugéniste. Par ailleurs, il est important de noter que le « meilleur des mondes » pourrait être un moyen efficace de lutter contre la dénatalité ; c’est peut-être même le seul. Je rappelle quelques principes de l’organisation sociale mise en place : tous les enfants naissent par procréation artificielle et sont pris en charge dès leur naissance par un organisme d’État, où ils sont élevés jusqu’à l’âge adulte. On pourrait qualifier Julian Huxley d’« eugéniste de gauche », terme qu’on ne peut plus guère comprendre aujourd’hui, puisque dès que vous parlez d’eugénisme, on vous renvoie directement à Hitler.

    Michel Onfray : C’est hélas vrai. Ce qu’on ne dit jamais, c’est que Condorcet a inventé l’eugénisme en 1795, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (8). Et c’est une pensée qu’on trouve aussi chez Maupertuis (9). Mais évidemment, on laisse tout ça de côté. On préfère oublier que les philosophes des Lumières voulaient un homme nouveau et l’amélioration de la race. Prenez Émile (10) de Rousseau, c’est une pédagogie très autoritaire, très étatique. Bref, l’eugénisme est un produit des Lumières.

    On peut d’ailleurs s’interroger sur la présence du mot « socialisme » dans national-socialisme… Mais pour revenir à votre œuvre, qui n’a évidemment rien de nazi, vous avez dit des choses très fortes sur la question de la réification du vivant, notamment avec vos positions sur l’euthanasie. Le vivant est en train de devenir une variable d’ajustement, que certains voudraient gérer comme on gère un stock. Dans plusieurs pays supposés avancés, on loue des utérus, on achète des ovocytes et des spermatozoïdes, il y a des trafics d’organes. Et le comble du progressisme, ce serait de défendre ça ? J’y vois, pour ma part, le signe de l’effondrement de la civilisation !

    Michel Houellebecq : L’euthanasie, je sens que c’est un sujet sur lequel il va falloir que je m’exprime prochainement dans les médias. Vu tout ce que j’ai déjà dit, vu le projet de loi en préparation, je suis quasiment obligé d’y aller. Ce qui me déprime, car c’est un combat perdu d’avance. Je sais que ça va me tomber dessus et que je vais perdre.

    Michel Onfray : Comment le défendez-vous, ce point de vue ?

    Michel Houellebecq : Tout d’abord, je suis persuadé que l’écrasante majorité des gens qui se déclarent en faveur de l’euthanasie ne veulent tout simplement pas mourir dans d’atroces souffrances. Or, aujourd’hui, il y a des médicaments qui permettent d’éviter cela. Déjà, la morphine, qui marche pas mal. Mais elle a plus de 200 ans et, depuis, des dérivés beaucoup plus puissants ont été découverts. La douleur est devenue un faux problème. On ne le dit pas assez, c’est en partie la faute de certains médecins, de plus en plus rares heureusement, qui n’ont pas encore compris que leur métier n’est pas uniquement de guérir, mais de soulager les souffrances. Mon second argument, c’est le scandale du concept de « mourir dans la dignité ». Ça veut dire que refuser l’euthanasie, accepter de se montrer physiquement diminué, ça manque quand même un peu de dignité. Je trouve répugnant de suggérer une telle chose.

    Michel Onfray :Mais votre point de rupture n’est-il pas atteint ? L’euthanasie est déjà possible dans des pays voisins du nôtre…

    Michel Houellebecq : On n’arrêtera pas à la frontière, qui d’ailleurs n’existe pas, les gens qui veulent aller mourir dans une clinique spécialisée en Belgique. Quand on veut mourir, on meurt. Mais je ne veux pas que le gouvernement de mon pays l’accepte. Et je ne suis pas rigoriste en matière d’éthique médicale. Par exemple, intervenir directement sur le code génétique, travailler le noyau d’une cellule pour éliminer un dysfonctionnement, je n’y mets aucune opposition sérieuse. J’ai de bons amis réactionnaires qui, en revanche, y sont farouchement opposés, parce que pour eux, la nature est une création divine, une sorte de sanctuaire. Je ne partage pas ce point de vue. Déjà parce que je ne suis pas du tout sûr de croire en Dieu. Ensuite parce que je refuse la religion des écologistes, la divinisation de la nature. Moi, la nature, je ne l’aime pas tellement.

    Michel Onfray : Si vous permettez, je vais répondre à vos remarques sur l’euthanasie. Mais je ne vais pas parler à partir de ma bibliothèque, mais à partir de mon existence. En 2013, j’ai aidé ma compagne de trente-sept années de vie commune à mourir et, donc, à accéder à l’euthanasie. Concrètement, elle a eu un cancer qui a duré un peu plus d’une décennie, avec des chimiothérapies non-stop pendant sept ans. Un jour, on m’a annoncé qu’il lui restait quelques semaines à vivre. Vous avez parlé de la douleur physique. Marie-Claude n’a pas eu beaucoup de douleurs physiques.

    Et puis, vous avez raison, on a aujourd’hui toute une batterie d’antalgiques qui permettent de composer avec la douleur, notamment avec celle liée aux chimiothérapies. Je suis assez admiratif de ces médicaments-là. Mais il y a aussi la douleur psychique, dont vous ne parlez pas et que je trouve terrible. Quand vous dites à quelqu’un qu’il lui reste quatre semaines à vivre, il n’y a pas de médicament pour empêcher la souffrance qu’il va éprouver. Pendant un mois, j’ai invité à la maison les gens que Marie-Claude aimait, pour des déjeuners, des dîners. Ils ne savaient pas qu’elle allait mourir. Elle non plus. Moi, oui. Je ne vais pas dire que ma douleur psychique était insupportable, mais j’imagine l’angoisse de quelqu’un qui sait que c’est lui qui, dans un mois, ne sera plus là. Bien sûr, dans l’absolu, nous savons tous que nous allons mourir, nous avons Pascal en commun, vous et moi.

    Mais celui qui sait que la date de sa mort est très proche, ce n’est pas du tout la même chose. Sauf avec l’aide d’un recours spirituel du genre « il y a une vie après la mort, je vais retrouver les morts que j’ai aimés », c’est effrayant. L’euthanasie ne soulage pas de la souffrance physique, mais de la souffrance psychique. La question de la dignité, c’est pareil, il faut l’entendre de manière particulière. Ça ne veut pas dire : « Vous avez vu dans quel état vous êtes avec des tuyaux partout, vous faites quarante kilos, vous êtes dans vos excréments, vous vomissez, vous êtes indigne. » Personne ne pense que le corps d’un malade est indigne. Non, ce qui est indigne, c’est que devant cette souffrance, nous disions : « Tu vas vivre cette souffrance parce qu’elle a, comme disent les catholiques, un pouvoir salvifique. Elle te sauve. » Or, parmi ceux qui s’opposent à l’euthanasie et qui font l’éloge des soins palliatifs, il y a non seulement l’Église, mais aussi un autre type d’églises, néo-freudiennes celles-là, qui expliquent qu’il va falloir « lâcher prise » et « faire son deuil », des expressions d’une grande sottise. Car je peux vous dire que quand Marie-Claude est décédée, j’ai bien compris qu’il n’y aurait jamais de lâcher-prise et que je ne ferais jamais mon deuil, puisque c’est le deuil qui m’a fait, ce qui n’est pas exactement la même chose.

    Dans ces situations, l’indignité n’est pas dans le corps agonisant, elle est chez celui qui laisse le corps souffrant souffrir. Vous connaissez cette phrase de Kafka à son médecin : « Si vous ne me tuez pas, vous êtes un criminel. » Or, ce que disent Marie de Hennezel (11) et les gens qui portent la cause des soins palliatifs, ce sont des injonctions comme : « Vous étiez fâché avec vos enfants, avec votre ex-mari ou votre première femme, ou je ne sais quoi, alors prenez le temps de vous voir et réconciliez-vous ! » C’est ça que je trouve un peu indigne. Car, quand on agonise, la question du suicide, la vieille question romaine, la question des stoïciens qui se demandaient « que faire quand la pièce est envahie par la fumée ? » se pose en priorité. Et moi, je pense qu’on doit pouvoir dire : « J’ai envie de quitter la pièce, aidez-moi ! »
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

    Commentaire


    • #3

      Michel Houellebecq : Je ne suis pas fan des stoïciens, mais j’ai une grande admiration pour Épicure. Il est vrai que quand nous sommes, la mort n’est pas, et quand la mort est nous ne sommes plus. Nous n’entrerons jamais en contact avec la mort, il n’y a donc aucune raison de la craindre. Je trouve le raisonnement parfait. J’espère qu’il fonctionnerait encore sur moi si l’on m’annonçait que je n’ai plus qu’un mois à vivre.

      Michel Onfray : Épicure m’a beaucoup aidé quand Marie-Claude est morte. Que dit-il ? Si la mort est là, je n’y suis pas. Si je suis là, la mort n’y est pas. Autrement dit, la mort, c’est surtout l’idée de la mort. Raison pour laquelle il faut rompre avec l’hypocrisie qui entoure la fin de vie. Car on sait très bien que des toubibs pratiquent l’euthanasie discrètement, secrètement, sans forcément mettre la famille dans l’embarras. Et vous disent : « Bah oui, on pratique ça au quotidien, sans les autorisations. » Très bien, mais ça ouvre la voie à des soignants pervers, des tordus, dont on a vu qu’ils ressentaient une certaine jouissance à infliger la mort. Voilà pourquoi je pense qu’un débat, un vrai débat, s’impose pour une réglementation.

      Michel Houellebecq : Ma culture philosophique est loin d’égaler la vôtre, et c’est un euphémisme, mais il me semble que Kant a beaucoup écrit sur la dignité et qu’il n’imaginait pas une seconde qu’il soit digne de se suicider. Je me souviens d’un article de journal, d’une femme assez connue qui s’exprimait comme une gentille grand-mère et qui expliquait que le jour où elle ne pourrait plus faire de tartes aux pommes à ses petits-enfants, il serait temps pour elle de mourir. Ça m’avait frappé, parce que ma propre grand-mère était excellente en tarte aux pommes. Je suis loin d’être quelqu’un d’admirable, à tous égards, mais quand même, si j’aimais ma grand-mère, ce n’était pas uniquement pour ses tartes aux pommes.

      Il y a une tendance récente, que j’ai particulièrement remarquée dans l’affaire Vincent Lambert, qui est de réduire les gens à leur capacité de communiquer avec autrui. Je trouve ça infect et, par ailleurs, stupide. Personne ne sait ce qui se passe dans un autre esprit humain. Personne ne le sait réellement. Il y a une anecdote qui m’avait bien plu dans un livre blanc consacré aux établissements qui prennent en charge les patients en état végétatif : une femme qui d’un seul coup, à l’occasion d’une visite, s’était mise à parler. Le médecin était stupéfait : « Mais ça fait des mois que je vous parle, que j’essaie de communiquer avec vous et vous ne m’avez jamais répondu ! » Elle lui a répondu : « Ce que vous disiez n’était pas tellement intéressant. »

      Michel Onfray : Sur Kant, vous avez raison, c’est vraiment le grand penseur de la dignité, et il n’a pas envisagé une seule seconde qu’on puisse se suicider. Contrairement à ce que l’on croit, le kantisme n’est pas seulement la philosophie du devoir à l’endroit d’autrui et de l’impératif catégorique. Pour lui, on a aussi des devoirs envers soi-même. Ce qui est intéressant, d’ailleurs, si l’on réfléchit, par exemple, à notre rapport aux animaux. Pour Kant, les animaux n’ont pas de droits, mais, étant donné que nous avons des devoirs envers nous-mêmes, il faut prendre soin d’eux. Je vous dis cela parce que si nous sommes en désaccord total sur l’euthanasie, nous sommes au moins d’accord, vous et moi, pour penser qu’il faut défendre les plus faibles.

      Comme vous le savez, il y a eu voilà deux ans une proposition de loi pour autoriser les interruptions médicales de grossesse dans le cas de détresses psychosociales. Les interruptions médicales, ou IMG, sont permises jusqu’au terme, contrairement aux interruptions volontaires, ou IVG. Or, cette proposition de loi a été votée à l’Assemblée nationale grâce aux voix de toute la gauche et d’une partie des macronistes. Heureusement, dans sa sagesse, le Sénat n’a pas autorisé cette réforme, qui, pour moi, aurait marqué l’effondrement de la civilisation. En effet, on aurait abouti, en France, à un système juridique dans lequel on va en prison si on tue un petit chat en le jetant par une fenêtre mais où, en revanche, on peut invoquer des raisons psychosociales pour commettre, à huit mois de grossesse, un infanticide. Quand j’ai fait savoir mon opposition à cette éventualité, un crétin du nom de Gérard Miller a fait un papier dans L’Obs pour dire que j’étais contre l’avortement. Alors que je suis et ai toujours été pour l’avortement. Mais accepter que l’on tue pour des motifs psychosociaux un enfant qui est sur le point de naître est un point de bascule pour moi. Comme l’est pour vous l’euthanasie.

      Michel Houellebecq : Pour moi aussi, ce serait un point de bascule. Je ne pourrais pas supporter une telle loi. Je sens avec inquiétude qu’on s’en approche, de ce point de non-retour. Je veux bien défendre l’Occident, mais encore faut-il qu’il mérite d’être défendu. Il y a un moment, c’est vrai, où je serai peut-être amené à me séparer de la civilisation qui est la mienne, si tant est qu’elle mérite encore le nom de civilisation. Pourtant, je ne me considère pas comme un extrémiste. La gestation pour autrui, par exemple, je suis franchement contre ; si c’était légalisé en France, j’écrirais peut-être quelques chroniques violentes, voire franchement insultantes, j’aurais plaisir à traîner dans la boue les pétasses mâles ou femelles qui y recourent, mais je n’en ferais pas un cas de rupture. L’euthanasie, si. Parfois, je me demande s’il n’arrivera pas un jour où je choisirai de passer ma retraite chez les talibans : j’y serais mieux traité que dans un EHPAD. Enfin, les talibans, j’exagère peut-être un peu, disons le Maroc.

      Mais j’aimerais revenir sur un point. Je comprends votre exaspération devant des expressions vaguement new age comme « faire son deuil » et « lâcher prise ». En revanche, il y a une vérité profonde dans ce que dit Marie de Hennezel. Je trouve captivant le récit des morts de chevaliers au Moyen Âge. Certains ont été offensés et l’offenseur vient leur demander pardon. Ou bien, à l’inverse, ils veulent être pardonnés par ceux qu’ils ont offensés. Il y en a vraiment beaucoup, des récits de ce genre. Alors peut-être que je délire, mais ça m’a fait penser à la mort de mon père, qui a exprimé le besoin de voir beaucoup de gens autour de son lit d’hôpital et qui seulement ensuite s’est laissé mourir, c’est vraiment l’impression que j’ai eue.

      Et il y a autre chose qui s’est produit, de plus mystérieux encore, c’est que pendant des jours et des jours, il a parlé en revivant des événements de sa vie. Il y en avait beaucoup de différents, il a été guide de montagne, par ailleurs il a fait des trucs bizarres, genre conduire des camions dans des conditions dangereuses, un peu comme dans Le Salaire de la peur (12). Apparemment, c’était très important pour lui de se remémorer certains faits marquants de sa vie. En écoutant cela, je me suis dit que l’agonie était un moment très important ; que c’était vraiment quelque chose qui faisait partie de la vie et qui ne devait pas être escamoté. Au cours des différentes agonies dans lesquelles j’ai été impliqué, j’ai acquis la certitude qu’il aurait été très grave d’y mettre fin prématurément. Il ne s’agit pas d’écraser une mouche, tout de même. Mais je suis entièrement d’accord avec vous sur un point : je ne crois pas une seconde au pouvoir rédempteur de la souffrance physique. Au contraire, pour que l’agonie apporte au mourant tout ce qu’elle peut lui apporter, il faut en tout premier lieu éliminer la souffrance physique, qui est un univers qui n’a aucun sens, qui ne conduit à rien d’autre qu’à lui-même.

      Je tiens aussi à préciser un dernier point : la formule du suicide assisté me paraît un peu plus acceptable. Elle est pratiquée en Suisse et dans différents États américains, avec un système un peu différent : le médecin fournit un poison au malade, qu’il prend à sa guise – ou parfois ne prend pas, d’ailleurs. Reste qu’à titre personnel, si quelqu’un me demande de lui procurer du poison, je refuserai tout net. Et que beaucoup de médecins n’ont aucune envie de violer leur serment d’Hippocrate.

      Michel Onfray : Je crois que l’on peut envisager un Hippocrate transcendantal, c’est-à-dire un Hippocrate de notre époque, qui connaîtrait les dernières techniques médicales et serait capable de nous dire des choses justes et vraies. Au XXIe siècle, on a quand même considérablement changé le rapport à la mort, à la douleur, à la souffrance. On n’est plus du tout le même monde que celui des Grecs de l’Antiquité, ni dans une lecture chrétienne indexée sur la Passion du Christ. Plein de gens sont aujourd’hui centenaires, ce qui était exceptionnel il y a encore un siècle. L’idée qu’il ne faut pas toucher à un texte qui date de plus de vingt siècles est exagéré. La loi Neuwirth sur la pilule et la loi Veil sur l’avortement sont d’ailleurs déjà des remises en cause d’Hippocrate et du christianisme.

      Michel Houellebecq : Oh, vous savez, le christianisme… J’ai grandi dans une région assez déchristianisée, la Bourgogne, et je ne crois pas avoir été atteint en profondeur par la morale chrétienne. Je n’ai pas été baptisé et j’ai été élevé par des gens qui votaient communiste, sans être spécialement communistes d’ailleurs, mais parce qu’ils étaient des prolétaires, point barre. Un vote de classe à l’état brut. Sans être anticléricaux, ils voyaient la religion d’un peu loin, comme un univers étrange. Si bien que ma référence morale, je crois qu’elle se trouve plutôt dans Pif Gadget (13) avec des valeurs qui font écho au Parti communiste, notamment les aventures de Rahan, fils des âges farouches. Vous avez lu ça ?

      Michel Onfray : Oui, il y avait des albums à la bibliothèque de mon village.

      Michel Houellebecq : À la fin de chacune de ses aventures, après avoir vaincu les méchants, qui sont souvent en relation avec le sorcier, Rahan conclut par une espèce de discours à la tribu, où il dit qu’une tribu a besoin d’un bon chef, mais pas d’un sorcier. Le message est clair. Cela dit, je suis allé un peu au catéchisme, il n’y avait aucune autre activité dans le village. J’ai été extrêmement déçu. Parce qu’on ne parlait que d’aider les pauvres, de quêter pour les Indiens, qui à l’époque étaient dans la misère. Tout ça, c’était très bien, mais moi je voulais savoir qui avait créé l’univers et pour quoi faire exactement. J’avais des questions métaphysiques et on me fournissait des réponses sociales.

      Michel Onfray : C’était en Bourgogne ?

      Michel Houellebecq : Oui.

      Michel Onfray :Je croyais que vous étiez originaire de la Réunion.

      Michel Houellebecq : Ma mère y a longtemps vécu et, finalement, y est morte. Moi-même, je n’y suis pas resté longtemps, peut-être jusqu’à l’âge de 3 ans. Après, j’ai brièvement vécu à Alger, chez ma grand-mère maternelle, en pleine guerre civile. Parmi mes premiers souvenirs, il y a le gaz lacrymogène, les bruits de mitraillettes, aussi. Tout ça m’amusait plutôt. Ensuite, je suis allé vivre chez ma grand-mère paternelle, qui était d’une famille de la Manche, mais habitait dans l’Yonne à l’époque. Au début, les autres enfants de l’école m’insultaient et me traitaient de pied-noir. Je ne comprenais pas de quoi ils voulaient parler, je regardais mes pieds, ils étaient normaux. Bon, je ne vais pas me plaindre, ils ont laissé tomber assez vite, pour d’autres, ça a été pire, dans l’ensemble, les pieds-noirs n’ont pas été très bien accueillis.

      Michel Onfray :L’Algérie nous permet de revenir à la question de la civilisation et à de Gaulle, qui avait une conscience éminente du sujet. Je crois que quand il accorde l’indépendance à l’Algérie, alors que la bataille d’Alger a été gagnée, c’est pour des raisons de civilisation. Quand on lit C’était de Gaulle (14) de Peyrefitte, on voit très bien ce qu’il lui dit, à savoir que si on donne exactement les mêmes droits aux musulmans, ce n’est plus l’Algérie qui sera française, c’est la France qui sera algérienne. À ce moment, il fait un calcul démographique absolu.

      Michel Houellebecq : Le calcul est parfaitement exact, mais ça n’excuse ni ses mensonges ni ses crimes. Pour son comportement envers les harkis, de Gaulle méritait d’être fusillé. On n’abandonne pas ses troupes.
      وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

      Commentaire


      • #4
        Michel Onfray : Je vous l’accorde, ils ne sont pas morts de manière agréable, les harkis, loin de là. Mais c’est la faute des Algériens, à qui le général de Gaulle venait justement d’accorder la souveraineté ! La France n’allait pas intervenir dans un pays désormais indépendant.

        Michel Houellebecq : Un chef de guerre n’abandonne pas ses troupes.

        Michel Onfray : Certes, mais un homme d’État se doit de respecter les États souverains. C’est sûr qu’on n’a pas eu affaire à des chefs dotés d’une grande fibre humaniste… Mais regardez ce que donnent les chefs d’État humanistes, comme le pape François. C’est encore pire ! Vous n’êtes pas tendre avec lui, d’ailleurs…

        Michel Houellebecq : Un homme d’État, oui. Ce qu’on appelle un homme d’État est en général un homme politique particulièrement menteur et cynique. De Gaulle correspond bien à ce portrait. C’était un politique, pas un militaire, son costume de général n’était qu’une mascarade – réussie d’ailleurs. Le pape actuel, c’est vrai qu’il est médiocre, mais ce n’est quand même pas lui qui est à l’origine du déclin de l’Église. Geoffroy Lejeune (15) reproche en premier lieu à l’Église d’être devenue laide, d’avoir transformé la messe en une sorte de fête un peu scout, un peu bobo ; ce n’est pas faux.

        Il fut un temps où j’allais à la messe. Plus maintenant, j’ai arrêté. Mais quand j’y allais, pendant au moins cinq minutes, je croyais en Dieu. Surtout parce qu’il y avait la communion des fidèles et que je suis très sensible à l’émotion collective. Tout le monde s’aime, c’est super. Puis on retourne dans la rue, et c’est fini. Il y a une descente, un peu comme avec l’héroïne. C’est pour cette raison que j’ai aimé mes séjours dans des monastères ; on ne sortait jamais de cette ambiance de communion. Au fond des choses, je ne suis pas athée, mais authentiquement agnostique. Quand je regarde des émissions sur la cosmologie, je me dis que l’univers, quand même, ce n’est pas mal organisé. L’idée qu’il y a un plan derrière tout ça peut se défendre.

        Michel Onfray : Un plan, oui, mais pourquoi y aurait-il un planificateur ?

        Michel Houellebecq : On a du mal à imaginer un plan sans planificateur, c’est probablement un biais anthropomorphique dans le raisonnement. Mais ça pourrait effectivement être une construction mathématique pure, ce qui irait d’ailleurs dans le sens de mes croyances d’enfant.

        Michel Onfray : Vous voulez dire dans le sens de Pif le chien et de l’astrophysique ?

        Michel Houellebecq : Oui (rires).

        Michel Onfray : Pourquoi ne tranchez-vous pas sur l’existence de Dieu ?

        Michel Houellebecq : Parce que l’état actuel de l’astrophysique m’empêche de trancher.

        Michel Onfray : Pourtant, la métaphysique quantique nous apprend des choses… Pardon, je voulais dire « physique quantique » ! J’aime bien commettre ce lapsus, car je pense que la science peut nous permettre de résoudre la question de la foi.

        Michel Houellebecq : Tant qu’on n’aura pas tranché entre le fait de savoir si l’univers va continuer de s’étendre à l’infini ou bien s’il va revenir en arrière, au point initial, et repartir, je serai agnostique. Ça me paraît un point important.

        Michel Onfray : Pour moi, il n’y a aucun doute, Dieu n’existe pas. Mais il y a effectivement une force, qui procède de l’effondrement d’une étoile, et il y a le temps, qui est la vitesse de l’effondrement de cette étoile. D’ailleurs, on est en train de mesurer que cette vitesse s’accélère de quelques nanosecondes, ce qui suscite de nouvelles questions. Je pense que la métaphysique d’aujourd’hui, c’est ça : des points d’interrogation qui ne nécessitent pas qu’on aille voir du côté de Dieu pour avoir des réponses.

        Michel Houellebecq : Oui, disons que l’objection de Voltaire ne marche pas chez vous.

        Michel Onfray : Quelle objection ?

        Michel Houellebecq : Selon laquelle il faut nécessairement un grand horloger.

        Michel Onfray : Pour vous répondre, je distinguerai d’abord l’hypothèse d’un Dieu déiste et celle d’un dieu théiste. Le Dieu déiste se borne à créer le monde, tandis que le Dieu théiste s’occupe de tout. Après le tremblement de terre de Lisbonne, en 1755, Voltaire se demande pourquoi Dieu a voulu un tel désastre. Une réponse théiste à cette question, que l’on trouve notamment chez Camus, dans La Peste (16), c’est que les hommes paient le fait de n’être pas assez pieux. La réponse déiste, c’est que Dieu a créé la tectonique des plaques mais se moque complètement, depuis, de gérer les affaires courantes de la géologie planétaire.

        Voltaire choisit donc la réponse déiste. Et je ne suis pas voltairien à cet égard, mais plutôt comtien. Je veux dire que je souscris assez à l’idée que seule la religion est capable de fédérer une civilisation, en proposant une transcendance ultime. Vous êtes vous-même, je sais, un grand lecteur d’Auguste Comte. Dans votre dernier roman, vous parlez d’ailleurs de cette nouvelle religion, étonnante, la wicca, un peu new age, une religion sociale, en somme.

        Michel Houellebecq : C’est une tentative de mettre au goût du jour le paganisme, de se relier à la nature, de se sentir faire partie d’une chose vivante. Cette croyance joue un rôle positif pour mon héroïne, Prudence, qui retrouve ainsi son être femelle, ce qui n’était pas gagné au départ.

        Michel Onfray :En vous lisant, j’ai eu l’impression que ça pouvait être la religion du transhumanisme. Car il faudra bien que le transhumanisme s’accompagne d’une transcendance, d’une spiritualité.

        Michel Houellebecq : Pour moi, la sortie de l’âge métaphysique n’est pas possible. Auguste Comte a échoué. Il pensait y arriver en améliorant le niveau des prolétaires en mathématiques et en astronomie. Il y avait beaucoup de naïveté chez lui, c’est touchant.

        Michel Onfray :Jean-Pierre Changeux, l’auteur de L’Homme neuronal (17), vous dirait qu’il n’a pas eu tort. Il vous dirait que si on entretient le fonctionnement de son cerveau, on peut passer de l’algèbre et des mathématiques à la philosophie. J’ai fait de la logique à l’université, cette matière me paraissait le degré supérieur de la philosophie. Disserter avec des données inconnues est un degré d’élaboration intellectuelle nettement plus avancé que de disserter avec de simples idées, qui restent assez rudimentaires. Je pense que la façon d’Auguste Comte de miser sur les mathématiques, comme Spinoza, du reste, c’est tout sauf naïf.

        Michel Houellebecq : Je vais être vulgaire, mais pour réussir une religion, il faut être un peu plus commercial. Comme Bouddha, par exemple. Il y a un moment célèbre de sa vie, quelqu’un qui a écouté toutes ses interventions et vient lui dire : « Écoutez, ça ne va pas. Je ne suis pas content, parce que vous n’avez pas répondu à certaines questions. L’univers est-il éternel ou non ? L’univers a-t-il été créé ou non ? Y a-t-il une âme humaine ou non ? Est-elle immortelle ou non ? » S’ensuivent d’autres questions classiques. Bouddha lui répond : « Je n’ai jamais dit que je répondrais à ces questions et je n’y répondrai pas, parce qu’elles n’ont pas d’importance. » Voilà. Il congédie la métaphysique en une phrase. Lui, il savait que la plupart du temps, les gens s’en foutent, de la métaphysique, mais qu’ils cherchent désespérément à être heureux. Alors qu’Auguste Comte semble s’imaginer qu’il suffit de répondre aux besoins intellectuels de l’être humain. Mais non, il faut des cérémonies, des chants, des vêtements bizarres. Il faut de la chaleur. Il faut du bonheur.

        Michel Onfray : Je comprends ce que vous dites. Kant a écrit 600 pages pour postuler la liberté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu. Mais, ce faisant, il a desséché sa religion en proposant en réalité un système totalement laïque. Car il n’y a pas forcément besoin de Dieu pour considérer autrui « jamais seulement comme un moyen, mais toujours en même temps comme une fin », pour reprendre sa fameuse formule. Cependant, le côté cérémonial ne suffit pas non plus, à mon avis. Quand Robespierre essaye d’instituer le culte de la Raison, il charge le peintre David d’imaginer les fêtes. Et c’est raté, moche, un peu confus, kitsch, on dirait du théâtre de rue. Bref, ce n’est pas à la portée de tout le monde de réinventer la messe.
        وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

        Commentaire


        • #5

          Si vous voulez lancer une religion, il faut cristalliser quelque chose avec le peuple. Il faut des héros et une histoire. Et il faut aussi un bras armé. Car Jésus, ça n’existe pas sans saint Paul et Constantin, sans la puissance de Rome, en somme. Le talent de Mahomet, en revanche, a été d’être un prophète capable de décapiter ses adversaires de ses propres mains.

          Michel Houellebecq : Oui, mais la dimension la plus importante est la capacité de relier les gens, d’avoir l’impression d’une communauté. N’est-ce pas l’origine du mot « religion » ?

          Michel Onfray : À mon avis, c’est une erreur de prétendre, dans l’esprit du concile Vatican II, que la religion serait étymologiquement un art de relier les hommes entre eux. Je pense au contraire qu’il faut privilégier une lecture verticale : la religion relie, certes, mais elle relie le bas et le haut, la cité immanente des hommes et celle transcendante de Dieu. C’est pour ça que, selon moi, la fête ne crée pas la foi, mais qu’au contraire, c’est la foi qui crée la fête. Lorsque les jacobins veulent absolument construire un nouveau sacré, ils pensent que de nouveaux rites suffiront à produire cet effet. Mais ça ne fonctionne pas. La foi, ça ne se décrète pas. Quand, il y a quelques mois, j’ai fait un séjour à l’abbaye de Lagrasse, dans le sud de la France, et que j’ai assisté à six heures du matin à une messe en latin, avec un superbe cérémonial, j’ai eu le sentiment d’un exercice patrimonial, de la conservation d’un rite vieux de 2000 ans, certes très émouvant, mais qui ne sauvera pas la foi. À l’inverse, si vous assistez à un office dans un temple protestant, où il m’est arrivé d’aller, hélas, pour des enterrements d’amis, vous avez effectivement une liturgie sans décorum, mais peut-être, sait-on jamais, avec davantage de présence divine.

          Michel Houellebecq : Mais il y a aussi des religions sans Dieu, comme le bouddhisme…

          Michel Onfray : Vous avez raison. La religion, c’est ce qui suppose qu’il existe un arrière-monde et que celui-ci donne sens au monde. En ce sens, je me sens plus proche des hommes préhistoriques que des théologiens de Vatican II. Des gens qui comprennent que le soleil se lève et se couche, qu’il y a des cycles quotidiens, annuels, lunaires, et d’autres encore ; qui se font une vision du monde qui est une vision du temps cyclique. Il m’est arrivé d’aller sur les traces de Bouddha, en Inde, et j’ai constaté qu’il y avait là-bas aussi comme une évidence de l’éternel retour.

          Michel Houellebecq : Ce qui est intéressant, c’est que le bouddhisme ne propose pas d’arrêter le cycle, mais, si possible, d’en sortir pour rejoindre l’âme du monde dans un état de béatitude et de sérénité.

          Michel Onfray : De sorte que même s’il n’y a pas Dieu, il y a quand même une transcendance, qui est la condition d’une religion. Et c’est ce qui lui procure son vitalisme. On parlait tout à l’heure de redémarrer la démographie, je pense que sans transcendance, on n’y arrive pas.

          Michel Onfray : Je vous propose d’aborder un sujet qui fâche, l’Europe. Sur ce point, il me semble que nous sommes d’accord. Je suis contre l’Union européenne. Vous aussi, vous êtes contre toute Europe ?

          Michel Houellebecq : Ah oui, complètement. Je suis contre depuis 1973.

          Michel Onfray : On est donc jumeaux. Que s’est-il passé en 1973 ?

          Michel Houellebecq : J’ai fait mon premier voyage à l’étranger – il faut dire qu’à l’époque, je ne sortais à peu près jamais de mon village – un séjour linguistique, en Allemagne, que j’ai adoré. Ça a été le début d’une histoire d’amour qui n’a pas cessé depuis, entre l’Allemagne et moi.

          Je ne suis pas hostile à l’Europe par nationalisme ou patriotisme. Au contraire, je me suis rendu compte, quand j’avais 15 ans, que l’Allemagne était incroyablement différente de la France. Tout était différent, les boissons étaient différentes, l’architecture était différente, les gens ne mangeaient pas à la même heure, pas la même chose. C’était fascinant ! L’année suivante, grâce à un job d’été, j’ai pu m’acheter une carte Interrail. Pendant un mois, moyennant un forfait raisonnable, on pouvait voyager gratuitement sur toutes les lignes de train européennes. En quelques années, j’ai découvert l’Italie, l’Espagne, la Grèce. C’était merveilleux, à l’époque, de voir à quel point chaque pays était différent, à quel point c’était intéressant de voyager. J’ai compris alors que si on faisait l’Europe, toute cette diversité allait disparaître et serait remplacée par le modèle américain. D’ailleurs, dès mon premier voyage, j’ai constaté que l’Allemagne était un petit peu plus avancée dans la voie de l’américanisation.

          À l’époque, il n’y avait pas de McDonald’s chez nous, j’en ai vu en Allemagne pour la première fois de ma vie. Et puis, les gens parlaient un peu plus anglais que les Français. Je me suis dit que si on faisait les États-Unis d’Europe, comme disait Victor Hugo, on aurait une espèce de magma international sans caractère. J’ai été d’emblée hostile au projet, pas du tout pour sauver la France, mais pour préserver la diversité des pays européens.

          Michel Onfray : Donc pour sauver la France aussi.

          Michel Houellebecq : Oui, bien sûr, je suis très conscient de ce que la France a de remarquable, de la beauté de ses paysages et de sa langue. Mais je trouve amusant de constater que mon premier mouvement anti-européen avait pour source la crainte que l’identité de l’Allemagne ne disparaisse.

          Michel Onfray : Vous citez Victor Hugo et vous avez bien raison. Car contrairement à la plupart des gens, qui sautent comme des cabris en faisant de cette citation une belle aspiration à la paix et à la concorde, vous savez que si Victor Hugo veut unifier l’Europe, c’est pour aller foutre la pâtée aux Asiatiques et aux Africains. Leur amener les Lumières, de gré ou de force. C’est explicitement indiqué dans son fameux texte sur les États-Unis d’Europe, qui procède d’une logique belliciste et belliqueuse. Mais évidemment, les « maastrichiens » ne l’ont pas lu et disent que c’est formidable, l’Europe de Victor Hugo, alors qu’en réalité, il rêvait très précisément de fabriquer une hypernation pour aller détruire et civiliser le reste du monde.

          Michel Houellebecq : À vrai dire, je savais que le projet insensé de la gauche, au XIXe siècle, était de répandre de force les Lumières sur le monde, mais je ne me souvenais pas que Victor Hugo était impliqué à ce point. Aujourd’hui, le boulot de l’Union européenne est plus modeste, car il reste autant de différences entre l’Italie et l’Allemagne qu’entre l’Arkansas et le Wisconsin.

          Répandre militairement la démocratie et les droits de l’homme, c’est le rôle des Américains, mais c’est vrai qu’ils nous demandent parfois de mettre la main à la poche. À chaque fois qu’ils essaient, ils échouent et ça finit par nous coûter cher. Cela dit, je ne me résigne pas à désespérer des Américains. Alors que je découvrais l’Europe grâce à ma carte Interrail, je remarquai, en discutant avec des étudiants américains friqués qui faisaient leur « tour d’Europe », comme ils étaient émerveillés par les différences esthétiques, culturelles, de modes de vie sur le continent européen. Ils n’avaient pas l’équivalent en Amérique. Tout cela est en train de disparaître, à jamais. C’est triste.

          L’Europe a-t-elle seulement favorisé les échanges entre les cultures ? Pas du tout. Un peu partout en Europe, on traduit de moins en moins de livres à partir d’autres langues que l’anglais. À l’opposé, au début du XIXe siècle, le romantisme né en Allemagne s’est répandu comme une traînée de poudre, en France et en Angleterre surtout. L’Europe véritable, celle qui a un sens et une valeur, fonctionnait beaucoup mieux avant l’Union européenne. Cela dit, un éventuel référendum sur le Frexit ne me réjouirait pas plus.

          Michel Onfray : Ah oui ? Pourquoi ?

          Michel Houellebecq : Parce que nous le perdrions. Bon, pour clarifier le débat, je commence par préciser que j’accepte le mot « souverainisme » par amitié pour les Québécois. Mais le vrai mot est « indépendantisme ».

          Michel Onfray : Je suis d’accord.

          Michel Houellebecq : Le problème, c’est que je crains que les Français ne craignent de prendre leur indépendance économique.

          Michel Onfray : Parmi les contributeurs de Front Populaire, le grand économiste Jacques Sapir explique très bien que le Frexit est tout à fait faisable techniquement et que si on en a peur, c’est dû à un défaut de pédagogie.

          Michel Houellebecq : On n’entend jamais ce discours en France.

          Michel Onfray : Évidemment. Moi, par exemple, si je suis interdit de service public audiovisuel, je pense que c’est justement parce que je mets en cause le rôle du traité de Maastricht. On y reçoit Alain Finkielkraut ou Régis Debray, avec qui je partage de nombreuses analyses, et qui sont même parfois plus critiques que moi, notamment sur l’immigration ou sur l’islamisme. Mais tant qu’ils ne touchent pas à l’Europe, ce qui est leur droit le plus strict bien sûr, ils ne s’exposent pas au même ostracisme. À Front Populaire, nous avons carrément été traités de nazis quand nous avons lancé la revue. Dans Marianne, Jean-François Kahn (18) nous a comparés à Jacques Doriot…

          Michel Houellebecq : Là, vous prenez un des plus cons ! Ce qu’il faut, c’est persuader les gens d’intelligence normale.

          Michel Onfray : Pour cela, je crois à l’éducation populaire. C’est ce qu’on fait avec notre revue.

          Michel Houellebecq : Si vous me permettez une suggestion, vous devriez davantage célébrer nos talents dans l’économie, en particulier dans les secteurs de pointe. Je vais prendre un exemple : les effets spéciaux de différents blockbusters américains, parmi les plus énormes, ont en grande partie été réalisés par des studios français.

          Michel Onfray : Oui, il paraît qu’on est excellents. D’ailleurs, la famille de Walt Disney vient d’Isigny, en Normandie.

          Michel Houellebecq : On est parmi les meilleurs, clairement au niveau des Américains. Bref, je compte sur vous pour, comment dire, insuffler aux Français une confiance dans leurs propres forces. Ce qui est dommage, c’est que le plus souvent, quand on parle de nos succès à l’export, on met en avant des gens comme Bernard Arnault, qui ne produisent que des objets inutiles, et même pas spécialement beaux. C’est vrai que quand on va dans un mall de luxe, à Hong-Kong par exemple, trois boutiques sur quatre sont françaises, la quatrième, italienne. C’est impressionnant. Mais je préférerais qu’on soit loués pour nos effets spéciaux. Alors oui, faites de la pédagogie économique ! Je regarde de temps en temps les chaînes d’info. On y voit trop de gens qui passent leur temps à nous déprécier et à nous dire que l’Allemagne fait tout mieux que nous.

          Michel Onfray : Mélenchon a écrit un bouquin qui dit cela, Le Hareng de Bismarck (19), dont on a assez peu parlé et dont le titre est légèrement provocateur. On l’a présenté comme un texte xénophobe, mais il disait des choses très intéressantes.

          Michel Houellebecq : Il est vrai que les Français ne sont pas en état de concurrencer les Allemands dans différents domaines : la mécanique de précision, l’optique, l’automobile… À vrai dire, la liste est longue, d’accord, mais nous ne sommes pas mauvais en tout. On l’avait prouvé avec le nucléaire. Jusqu’à ce que différents gouvernements décident, par peur des écologistes, de saborder le pays, on était les meilleurs. Je pense que le niveau des grandes écoles d’ingénieurs reste bon et que l’on pourrait encore reconstruire une industrie nucléaire. Un autre domaine, c’est l’espace. On reste compétitifs dans le lancement de satellites, c’est loin d’être sans importance.
          وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

          Commentaire


          • #6
            Très long entretien , je mettrai la suite plustard .
            وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

            Commentaire


            • #7
              Michel Onfray : Oui mais Thomas Pesquet (20) ne fait pas une phrase sans dire « Europe ». Il a vraiment envie d’aller sur la Lune, d’être le premier Français à y poser les pieds et il nous dit que ce projet ne peut pas avoir lieu sans l’Europe. S’il le dit, ce doit être vrai. Autrement dit, là encore, la France a décroché. Et je ne suis pas certain qu’on soit encore capable de faire ce qu’on a fait jadis avec le TGV ou avec le Concorde. J’ai peur qu’on ne soit plus là, désormais, que pour fournir un appoint à ceux qui possèdent la technologie. C’est d’une grande tristesse.

              Je me souviens, un jour, je partais au boulot, en Normandie, et on m’a dit que le Concorde passait dans le ciel. Je n’ai rien vu, mais j’ai entendu. Un bruit incroyable ! Et trois heures plus tard, il était à New York. Mais voilà, les Français ont renoncé à être à la pointe. On a même renoncé au TGV. Je l’ai pris l’autre jour, la dame qui faisait le contrôle m’a dit qu’aucun Paris-Nîmes n’était arrivé à l’heure cet été. On a des transports en commun qui roulent à 300 à l’heure mais arrivent tous en retard ! Prenez le Shinkansen, le TGV japonais, il n’y a aucun problème, ça fonctionne. La technologie, ce n’est pas seulement la capacité à mettre au point des moyens de transport formidables. C’est aussi savoir les faire arriver à l’heure.

              Michel Houellebecq : C’est vrai que les trains français sont devenus imprévisibles et qu’ils sont dégueulasses à l’intérieur, enfin, ça dépend des régions. Mais je pense qu’on peut rebooster, excusez cet anglicisme, la foi des Français dans leur technologie. Je pense surtout qu’il le faut. Il y a des domaines, aussi, dans lesquels nous avons davantage confiance en nous. On peut valoriser une production agricole de qualité. On a des atouts. On vend des choses non délocalisables, de la gastronomie, du tourisme. On n’a pas commis l’erreur des Espagnols, qui ont radicalement bétonné leurs côtes pendant la période franquiste. On a visé un tourisme culturel, sans en faire un tourisme élitaire pour autant.

              Michel Onfray : Je ne partage pas votre enthousiasme. À mon sens, le tourisme culturel, c’est un nombre considérable de gens qui abîment le patrimoine avec leurs godasses, qui enlaidissent tout avec leurs perches à selfies. C’est du vandalisme populaire.

              Michel Houellebecq : Moi, je n’ai rien contre les touristes.

              Michel Onfray : Aujourd’hui, plus personne n’entre dans la grotte de Lascaux et c’est fort heureux. On devrait faire la même chose au Mont-Saint-Michel. Il faut repenser le tourisme. Je ne sais pas comment, je n’ai pas de solution, mais je me dis qu’on pourrait faire quelque chose, plus dans l’esprit d’André Malraux que de Jack Lang.

              Michel Houellebecq : Vous êtes sévère. La France n’a pas joué la carte du tourisme de masse. On a adopté une stratégie plus artisanale, souvent plus chère aussi.

              Michel Onfray : Je pense qu’on a une politique touristique consumériste et libérale. Quand je vois, au Louvre, la manière dont ça se passe… On est poussé par des centaines de gens, comme une matière fécale dans un transit intestinal. On avance, on avance, on rentre dans un truc, on ne peut rien voir, et on est éjecté d’un seul coup, paf, on sort du rectum et on retourne dans la ville. On se dit : « Mais il s’est passé quoi ? Ce n’est pas possible, on ne peut pas se contenter de ça. Plus jamais de la vie ! »

              Michel Houellebecq : Sur le Louvre, je ne peux pas vous donner tort. Je fais souvent visiter Paris à des amis étrangers, il est effectivement impossible d’aller à la tour Eiffel et au Louvre. La place du Tertre et Notre-Dame sont aussi très difficiles. Mais il y a bien d’autres lieux, parmi les plus beaux, qui restent fréquentables. Le musée d’Orsay, c’est tout à fait possible. Il n’y a pas une queue monstrueuse et on peut circuler tranquillement à l’intérieur.

              Michel Onfray : Pour revenir à l’Europe, je crois hélas que l’enjeu est autrement plus vital que la seule économie. L’Union européenne est une machine à broyer les nations, une machine de guerre américaine.

              Pour comprendre ce qui se joue, il faut remonter au président américain Woodrow Wilson qui, en 1920, a établi un projet de domination du monde. Puis, en 1944, les Américains ont, comme vous le savez, voulu s’imposer en France. Ils ont débarqué en Normandie, avec un projet d’occupation, qui se serait appuyé sur une administration, l’AMGOT, dotée de son école des cadres, à Charlottesville aux États-Unis, où l’on aurait recyclé le personnel de Vichy, apprécié à Washington pour son anticommunisme. Ils sont venus en pensant non seulement libérer l’Europe du nazisme, mais en s’imaginant qu’ils pouvaient en profiter pour aller jusqu’à Moscou. C’était ça, leur première théorie.

              Pour eux, la France, à ce moment-là, était une terre vassalisée. D’ailleurs, le débarquement du 6 juin avait pour nom de code Overlord, qui signifie « suzerain », on ne saurait mieux dire. Quelque temps après, mon père, qui était ouvrier agricole, s’est rendu à la gare près de chez lui, avec un charretier et des chevaux, et en est revenu avec un tracteur en morceaux et un mécanicien américain, venu spécialement pour l’aider à monter l’engin. C’était un McCormick, un produit du plan Marshall. On appelait cela « un Marshall ». À l’arrivée du tracteur dans le village, où l’on moissonnait avec des chevaux depuis toujours, un basculement de civilisation s’est opéré. Mon père, qui avait commencé sa vie en paysan virgilien, est devenu d’un coup un technicien américanisé.

              Ensuite, l’histoire a fait que, conférence de Yalta oblige, l’armée US n’est pas allée jusqu’à Moscou et que la vassalisation de la France a été empêchée par le général de Gaulle. Mais en 1992, à Maastricht, c’est très exactement le projet AMGOT qui a été repris. Jean Monnet, qui, comme on le sait, était payé par la CIA, a eu finalement gain de cause, à savoir une Europe destinée à servir de rouage dans la grande machine de l’État planétaire, cette machine appelée de ses vœux par des gens comme Jacques Attali, qui n’a pas écrit par hasard Demain, qui gouvernera le monde ? (21).

              Depuis un siècle, une bonne partie des élites américaines ont comme idée qu’elles gouverneront un jour le monde entier. À partir de 1983, Mitterrand, puis tous ceux qui lui ont succédé à l’Élysée ont tout fait pour les aider. Résultat, nous sommes effectivement gouvernés par une logique d’hypervassalisation. Or, je pense, un peu comme vous d’ailleurs, que la diversité c’est merveilleux, et qu’il faut se battre pour la variété des peuples et leur souveraineté.

              Michel Houellebecq : Ce qui permet de ne pas totalement désespérer, c’est qu’il y a aussi un courant isolationniste aux États-Unis, qui n’aspire pas à s’occuper du reste du monde et qui prône le chacun chez soi. Ce courant a gagné la partie avec Donald Trump, mais déjà Barack Obama avait commencé à prendre le contrepied des néoconservateurs, Reagan et les Bush père et fils. Joe Biden n’est peut-être qu’une parenthèse.

              À cela, j’ajoute qu’il faut déconstruire, comme on dit à présent, l’argument massue selon lequel l’Union européenne serait un rempart contre la guerre. Les guerres modernes sont parvenues à un trop grand niveau d’abomination par la conscription obligatoire, rapidement utilisée par des dirigeants de triste mémoire comme Napoléon, qui a été le premier à disposer d’une masse de chair à canon infinie. Enfin, j’insiste, mais ça continue de me paraître le point crucial : il faut que nous reprenions confiance dans notre économie. Si les Français ont accepté de renoncer à leur souveraineté monétaire, c’est parce qu’ils ont fini par croire qu’ils n’étaient pas un pays sérieux. Ils n’aiment pas l’Europe, mais ils ont peur de quitter l’euro tout simplement parce qu’ils manquent de confiance en eux. Ça se voit même chez Marine Le Pen, chez Zemmour également, comme chez Mélenchon.

              Michel Onfray : À la dernière présidentielle, ils étaient tous « maastrichtiens ». C’est la raison pour laquelle je n’ai voté pour personne. Aucun candidat ne nous a dit : « On va prendre le problème à la base et recouvrer notre souveraineté. Après, seulement après, on pourra à nouveau faire de la politique. » Tant qu’on est dans l’UE, il n’est pas possible de décider de notre avenir. Emmanuel Macron l’a reconnu durant le débat d’entre-deux-tours, puisqu’il a dit à Marine Le Pen qu’elle ne pourrait pas appliquer son programme si elle était élue, que Bruxelles l’en empêcherait. Je crois, cher Michel, que le péril de l’Europe, c’est l’Allemagne, ce pays qui a toutes vos faveurs et qui est quand même un incroyable rouage de transmission de la machine américaine. Il est assez sidérant que les Allemands soient en train de se réarmer à la faveur du conflit en Ukraine et qu’ils achètent leurs avions aux États-Unis.

              Michel Houellebecq : Oui, c’est vrai, ils s’en foutent complètement. On nous a fait une Europe allemande et cette Europe allemande, elle est américaine. Parmi les soutiens dociles des USA, il y a ceux qui ont des raisons légitimes de détester les Russes, comme les Polonais. Eux, on pourrait presque leur pardonner de se placer sous la tutelle des Américains. Et il faut reconnaître que Poutine leur a donné une raison supplémentaire en déclenchant une guerre qui massacre des civils. On pouvait comprendre son idée de reconstruire une Russie fidèle à ses valeurs, une alternative à l’Europe libérale, les slavophiles ne sont pas totalement absurdes. On pouvait excuser sa nostalgie de l’URSS, sa volonté d’en reprendre des petits bouts. Mais il a eu les yeux plus gros que le ventre, comme on disait jadis. Il aurait dû procéder comme pour la Crimée. Attaquer totalement l’Ukraine était d’une part inexcusable, d’autre part incompréhensible.

              Michel Onfray : Il est possible qu’il ait un peu perdu la tête, ça n’est pas à exclure. Je pense qu’il ne voit plus le monde qu’avec les filtres de ses conseillers du Kremlin. Il doit y avoir une quinzaine de personnes qui l’entourent et qui ont dû lui promettre que les Ukrainiens accueilleraient les troupes russes à bras ouverts. Et ça ne s’est pas passé comme ça. Or, quand on est ce personnage-là, on ne fait pas marche arrière. On ne dit pas qu’on s’est trompé. On s’embourbe. Et, pire encore, si on contrôle suffisamment les médias, on peut faire croire pendant quelque temps à son peuple qu’on a réussi.

              Pour les Russes, il existait une autre façon d’affirmer leur différence, à la manière des Britanniques et du Brexit, par exemple. J’admire leur courage. Tout le monde prédisait l’Apocalypse, la fin de la City. C’était sans compter avec le mystère de la psychologie anglaise. Le Royaume-Uni, c’est le pays du dandysme, le pays de Brummell, le pays de la singularité personnelle. Pour le coup, je vais être un peu chauvin, mais c’est aussi le pays de Guillaume le Conquérant. Il y a chez les Normands une espèce de tradition d’indépendance : on dit « sire de soi » chez moi. En tout cas, leur littérature, leur philosophie sont singulières. Leur philosophie n’est pas européenne, ce n’est pas une philosophie qui singe la philosophie allemande. Quand vous lisez Locke ou Berkeley, c’est très original.

              Michel Houellebecq : Ce que vous dites me fait penser aux Beatles et aux Rolling Stones. Pendant quelques années, du point de vue musical, les meilleurs groupes étaient anglais, pas américains.

              Michel Onfray : Je préfère la musique répétitive américaine. Steve Reich, Philip Glass… La peinture aussi est très américaine depuis 1945. Certes, on a de grands peintres français, comme Soulages et Combas, que vous connaissez comme moi, mais ils ne sont pas reconnus mondialement, hélas ! Car ils ne sont pas défendus sur le terrain national. Bref, les Américains sont en train de prendre leur autonomie culturelle, de couper les ponts avec l’Europe. Un peu comme avec la question du transhumanisme. Et c’est ainsi qu’ils sont en train de lancer un mouvement de destruction du livre, de disparition des librairies et des bibliothèques. Les États-Unis se barbarisent.

              Michel Houellebecq : Moi, j’apprécie les blockbusters. J’ai bien aimé Matrix (22) et Le Seigneur des anneaux. Je trouvais que c’était brillant et techniquement parfait.

              Michel Onfray : Mais quel est le message ?

              Michel Houellebecq : Je n’ai presque rien compris à Matrix. Mais Le Seigneur des anneaux (23) est très fidèle à l’esprit de Tolkien. Il y a une exaltation des valeurs du Moyen Âge, de la chevalerie, de la fidélité. Star Wars (24) aussi, c’est très réussi, en plus fun, plus second degré. Cela dit, dans certains domaines du divertissement, les Français continuent d’être assez bons, par exemple dans le roman policier. Il y a une véritable école française, depuis longtemps, meilleure à mon avis que les polars américains.
              وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

              Commentaire


              • #8

                Michel Onfray :Un soir, à Caen, où nous nous sommes retrouvés vous et moi, nous avons eu une discussion qui m’a passionné sur la littérature américaine, que je ne connais pas. Et vous m’avez dit que les romans de science-fiction étaient devenus brillants aux USA après Hiroshima.

                Michel Houellebecq : Oui, tous les auteurs ont été tétanisés par ce constat que le progrès technique, ça pouvait aussi être ça, cette chose monstrueuse. Avant, la science-fiction était une littérature optimiste. C’est devenu une littérature complexe, parfois grinçante, parfois malsaine, les dystopies se sont multipliées. Il y a eu deux ou trois décennies géniales. Le début du déclin de la science-fiction est plus confus. Je dirais que c’est mort à peu près en même temps que le rock. Pour des raisons sans doute proches, l’élan d’imagination s’est brisé, d’un seul coup. Cela a sans doute été la dernière période où l’Occident a eu du génie. Il y a eu des groupes de rock immenses, on le sait. Il y a eu des auteurs de science-fiction immenses, on le sait moins. Si j’avais plusieurs vies, j’en consacrerais une à republier certains textes de science-fiction, devenus introuvables. Aujourd’hui, il y a pas mal d’auteurs chinois, ou d’origine chinoise.

                Michel Onfray :Intéressants ou non ?

                Michel Houellebecq : Oui, avec eux, peut-être que la science-fiction peut retrouver son rôle. Ils font des conjectures intellectuelles, des projections, des hypothèses. La science-fiction essaie de voir ce qui va se passer dans tous les domaines, y compris sociologique. Elle peut par exemple inventer des mondes qui reposent sur de nouvelles structures familiales, elle ne se base pas uniquement sur les évolutions techniques.

                Michel Onfray : Pour vous, Barjavel (25) est-il un grand auteur de science-fiction ?

                Michel Houellebecq : C’est pas mal, de temps en temps, mais il a moins d’ampleur que les Américains. Pour mieux expliquer ce que j’entends par ampleur, j’aimerais parler d’un des livres qui m’a le plus frappé dans ma vie, c’est Demain les chiens (26), de Clifford D. Simak, une succession de contes censés être écrits dans un futur très lointain par des auteurs canins, des chiens. Au début de chaque conte, il y a une espèce de commentaire littéraire, philologique même, où des historiens de la littérature canine posent la question de savoir si l’homme a existé ou si c’est une créature mythique inventée par les chiens pour expliquer le mystère de leurs origines. La plupart des savants canins pensent que l’homme est une légende, mais il y a des dissidents, qui relèvent des détails troublants pouvant laisser penser que l’humanité a bel et bien existé. Envisager l’humanité comme une hypothèse m’avait fasciné. J’y ai repensé plus tard, en lisant Kant et son exigence d’édifier une morale valable « pour toute créature raisonnable, et pas seulement dans les conditions contingentes de l’humanité ».

                Michel Onfray : Soumission est-il un livre de science-fiction ?

                Michel Houellebecq : Oh non ! C’est de l’anticipation modérée.

                Michel Onfray : L’anticipation à court terme, c’est un courant ?

                Michel Houellebecq : Oui, vous avez des romans qui décrivent des programmes TV qui font penser à Loft Story en plus trash et d’autres plus sombres, avec des jeux du cirque télévisés, des morts réelles.

                Michel Onfray : Dans Soumission, vous indiquiez une date…

                Michel Houellebecq : Le livre est sorti en 2015 et l’histoire se déroule en 2022. Comme prophète, j’ai toujours trouvé que j’étais surévalué. Je me suis trompé, puisque nous n’avons pas élu au printemps dernier un président de la République musulman modéré. Je peux seulement me féliciter sur un point mineur du livre : j’avais deviné que l’Université serait un des premiers lieux de la collaboration avec l’islamisme. Ce n’était pas évident, à l’époque, le mouvement woke n’existait pas en France. Et je m’étais surtout documenté sur d’autres points : comment fait-on, quand on est universitaire, pour monter en grade ? Si l’on est ambitieux, quelles sont les bonnes stratégies ? Je crois que la seule chose, en réalité, c’est que j’ai un peu traîné dans le hall d’entrée de la faculté de Censier, et là, j’ai repéré quelques indices. Une espèce de tract pour protester contre la venue d’un universitaire israélien. Davantage de filles voilées que dehors. Quand même, je me suis basé sur pas grand-chose pour arriver à la conclusion que les collabos seraient nombreux à l’Université, ce qui s’est amplement vérifié.

                Par contre, je n’avais pas prévu que la fraction radicale de l’islam l’emporterait aussi facilement. Ça m’a vraiment étonné et m’a même fait changer d’avis sur un point important : j’ai longtemps pensé et dit que je n’étais pas réactionnaire et ce pour une raison simple, je ne croyais pas à un retour en arrière possible, et je ne pense pas qu’on puisse réellement souhaiter ce qu’on croit impossible. Eh bien, les succès des salafistes, celui des talibans comme celui plus éphémère de Daesh, m’ont prouvé qu’un retour en arrière est possible. Les talibans ont réussi à revenir au VIIe siècle, alors que les réactionnaires les plus extrêmes du monde occidental proposent de revenir au XIIIe siècle. Alors je me dis, même si c’est très peu probable, qu’il n’est pas absolument impossible qu’un régime théocratique voie le jour dans un cadre catholique. Et, pour le dire franchement, s’il doit y avoir un régime théocratique, je préfère qu’il soit catholique.

                Michel Onfray : Vous pensez qu’un retour en bonne santé du catholicisme est une éventualité ? Pour moi, c’est vraiment impossible. Cela dit, vous avez raison s’agissant du retour de l’islamisme sur le devant de la scène. Même si je ne crois pas que ce phénomène soit si puissant. Je veux dire qu’il ne s’agit que d’une réaction à la puissance américaine, une réaction certes dangereuse, criminelle, condamnable, mais cela suffit-il à asseoir une civilisation ?

                Je pense que l’arrivée au pouvoir des islamistes en Iran fut une réponse à la domination impérialiste planétaire des États-Unis. Quand l’ayatollah Khomeiny quitte Neauphle-le-Château et qu’il arrive à Téhéran, Michel Foucault (27) écrit dans le Corriere della sera que c’est le retour de la spiritualité dans la politique. Mais quelle spiritualité ? Quelle pauvreté ! Ça n’aurait pas marché s’il n’y avait eu la cristallisation avec un ennemi, les États-Unis, l’Occident et les exploiteurs, les sionistes, Israël, etc. C’est dans ce sens-là aussi qu’il faut voir l’islamo-gauchisme, si populaire aujourd’hui, vous avez raison, à l’Université, qui a pour racines la haine des juifs et du capital.

                J’en profite pour saluer ici votre défense absolue d’Israël, qui est ma position aussi. Je pense qu’Israël est un fait de civilisation. Et que la solution n’est pas dans un retour au christianisme, mais qu’elle se trouve plutôt, éventuellement, dans un regard que nous pourrions porter sur Israël en disant : « Prenons exemple sur ce peuple qui s’aime, qui se défend et qui perpétue son identité. » Comme je le disais tout à l’heure, une civilisation a besoin de transcendance. Et celle-ci ne se décrète pas. Mais si on s’adresse aux passions, aux pulsions, aux instincts, alors on peut conduire et guider les gens.

                Michel Houellebecq : L’islamisme réussit à faire croire que si on meurt pour la cause, on ira au paradis, un paradis peuplé de vierges ravissantes et arrosé de fleuves d’eau fraîche.

                Michel Onfray : C’est certain, ils savent motiver les gens qui vont se faire sauter au milieu d’une foule ou qui égorgent le père Hamel. Ils savent donner une raison de mourir et de faire mourir.

                Michel Houellebecq : Oui, mais une raison de vivre aussi.

                Michel Onfray : Pas si sûr. Regardez tous ces gamins dans les banlieues islamisées. Ils fument du shit, boivent de l’alcool. L’islamisme n’est pas parvenu à donner un sens à leur vie. Je crois que le christianisme ne le peut pas non plus, même celui prôné par ceux qu’on appelle les intégristes, qui sont des gens que je côtoie comme vous, d’une part parce qu’ils ont de la culture et de l’intelligence, mais aussi parce que je leur trouve beaucoup de courage.

                Chaque fois que j’ai eu des discussions avec des prêtres traditionalistes, j’ai constaté qu’ils étaient très affutés en théologie, ontologie, voire en philosophie au sens large du terme, notamment sur la question de la phénoménologie. Et il faut dire qu’ils font tout ce qu’il faut pour ne pas se faire aimer, en disant notamment, contrairement au pape François, que l’islam, ce n’est pas formidable. Quand je pense que ce pape jésuite a pris le nom du fondateur des Franciscains… Quand je revois ces images où on le voit présenter un gilet de sauvetage comme un nouveau crucifix… Quel abyme par rapport à son prédécesseur, Benoît XVI, qui était un grand théologien.

                Michel Houellebecq : C’est vrai, ils sont plutôt haut de gamme, les prêtres traditionalistes. Mais c’est plus facile de conduire les peuples avec la haine qu’avec un discours sur la grâce.

                Michel Onfray : Je dirais plutôt que le christianisme a perdu de son incandescence quand le théisme est devenu déisme avec Descartes, que nous avons commencé à faire avancer la raison, que nous sommes allés chercher des auteurs de l’Antiquité. Face à cela, les traditionalistes se sont réfugiés dans un espace cérébral, mais pas politique, vous avez raison. Si bien que personne n’imagine Geoffroy Lejeune prendre la tête d’une reconquête de façon militaire. C’est une plaisanterie, bien sûr…

                Pour dire les choses plus sérieusement, je reviens à mon séjour à l’abbaye de Lagrasse. Là-bas, un des moines m’a dit : « Mon métier, c’est la prière. » C’est très beau. Mais c’est oublier que saint Paul est représenté avec une épée dans toute la peinture occidentale, et ce n’est pas un hasard. Marx a raison lorsqu’il dit que la violence est la grande accoucheuse de l’Histoire. Ce que nos démocraties effondrées ont totalement oublié.

                Aujourd’hui, en Occident, il ne faut surtout pas que le sang coule. Si jamais un militaire saute sur une mine au Mali, on hurle à la catastrophe nationale et on enterre le défunt comme un homme d’État. Nous n’acceptons plus du tout l’idée qu’il y ait des milliers de morts en une seule journée, comme pendant la guerre de 14-18. Mais les civilisations qui ne sont plus prêtes à cela sont mortes. Pour qu’elles vivent, il faut des citoyens prêts à tous les sacrifices pour elles, comme Arnaud Beltrame, un grand personnage, selon moi, mort en chrétien. Cet homme a été formidable, mais ne nous illusionnons pas, nous n’avons pas des troupes assez nombreuses qui permettraient une reconquête. On a juste quelques intellectuels qui pensent qu’il faut revenir à la messe en latin. Des gens très estimables du reste, qui nous disent, comme Chantal Delsol, que le christianisme décadent permet de revenir au christianisme des origines, à une époque où, en gros, on était quelques-uns dans les catacombes. Mais si l’avenir du christianisme, c’est son passé le plus ancien, alors c’est vraiment terminé.

                Michel Houellebecq : Quand la Reconquista, modèle de la reconquête, a débuté, l’Espagne était sous domination musulmane. On n’est pas encore dans cette situation. Ce qu’on peut déjà constater, c’est que des gens s’arment. Ils se procurent des fusils, prennent des cours dans les stands de tir. Et ce ne sont pas des têtes brûlées. XXXXX XXX XXXXXXXXXXX XXXXXXX XXXXXX XXXX XXXXXXXX XXXXXXXXX, XX XXXXX XXX XXX XXXXX XX XXXXXXXXXX XXXXXX XXXX. XX X XXXX XXX XXXXXXXXX XX XXX XXXXXXXXXX XXXX XXX XXXXXXXX, XXXX XXX XXXXX XXXXXXXXXX XXX XXX XXXXXXXXX, XXXX XXX XXXXXXXX X XXXXXXX. Et les musulmans ne se contenteront pas de mettre des bougies et des bouquets de fleurs. Alors, oui, les choses peuvent aller assez vite. Une des choses les plus remarquables parmi les réactions à la « Lettre des généraux (28) » est la proportion de Français qui s’attendent à une guerre civile dans un futur proche.

                Michel Onfray : On a démarré sur la « Lettre des généraux », c’est peut-être ce qui nous séparera. Parce que vous, vous pensez que la guerre civile est à venir. Moi, je pense qu’elle est déjà là, à bas bruit. Tous les jours, des gens se font tabasser, rouler dessus par des scooters. Avec des bandes de six ou sept gamins qui agressent à coups de marteau. Je tire mon chapeau à cette grand-mère de 80 ans, qui a été épatante cet été en blessant un de ses assaillants avec son petit Opinel. Je pense que nous allons vers la horde primitive, avec des mâles dominants, qui, contrairement à ce que pense madame Rousseau, ne font pas des barbecues mais font régner la loi de la jungle dans les banlieues en asservissant les femmes, les enfants et les anciens.
                وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

                Commentaire


                • #9

                  Le problème, c’est que cet état de violence dans lequel nous nous trouvons n’est pas reconnu par le président de la République. L’existence de territoires perdus, pour reprendre l’expression de Georges Bensoussan (29), n’est pas admise en haut lieu. Julien Freund (30), un philosophe politique très intéressant et qu’on lit assez peu, définissait la souveraineté comme la possibilité de décider qui est l’ennemi. C’est très vrai. Mais on lui a rétorqué, de façon valable, que, bien souvent, ce sont les ennemis qui nous choisissent. De fait, le politique se doit de traiter le cas des gens qui ont décidé qu’ils étaient nos ennemis. Macron, lui, a décidé qu’à nos ennemis, on leur dirait à chaque fois « merci », « s’il vous plaît », « pardon »… Alors qu’une démocratie en forme est une démocratie qui ne s’interdit pas d’employer la violence, qui ne se laisse pas faire.

                  Il y a un bouquin intéressant de Jean-François Revel, Comment les démocraties finissent (31). Je l’ai lu il y a très longtemps, peut-être une vingtaine d’années, j’avais trouvé ça un peu radical. Mais je me dis à présent qu’il avait vu juste en postulant que les démocraties se mettent en danger de mort dès lors qu’elles estiment qu’il faut garder le sourire quand on se fait insulter, piétiner, massacrer. Et nous y sommes. On assiste au retour de ceux qui veulent l’homme nouveau, qui aspirent à la « régénération », mot qui existait déjà pendant la Révolution française. Ils sont à Europe Écologie-Les Verts, à la NUPES, et ils nous disent qu’il faut rester désarmé. Avec des gens comme ça, la France est à prendre et je pense qu’il faut peu de chose pour qu’on puisse dire qu’elle est tombée.

                  Michel Houellebecq : La population peut quand même parfois se mettre en colère. Prenez les Gilets jaunes.

                  Michel Onfray : C’était une colère polie. Se mettre en colère contre l’islamisme, ça me paraît peu vraisemblable, malheureusement. Les hommes préfèrent vivre soumis plutôt que mourir libres et triomphants. Regardez, à chaque fois que des gens se font agresser, ils baissent la tête. Et les personnes autour s’en vont, n’interviennent pas. C’est humain. D’autant que les tenants d’une certaine gauche s’en viennent vous dire que la police tue. Ils prétendent que ceux qui sont censés empêcher la violence seraient à l’origine de la violence. Quelle honte ! Moi, je fais confiance à nos soldats, à nos policiers et à nos gendarmes. Et je suis scandalisé qu’on ne leur donne pas assez de moyens. Je suis outré par ces préfets qui préfèrent ne pas faire de vagues quand il y a un délit de fuite et font verbaliser les grands-mères ayant oublié de remplir leur attestation de sortie pendant le Covid.

                  Michel Houellebecq : Vous avez raison et Revel a raison, la lâcheté est répandue. Je me suis longtemps demandé ce qui se passerait quand les intersectionnalistes se retrouveraient face à leur contradiction la plus flagrante, l’opposition frontale entre l’islam et le féminisme. Eh bien, j’ai vu. L’affaire des viols de Cologne m’a ouvert les yeux. En cas de difficultés avec l’islam ou même, simplement, avec l’immigration, les féministes s’écrasent, pour ne pas employer de terme plus déplaisant. Les féministes occidentales ne sont pas si dangereuses que ça, elles sont aussi lâches que les hommes occidentaux, tout aussi prêtes à se soumettre.

                  Michel Onfray : Et oui, puisque le gauchisme a une logique imparable sur le papier. Après ce qui s’est passé à Cologne, Houria Bouteldja (32) et quelques autres nous ont fait savoir que les Arabo-musulmans, c’est l’expression utilisée, les Arabo-musulmans ont violé des femmes blanches, mais qu’en même temps, ils ont été privés de leur dignité pendant des années par le colonialisme, si bien qu’ils sont en réalité des victimes. Pour les gauchistes, les violeurs sont des victimes du privilège blanc.

                  Grâce au raisonnement sartrien sur la contre-violence, grâce à Frantz Fanon (33), ils ont l’idéologie pour justifier ce genre de choses. C’est le discours victimaire, qui consiste à dire qu’un Blanc a toujours tort parce qu’il est descendant de Blancs qui étaient des génocidaires. Et qu’une personne de couleur a toujours raison parce qu’elle descend de personnes de couleur colonisées ou esclavagisées.

                  J’ai vu en Martinique des ouvrages terribles qui, la psychanalyse aidant, nous expliquent que le traumatisme de 1492 est encore porté par les gens de couleur.

                  Michel Houellebecq : Le gauchisme, je n’y crois qu’à moitié. J’ai toujours eu du mal à prendre la chose au sérieux. Je l’envisage comme ce qui se produit depuis très longtemps, disons depuis 1945, à savoir une imitation servile de tout ce qui se fait aux États-Unis. Un peu comme une mode que les gens suivraient sans y croire. Et je pense qu’il suffirait que les États-Unis changent pour qu’on change nous aussi.

                  Les Américains je les aime bien, bizarrement. Mais il faut reconnaître qu’ils sont psychologiquement instables, voire carrément névrosés. Il n’y a qu’à voir la vitesse avec laquelle Trump est devenu leur Président. Cette rapidité de parcours ne pourrait avoir lieu dans aucun pays européen, et surtout pas en France. Les Français sont lents. J’ai été frappé par la fin de White (34), le dernier livre de Bret Easton Ellis, qui raconte ce à quoi il a assisté lors de l’arrivée au pouvoir de Trump. Ses amis sont presque tous des juifs libéraux de gauche. Ils ont adopté des comportements bizarres. Pendant quelques dizaines de pages, l’auteur essaye de qualifier leur comportement et il finit par se résigner à utiliser le seul mot qui convienne : en fait, ils sont devenus fous. Ils ont réellement cru qu’ils étaient physiquement menacés par l’administration Trump. Beaucoup se sont réfugiés en Europe. Ils sont tous riches, alors ils sont allés dans le Lubéron ou en Toscane. Un comportement aussi névrotique ne peut exister qu’aux États-Unis d’Amérique.

                  Moi, j’avais cru bêtement, au moment de l’élection d’Obama, qu’une réconciliation allait se produire entre les Blancs et les Noirs. Alors que c’est exactement l’inverse qui s’est produit, tout s’est aggravé. Tout est devenu plus violent et plus imprévisible. Donc, je ne parierais rien sur ce que penseront les Américains dans dix ans. Il se peut que le mouvement woke disparaisse en quelques semaines. Et nous sommes complètement à la remorque des États-Unis. Complètement. On ne peut pas lutter contre ce qui vient d’Amérique. On n’est pas mentalement armés pour ça. Ce qui m’amène à cette conclusion désolante : notre seule chance de survie serait que le suprémacisme blanc devienne trendy aux USA.

                  Michel Onfray : Cela pourrait changer si nous sortions de l’Union européenne et de l’OTAN.

                  Michel Houellebecq : Oui, peut-être, encore que les modes intellectuelles résistent parfois aux évolutions politiques. De toute façon, vous le savez, je considère cette sortie comme souhaitable, pour à peu près toutes les raisons imaginables. Malheureusement, pour l’instant, aux idioties des woke, nous n’avons à opposer que les niaiseries de l’assimilation.

                  En France, la minorité ethnique étrangère la plus appréciée, et de loin, est asiatique. Et elle a également été, pendant des décennies, la moins assimilée, et de loin. J’ai longtemps habité dans le quartier asiatique de Paris, dans le XIIIe arrondissement. Dans ma tour, il n’y avait à peu près aucun Chinois de plus de 50 ans qui parlait français. Ils étaient pourtant là depuis trente ans, mais ils n’avaient pas appris. Ils vivaient dans un monde parallèle, avec son économie parallèle. Pour les liaisons avec l’administration, quelqu’un parlait français au sein du groupe et s’en chargeait pour les autres. Il existe encore des sites web en chinois, que les Français ne connaissent pas, où l’on peut trouver à peu près tout : des électriciens, des chauffeurs de taxi, des prostituées… Bref, ils n’étaient aucunement assimilés et ça se passait très bien, pour une seule et très bonne raison : il y avait moins de délinquants chinois que de délinquants français du même âge. Beaucoup moins. XX XXXXX XXX XX XXXXXXX XX XX XXXXXXXXXX XXXXXXXXX XX XXXXXX, XXXXX XX XXX, XX XXXX XXX XXX XXX XXXXXXXXX XXXXXXXXXXX, XXXX XXXXX XXXXXXX XX XXX XXXXX XX XX XXX XXXXXXXX, XX XXXXX XXX XXXX XXXXXXXX XXXXXXX, XXXXX XXXXXXXXXX XX XXX XX XXX XXXX. XX XXXX, XXXXX XXXXX XXXXXXXX, XXXXX XXX XXXXXXXX.

                  Michel Onfray : En somme, vous donnez raison à Huntington (35). Quand il s’agit de brasser des populations occidentales, il n’y a aucun problème. Mais le problème se pose avec des gens dont la civilisation est différente. Vous avez aussi les relations de la France avec certains pays. On a colonisé le Vietnam et, en même temps, il n’y a aucun souci avec les Vietnamiens qui vivent en France, car, pour la plupart, ils ont fui le régime communiste. Alors qu’il y a un problème avec nombre d’Algériens qui, eux, ne sont pas des dissidents du régime d’Alger et sont influencés par l’hostilité toujours très forte de l’Algérie à notre égard. Quand on va à Alger et qu’on allume la télé, on a l’impression que la guerre d’Algérie n’est pas finie.

                  Michel Houellebecq : Je crois malheureusement que c’est plus profond. Je vais dire quelque chose de désagréable, mais je constate qu’on n’a pas de problème avec les gens qui se sentent supérieurs à nous, comme les Asiatiques. Mais nombre d’Algériens se sentent inférieurs, parce qu’on les a toujours considérés comme inférieurs. C’est peut-être là, le vrai péché originel de la colonisation : cette prétention absurde de la gauche – vous avez cité Victor Hugo – de vouloir apporter au monde entier, de gré ou de force, les « Lumières », les « droits de l’homme », enfin toutes ces créations occidentales qui sont, en effet, le reste du monde a raison, discutables.

                  Et le pire, c’est qu’on continue avec la laïcité, à laquelle nous avons de plus cessé de croire. C’est absurde : on ne peut combattre une croyance forte qu’avec une autre croyance forte, c’est-à-dire une autre religion. Mais imposer la laïcité, croyance faible, à des musulmans, ça ne peut pas fonctionner. Si on ne dispose pas, dans son stock culturel, d’une religion dans sa phase agressive, la seule solution est de vivre côte à côte, d’essayer d’atteindre une relative indifférence mutuelle, qui peut permettre une coexistence sans conflit. Cela s’est souvent vu dans l’Histoire. L’indifférence est le plus sûr moyen de pratiquer la tolérance, et l’ignorance favorise une calme indifférence, mieux se connaître ne conduit pas forcément à s’aimer davantage. Là aussi, les musulmans pourraient prendre exemple sur les Chinois : les Français en général ne savent pas quelle est leur religion, ni même s’ils en ont une, du point de vue discrétion on ne peut faire mieux. Dans ces conditions, ça pourrait peut-être tenir quelque temps. Mais il faut reconnaître qu’on n’en prend pas le chemin et que pour de nombreux musulmans, la meilleure solution, à l’heure actuelle, est sans doute le retour.

                  J’ai vécu des années en Irlande, mon dernier voisin là-bas était un Pakistanais. D’un naturel aventureux, il était probablement un des seuls Pakistanais à avoir atteint l’ouest de l’Irlande. C’était également un homme pieux et un excellent cuisinier, enfin, une personnalité à multiples facettes. Je pense qu’il était ce qu’on appelle salafiste, mais certainement pas djihadiste, les attentats du 11 Septembre l’avaient horrifié. Il était en train de prendre conscience d’un vrai problème : ses deux filles grandissaient et promettaient de ressembler à leur mère, qui était superbe. En bref, il avait peur pour la vertu de ses filles. Il avait raison d’avoir peur.

                  Michel Onfray : Oui, on peut comprendre que des musulmans aient des réserves sur les mœurs occidentales. On leur dit que leurs filles vont s’épanouir en se mettant sur le marché du sexe, en étant possédées comme des choses, en montrant leur corps comme dans les publicités. « Si c’est ça, le féminisme, nous on n’est pas féministes, répondent-ils. Nous, nous avons des femmes qui sont respectées. C’est d’ailleurs pourquoi elles se cachent les cheveux avec un voile, etc. » J’entends qu’ils puissent dire que Simone de Beauvoir n’est pas l’horizon indépassable de la condition féminine. J’entends qu’ils nous disent : « Vous pensez que le Coran est misogyne, mais c’est parce que vous le pensez à partir de vos catégories occidentales. À partir des catégories musulmanes, le Coran n’est pas misogyne, il donne au contraire à la femme une dignité que l’Occident ne lui donne pas. » J’entends tout cela, même si, bien sûr, je n’y souscris pas.
                  وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

                  Commentaire


                  • #10
                    Michel Houellebecq : Patrick Buisson (36) semble davantage y souscrire. J’avais été frappé par la déclaration où il affirmait « éprouver davantage de respect pour une femme voilée que pour une Lolita en string ». Les Lolita en string, à mon avis, sont surtout dans sa tête – ce n’est pas un reproche. Quoi qu’il en soit, nos priorités morales sont différentes. Moi, c’est plutôt l’euthanasie, vous l’aurez noté. Mais, même si l’Occident a tendance à se désexualiser en ce moment, pour un musulman sérieux c’est encore trop, et mon voisin pakistanais était en effet mal barré.

                    Le problème, c’est que s’il rentrait au Pakistan, il avait trente-six cousins qui allaient lui sauter dessus pour profiter de l’argent qu’il avait amassé en Irlande. Il avait bien réussi, il était propriétaire de sa maison, par exemple. À l’échelle du Pakistan, c’était certainement un homme riche. Alors, en vacances, il partait chaque fois dans un pays musulman différent, pour voir s’il ne pourrait pas s’y installer. Au fond, il avait raison de penser qu’il est impossible de rester un bon musulman dans un pays occidental. Il faut lire le Coran. L’interprétation la plus juste, à mon avis, est l’interprétation salafiste, mais pas djihadiste. Mahomet n’a pas prescrit de coloniser le monde entier, ni de détruire tous les mécréants de la planète. Le projet de saint Paul est plus universel que le sien. J’ai l’impression que la ligne de conduite la plus conforme au Coran, la meilleure pour un bon musulman, est celle d’un retour en terre d’islam et qu’elle doit être adoptée, si ses moyens financiers le lui permettent. Dans le cas contraire, il doit, autant que possible, rester à l’écart.

                    Michel Onfray : Vous avez raison, il faut lire le Coran. Et pas que le Coran, d’ailleurs. Il y a aussi les hadiths et la Biographie du prophète. Il faut prendre ces trois sources, où l’on voit que Mahomet tue des gens, qu’il les décapite, même, et qu’il indique ce faisant une voie pour atteindre le paradis. On comprend bien que si le jihad armé n’est pas théorisé, il est du moins rendu possible par l’interprétation de nombre de versets.

                    Mais il y a aussi les versets abrogeants, qui disent que quiconque tue un homme tue tous les hommes et que quiconque sauve un homme sauve tous les hommes. Dès lors, on peut se borner à voir le jihad comme une prière, d’une certaine manière. Si bien qu’il est possible, je pense, de trouver un terrain d’entente, en limitant l’islam géographiquement, comme vous le suggérez. Mais qu’est-ce que ça veut dire militairement, diplomatiquement, politiquement ? Ça veut dire qu’on arrête nos interventions dans les pays musulmans. Car, effectivement, les Irakiens peuvent dire que ce ne sont pas eux qui ont commencé.

                    Michel Houellebecq : Ils ont absolument raison, les Irakiens. Ils n’ont pas commencé. Les interventions guerrières occidentales en terre d’islam sont aussi stupides qu’inacceptables, je suis de votre avis. La situation de la Terre sainte est bien sûr plus complexe. On ne peut nier que les juifs ont volé leur terre aux Palestiniens, mais leur antériorité est tout aussi indiscutable.

                    Michel Onfray : Pourquoi soutenez-vous Israël ?

                    Michel Houellebecq : Pour des raisons morales. Quand on a un doute sur la justesse de deux causes opposées, il faut examiner les moyens employés par les deux camps ; les moyens déterminent la légitimité de la fin. Or, il y a une différence de fond entre les attentats aveugles des terroristes palestiniens et les assassinats ciblés de l’armée israélienne. Les Palestiniens emploient des moyens franchement immoraux, les Israéliens des moyens à peu près moraux ; la question est donc tranchée. Je ne vais pas jusqu’à partager l’opinion de ceux qui veulent interdire toute manifestation d’antisionisme, parce que ce ne serait qu’une forme déguisée d’antisémitisme. C’est faux. D’ailleurs, je ne sais pas exactement ce qu’on entend par sionisme aujourd’hui.

                    Michel Onfray : Herzl dit très précisément que le sionisme, c’est penser que les juifs ont droit à leur État. C’est un principe socialiste au départ. Les kibboutz sont du reste des structures socialistes.

                    Michel Houellebecq : Dans ce cas, je suis sioniste. Mais, à l’heure actuelle, j’ai parfois l’impression que, pour ne pas être qualifié d’antisioniste (et donc d’antisémite), il faudrait approuver toutes les colonisations israéliennes, alors que les Israéliens eux-mêmes sont divisés à ce sujet et que les élections sont parfois très disputées. Puisqu’on parle de colonisation, je reviens un instant à mon péché mignon. J’ai consulté les chiffres de la démographie. L’indice synthétique de fécondité est de 3,4 en Palestine, de 2,9 en Israël. L’écart existe, mais il n’est pas considérable.

                    Michel Onfray : Il y a plusieurs façons d’être sioniste, c’est vrai. La première consiste donc à dire que les juifs ont droit à leur État. Et je rappelle que le grand mufti de Jérusalem avait choisi son camp quand il est allé voir Hitler pour soutenir la création de divisions SS composées de nazis musulmans. Après avoir, dit-on, prié dans la seule mosquée qu’il y avait à Berlin à cette époque-là, il aurait recommandé au führer de « ne pas oublier les enfants » dans les rafles de juifs… Je pense que lors de l’instauration de l’État d’Israël, les Palestiniens avaient un dommage de guerre à payer, en raison du comportement fautif de leur grand mufti. Un dommage acté à la conférence de Yalta. Dans un premier temps, c’est ça, la possibilité pour un peuple errant de disposer d’une terre sur laquelle il pourra créer un État.

                    Depuis, cette possibilité a eu lieu et on ne peut pas revenir en arrière, on ne va pas jeter les juifs à la mer. Mais il y a maintenant, c’est vrai, la colonisation de nouveaux territoires, avec à la clé le Grand Israël. Et là, on peut avoir des réserves. Je me suis rendu en Israël et en Palestine, et j’ai vu des va-t-en-guerre, mais aussi des gens du peuple, juifs et Arabes, qui ont envie de vivre ensemble, qui n’ont pas intérêt à la guerre. Ce que ne disent pas les médias de gauche, souvent islamo-gauchistes et antisémites.

                    Quand on est sur place, c’est un peu plus clair. On voit que c’est une question de civilisation, qu’Israël est un peuple qui s’est créé, avec sa langue d’une certaine manière, l’hébreu moderne, avec son identité culturelle, une fierté légitime par rapport à sa littérature, sa musique et sa diversité, puisque vous avez aussi bien des juifs intégristes à Jérusalem que des drag queens à Tel-Aviv. Ce voisinage ne pose aucun problème, ni aux uns ni aux autres. C’est un pays dans lequel il y a une mobilisation générale de tout le monde, les garçons et les filles font leur service militaire, on respecte la mémoire et les anciens. Bref, il y a tout ce qui fait une civilisation dans son être, dans sa durée. Nous devrions en tirer des leçons. Car les Français, eux, ne s’autorisent plus à être fiers de leur pays. Dès qu’ils aiment un de leurs auteurs, on cherche dans un coin de page quelque chose pour dire que c’est un sale type. Nous cultivons la détestation de soi, l’amour des passions tristes, la célébration de tout ce qui nous détruit.

                    Michel Houellebecq : Je me souviens d’un moment amusant, lors d’un débat que vous avez eu avec Éric Zemmour. Vous y établissiez clairement le caractère inéluctable du déclin. Normalement, Zemmour aurait dû dire : « Je suis complètement d’accord avec vous, Michel. » Parce que c’est ce qu’il pense. Sauf qu’il s’est souvenu qu’il voulait devenir président de la République. Donc, il s’est dit qu’il devait quand même délivrer un message positif. Alors, évidemment, il s’est un peu embrouillé et il a dit, sans trop y croire, que tout n’était pas forcément perdu. Ne nourrissant pas d’ambition présidentielle, ça ne me dérange pas de dire que je suis complètement d’accord avec vous et que tout est perdu. Mais ça m’attriste. Bon, quand même, il faudrait qu’on trouve un point de désaccord… Ah si, j’en ai un !

                    Michel Onfray : Lequel ?

                    Michel Houellebecq : Votre opposition à la chasse. J’ai failli écrire un article en réponse à l’un des vôtres.

                    Michel Onfray :Écrire un texte ? Carrément ?

                    Michel Houellebecq : Oui, je l’ai envisagé. Vous avez écrit un texte contre la corrida dans Causeur. Moi aussi, je suis hostile à la corrida. Mais, dans le même article, vous indiquiez être contre la chasse. Or, je suis tout à fait favorable à la chasse, dans la logique de mon opposition à l’élevage industriel. La chasse, c’est quand même ce qui sauvegarde le mieux les conditions de vie de l’animal.

                    Michel Onfray : Bon, bon, on ne va pas être d’accord…

                    Michel Houellebecq : De mon point de vue, une bête abattue par un chasseur, c’est un animal tué par un prédateur plus rusé. Ça arrive tout le temps. C’est la vie.

                    Michel Onfray : Je ne vois pas les choses ainsi. Pour moi, les chasseurs désorganisent la nature pour nous dire ensuite qu’il faut la réorganiser. Exactement comme les gens qui mettent le feu pour pouvoir dire après qu’ils sont pompiers. Dans les forêts, les chasseurs multiplient les sangliers, les nourrissent. Les fédérations de chasse font de l’agrainage pour pouvoir ensuite tuer des bêtes nombreuses et bien engraissées. Et je ne parle même pas des lâchers de perdrix et de faisans, qui sont élevés en batteries et qu’on balance dans la campagne le jour de l’ouverture de la chasse. Sans oublier ce moment d’orgasme chez les chasseurs, quand ils tuent. Comme des hommes des cavernes, mais évolués, puisqu’ils ont un fusil à lunette en main. La corrida, qui est un art de retirer du plaisir de la souffrance qu’on inflige à un animal, est comme la chasse. Alors, évidemment, mon frère est chasseur et ma mère fait des pâtés de sanglier avec ce qu’il rapporte, et je mange ce pâté. Mais je dis à mes amis chasseurs : « Faites des sorties avec vos chiens, avec vos copains, faites de bons repas, mais, par pitié, ne tirez pas ! »

                    Michel Houellebecq : Ça va vous surprendre, mais, à mon avis, Mark Zuckerberg (37) a dit quelque chose d’intelligent sur le sujet. Il a déclaré qu’il avait décidé de ne manger à l’avenir que les animaux qu’il aurait tués lui-même. Ce qui élimine toute la viande d’abattoir et donc représente un vrai progrès. Ensuite, je l’avoue, j’ai un argument plus personnel : je crois que je pourrais prendre plaisir à chasser. J’aime bien le tir. Quand j’étais protégé par des policiers, ils m’ont amené dans un des endroits où ils s’entraînent et fait essayer différents fusils. J’ai adoré cette journée.

                    Michel Onfray : Moi, quand je vois un mouvement d’animal, un oiseau dans le ciel, par exemple, je trouve ça extraordinaire. Et l’idée d’arrêter ce mouvement, de voir l’animal comme une espèce de boule de chair, ça ne me plait pas du tout. Désolé, mais je ne peux pas défendre cette activité-là. Je ne peux pas approuver ces passions tristes, pour reprendre l’expression de Spinoza, car donner la mort et prendre plaisir à donner la mort, c’est une passion triste, terriblement triste, peut-être la pire des passions tristes.

                    Michel Houellebecq : Honnêtement, non, ce n’est pas le plaisir de tuer ; je n’en ai aucun quand je tue un moustique et ce serait pire avec un animal supérieur. Mais viser une cible petite, rapide et imprévisible, c’est passionnant. Et puis, il y a autre chose, la chasse fait partie du mode de vie des ruraux. Je suis membre du jury littéraire de la revue 30 millions d’amis. À peu près tous les ans, il y a au moins un livre contre la chasse. Il y a les opposants absolus, religieux, presque. Et il y a les opposants modérés qui, à mon avis, ont raison. C’est vrai que c’est honteux de lâcher des bêtes à peine sorties de leur élevage, qui savent à peine voler ; c’est vrai que c’est inacceptable de grillager des bouts de forêt pour empêcher les animaux d’en sortir et pour offrir à ceux qui viennent en week-end un beau tableau de chasse. Mais la pratique majoritaire des chasseurs n’est pas celle-là. C’est un loisir entre amis, une promenade avec des chiens. Alors oui, c’est vrai, les chasseurs tuent parfois des animaux, mais ils les mangent ensuite. Le mot convivialité m’agace, mais c’est bien ça dont il est question. Et en plus, ils nettoient les forêts, contrairement aux écologistes, irresponsables et infantiles.

                    Michel Onfray : Je ne suis pas insensible à cet argument. D’ailleurs, je voudrais m’arrêter un instant sur le thème de l’infantilisation. Je pense que c’est plutôt le modèle de l’adolescent qui est gênant dans notre société, davantage que le modèle de l’enfant. Pendant longtemps, l’adolescence, ça n’a pas existé. Et puis, on a inventé cette période de la vie, qui nous permet d’être des enfants quand c’est avantageux et des adultes quand ça l’est également. Résultat, on a des têtes à claques. La tyrannie de l’adolescence, c’est terrible.
                    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

                    Commentaire


                    • #11
                      Michel Houellebecq : Je suis bien d’accord. Je me souviens d’avoir parlé des kids définitifs, mais j’ai l’impression que l’âge de référence a encore baissé. Pour moi, le lieu qui symbolise cette manière d’être, en même temps complètement assisté et complètement capricieux, c’est l’aéroport, qui me paraît l’endroit le plus détestable de la modernité. Le pire, ça a été au moment du Covid. Je n’ai pas reproché à Macron sa politique sanitaire. Effectivement, il était difficile de lutter contre un ennemi fort imprévisible.

                      Mais, comme tout le monde à peu près, j’ai assez vite compris comment le virus se propageait, qu’il fallait porter un masque dans certains endroits et que c’était inutile dans d’autres. Tout ça tombait sous le sens. Je n’ai pas aimé que le gouvernement nous traite comme des enfants, et des enfants abrutis. À l’âge de 6 ans, j’aurais déjà réalisé la stupidité de certaines mesures gouvernementales. Tout cela est pénible, à force.

                      Tocqueville l’avait pressenti, dans son passage sans doute le plus célèbre : « Je veux examiner sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde… » Comme il l’écrit, si l’État employait les méthodes de la puissance paternelle dans le but de nous faire sortir de l’enfance, ça pourrait aller. Mais on voit bien que son désir est de nous maintenir en enfance toute notre vie. Et pour moi, cela va de pair, d’une manière étrange et perverse, avec la dévalorisation de la vie. Avant, l’honorabilité se conquérait au fil de l’existence. Le respect dû aux cheveux blancs ne s’appliquait pas aux anciens voleurs. Il fallait faire ses preuves pour être respectable. Et un enfant n’avait pas fait ses preuves. Aujourd’hui, on respecte les enfants parce qu’ils sont des enfants. Ce qui est quand même bizarre, car c’est une négation totale du dogme du péché originel.

                      Michel Onfray : Vous pensez que l’être humain est coupable de naissance ?

                      Michel Houellebecq : Ben oui, quand même.

                      Michel Onfray : De quoi ?

                      Michel Houellebecq : Mais du fait d’être un être de pur désir, égoïste et égocentrique.

                      Michel Onfray : C’est notre nature, d’accord, mais ce n’est pas incompatible avec le respect dû aux autres. C’est assez drôle, parce que j’ai l’impression que vous adhérez à ce dogme du péché originel qu’on ne vous a pas inculqué, alors qu’à moi, oui, mais je n’y crois pas. Je pense même que c’est la grande catastrophe de croire au péché originel et d’oublier que Darwin nous a donné une explication, éthologique.

                      Michel Houellebecq : Il n’y a pas que l’être humain qui soit coupable. À mon avis, l’ensemble de la nature l’est. La possibilité d’égoïsme, voire de cruauté, existe par le simple fait de l’individualité, déjà pleinement présente dans chaque animal – pour les plantes, c’est moins clair. Mais, là, je suis un schopenhauerien de stricte obédience.

                      Michel Onfray :On a peut-être trouvé un vrai désaccord entre nous. Je pense que nous sommes des êtres de tribu, avec toute la jalousie et l’envie que cela implique. Et que cette situation est supportable, à condition d’être soumis à une éducation suffisamment répressive. C’est très freudien, je le reconnais. C’est la thèse de Malaise dans la civilisation (38). Donc, on n’a pas besoin de Dieu, on n’a pas besoin du péché originel pour ça.

                      Michel Houellebecq : Oui, le péché originel, disons que pour moi, c’est une métaphore du fait que l’être humain doit être dressé. L’homme naît mauvais, mais la société peut l’éduquer. Comme souvent avec Rousseau, il suffit de dire le contraire de lui pour être dans le vrai.

                      Michel Onfray : D’accord, mais on ne naît pas coupable. On naît informe ou sans forme et il faut nous former.

                      Michel Houellebecq : Je ne sais pas si le fait de vouloir imposer sa volonté en poussant des hurlements, comme le font les enfants, est si répandu chez les animaux… Il y a chez l’homme une volonté de tout contrôler, de dominer son environnement.

                      Michel Onfray : Quand un poulain ou un veau naît, il se tient presque immédiatement sur ses pattes. D’une certaine manière, il est autonome assez rapidement. Tandis qu’un enfant qui naît, si on ne s’occupe pas de lui pendant six, sept, huit ans, il va mourir. C’est une spécificité. On naît non fini. Et la finition se fait à l’école, dans la famille, bref, dans la civilisation. Sans quoi, on a des enfants sauvages, comme on les appelait autrefois.

                      Michel Houellebecq : Le problème, c’est qu’aujourd’hui, on nous dit que tout ce qui sort de l’enfant ne peut être que bon et beau. On voit cela notamment dans les romans américains, qui sont particulièrement énervants de ce point de vue puisqu’ils décrivent les rapports humains entre époux, entre collègues, en des termes particulièrement brutaux et cyniques, où le chacun pour soi est très fort, mais où les enfants sont présentés comme des sortes d’elfes enchantés. Ça ne correspond pas à la réalité. L’enfant, dès sa naissance, est tout à fait prêt à revendiquer ses intérêts. Son égoïsme se manifeste dès ses premiers jours. Il se limite à la nourriture, au début, mais dès qu’il se met à bouger, à marcher, il devient dangereux. J’ai trop constaté la cruauté chez les enfants, envers les animaux notamment. Je me suis souvent demandé ce qu’il restait de vraiment catholique chez Baudelaire. Finalement, je crois une seule chose, mais très importante : le dogme du péché originel.

                      Michel Onfray : Ça me fait penser que vous êtes, me semble-t-il, très intéressé par la pensée contre-révolutionnaire française : Bonald (39), de Maistre (40)…

                      Michel Houellebecq : Bonald, c’est un peu plus fastidieux que de Maistre. En fait, ce que je préfère chez de Maistre, ce sont ses écrits contre le protestantisme. Il met le paquet et pour lui, c’est clair, tout le mal vient de Luther, y compris la Révolution française. Il a des phrases fortes, comme « Le protestantisme est républicain dans les monarchies et anarchiste dans les républiques. » Dans le même genre, il y a ce bref passage d’Auguste Comte que j’aime beaucoup, qui qualifie le mot protestant de « caractéristique ». En effet, un protestant, ça proteste et ça ne sait guère faire que cela (rires). Mais pour revenir à de Maistre, je trouve que résister, comme il l’a fait, à l’air du temps, c’était courageux. J’aurais bien aimé qu’il soit là au moment de Vatican II…

                      Michel Onfray :Le catholicisme a résisté à tout sauf à Vatican II.

                      Michel Houellebecq : Oui effectivement, Geoffroy Lejeune est intarissable sur ce sujet. Et il remarque que ce suicide est d’autant plus étonnant que les fidèles ne demandaient rien. N’empêche que cela a marqué le début du déclin de la pratique, et plus encore des vocations de prêtres qui, depuis, se sont effondrées.

                      Michel Onfray :Pas dans les monastères…

                      Michel Houellebecq : Les monastères, c’est plus facile. Vous avez remarqué, ils sont presque toujours situés dans des sites d’une grande beauté. Je ne sais plus à combien de cérémonies religieuses ils participent dans une journée, mais ils sont très souvent en état d’adoration. Le reste du temps, ils font un travail manuel plutôt agréable, ce n’est pas l’usine non plus. Il est beaucoup plus facile d’être chrétien quand on est moine que quand on est prêtre. Les prêtres, eux, sont en ville, où il existe des tentations. Non seulement ils doivent être chastes, mais ils ont très peu d’argent.

                      Michel Onfray : Oui, ça doit être très difficile. Les prêtres ont quelque chose d’héroïque.

                      Michel Houellebecq : Michel, je voulais aborder la question souvent polémique du grand remplacement (41).

                      Michel Onfray : Toujours polémique, vous voulez dire !

                      Michel Houellebecq : Oui.

                      Michel Onfray : Vous y croyez, vous, au grand remplacement ?

                      Michel Houellebecq : D’abord, j’ai été très choqué qu’on appelle ça une théorie. Ce n’est pas une théorie, c’est un fait. Je n’avais pas lu Renaud Camus. Je voulais le lire depuis longtemps, parce que j’estime Emmanuel Carrère (42) et qu’il a écrit à plusieurs reprises que « c’est vraiment dommage que Renaud Camus défende ces positions, c’est un si bon écrivain !  » Bon, j’ai fini par lire, et c’est vrai, Renaud Camus est un bon écrivain, ça ne fait pas de doute. Donc, il a constaté un grand remplacement ou, pour être plus précis, la modification de la composition ethnique et religieuse de la population européenne. C’est une évidence statistique.

                      Mais contrairement à ce que je croyais, il y a quelques traces de complotisme en lui. J’ai été surpris qu’un homme à l’évidence intelligent émette l’idée qu’il y aurait un complot orchestré par ce qu’il appelle les « davocrates », une espèce de groupe issu du forum de Davos. Pour moi, il est évident qu’il n’y a aucun complot. En matière d’immigration, personne ne contrôle rien, c’est bien là tout le problème. Il y a juste une réalité démographique écrasante. En 2050, rien qu’au Nigeria, il y aura 400  millions d’habitants. Pendant ce temps, l’Europe continuera de se dépeupler. Après, c’est de l’hydraulique. Le transfert se fera et la composition de la population changera. Sur le plan ethnique, ce qui ne me dérange pas particulièrement. Mais aussi sur le plan religieux, ce qui me dérange bien davantage. Alors, comment résoudre cela ? Limiter la population humaine est impossible. Il faudrait contrôler, maîtriser les naissances, et l’Occident ne peut pas maîtriser les naissances africaines. Les pays africains non plus. Cela va mal finir, en effet. L’Europe sera emportée par ce cataclysme.

                      Michel Onfray : Je souscris à cette idée. Et je remarque que même Mélenchon valide le grand remplacement, qu’il appelle simplement par un autre nom, la « créolisation ».

                      Michel Houellebecq : Mélenchon essaye de passer pour un type cultivé, de temps en temps, il aime bien employer un mot rare, mais il ne le fait pas toujours à bon escient. Je suis blanc, je suis né à la Réunion, outre-mer, donc. C’est cela, être créole. Je suis créole. Le mot juste est « métissage ».

                      Michel Onfray : Entièrement d’accord. Il n’est pas cultivé. J’ai déjeuné une fois avec lui. À l’époque, il n’était pas encore question qu’il soit candidat à la présidentielle. C’était très en amont. J’ai passé un repas assez consternant, durant lequel j’ai constaté quelle lecture il faisait de la Révolution française, en se bornant, en bon trotskiste, à Mathiez (43) et Soboul (44), ce qui est éminemment sommaire. Sur le plan littéraire, même chose, il sait deux ou trois trucs sur Victor Hugo et c’est à peu près tout. Mais voilà qu’il nous parle de créolisation. Il a choisi ce terme parce qu’il est politiquement correct, qu’il renvoie à Édouard Glissant (45), à la Martinique, aux Antilles.

                      Mais il se fait que j’ai lu Édouard Glissant et très précisément les textes qu’il consacre à la créolisation. Ce n’est pas du tout ce que Mélenchon en dit. Glissant est un formidable poète lyrique, mais dès qu’il se met à faire de la politique, on se dit qu’il n’a pas fumé que du tabac. Selon lui, la créolisation peut théoriquement se faire de manière pacifique, mais, pratiquement, cela ne s’est jamais passé autrement qu’à travers la violence, et il trouve cela formidable. Il choisit un exemple « marin », en expliquant que la créolisation est l’avènement d’une société de méduses. Je suis désolé, mais moi, dans la mer des Antilles, je me suis fait brûler par des méduses ! Et je ne comprends pas bien pourquoi on ferait d’un animal venimeux un paradigme sociétal. Ou plutôt, je crois bien comprendre pourquoi je ne comprends pas très bien. Glissant, c’est très lyrique, c’est très poétique. Mais ça n’est pas sérieux. De cela, Mélenchon se moque. Il est d’ailleurs probable qu’il n’ait même pas lu Glissant et qu’il l’interprète de manière militante et fautive parce que trois personnes de son équipe lui ont fait une note. Ce qu’il dit de la Révolution française montre qu’il ne travaille pas ses sujets en profondeur. Il sait juste impressionner les journalistes. Et leur cacher qu’il est en réalité un jacobin favorable à la violence.

                      J’en viens à ce que je pense du grand remplacement. Il me semble, tout comme à vous, que c’est objectivement ce que disent les chiffres. Ensuite, est-ce décidé à Davos ? Je n’en sais rien, je ne suis pas complotiste. Mais je trouve curieux que des gens puissants se réunissent dans des lieux comme ça, où certains rendez-vous sont interdits au grand public et aux journalistes. Et je demande juste : « Répondez à cette question, pour quelle raison interdisez-vous la publicité de vos réunions ? » Je me demande si Renaud Camus n’en est pas au même stade que moi, en se posant simplement cette question.
                      وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

                      Commentaire


                      • #12

                        Michel Houellebecq : Sur le fond du sujet, je dois reconnaître une véritable incertitude concernant la dimension religieuse du grand remplacement. Parce que je ne suis pas au courant, je ne sais pas de quelle religion sont ces gens qui viennent de plus en plus en Europe. Ça change quand même pas mal de choses. L’hypothèse répandue, c’est qu’il y a beaucoup de musulmans. Mais il y a aussi de plus en plus d’évangélistes dans les pays africains. Et ce qui se passera dépend beaucoup de ce paramètre. En Afrique, il y a déjà des guerres religieuses, avec Boko Haram par exemple. Elles s’exporteront sans problème. Mais je me sens incapable d’évaluer les rapports de force religieux pour l’avenir.

                        Michel Onfray : J’ai plutôt l’impression que la religion qui monte en Afrique, c’est le culte de Nike et des iPhones, sur fond d’animisme.

                        Michel Houellebecq : Vous croyez ? Les Africains ?

                        Michel Onfray : J’ai un peu dit tout à l’heure que j’avais perdu ma compagne d’un cancer. À l’époque, je fréquentais l’hôpital. Sarkozy voulait virer tous les médecins étrangers. À l’hôpital d’Argentan, il y avait des soignants de quatre ou cinq nationalités. Je me suis battu pour qu’ils puissent rester. Puis, j’ai fait une soirée chez moi, pour les remercier de leurs soins. Ce soir-là, le radiologue, africain, m’a raconté que dans son pays, il avait vu un cadavre se réincarner en crocodile. Moi, j’ai tendance à penser qu’un crocodile est entré dans la morgue, a mangé le mort et est reparti. Mais pour ce médecin, un excellent professionnel au demeurant, c’était une réincarnation. Il y a des conceptions animistes qui nous dépassent.

                        L’idée qu’un mort puisse se réincarner dans un crocodile, pour un Français de base, ça ne peut pas marcher, mais pour lui, oui. Et en même temps, il souhaitait une voiture, un téléphone et le mode de vie occidental. Je pense que l’avenir est fait de gens comme lui, qui veulent absolument posséder pour exister et dont les croyances animistes font très bon ménage avec le consumérisme. Je voudrais continuer avec mon histoire personnelle. Mon frère vient d’avoir 60 ans. Il a passé sa vie à travailler à l’entretien du matériel et il vient de prendre sa retraite. Il peut se féliciter d’avoir cotisé pendant toutes ses années de labeur, car la Sécurité sociale, en échange, lui permet d’être suivi à l’hôpital pour son diabète. Tout cela est très bien, sauf que, pendant ce temps, des gens arrivent, des réfugiés de guerre, des réfugiés climatiques, des réfugiés politiques, qui disent : « Moi aussi, j’ai droit aux soins, à un logement, à l’école pour mes enfants. » Et nous, on leur répond : « Mais bien sûr, vous êtes ici chez vous. » Je ne suis pas contre cette générosité, mais je ne peux pas accepter que cela se fasse au détriment de gens qui, comme mon frère, ont passé leur vie à trimer. Quand on dit à mon frère qu’il doit s’acquitter du tiers payant, il peut légitimement trouver que le système préfère s’occuper de la misère extérieure que de la misère intérieure.

                        Michel Houellebecq : Le moment le plus pénible pour moi, lors de la dernière campagne présidentielle, a été celui où l’on a demandé à Fabien Roussel de désavouer publiquement Georges Marchais pour sa critique de l’immigration, qu’en bon marxiste il voyait avec justesse comme l’armée de réserve du capital. Le pauvre Fabien Roussel a été obligé de faire amende honorable. Je l’ai vraiment plaint, car j’ai senti qu’il allait contre lui-même. Il a eu tort de plier. Sans cela, il aurait peut-être fait un score à deux chiffres. Il aurait en tout cas pris des voix à Marine Le Pen. Mais hélas, aujourd’hui, les Insoumis sont le seul visage de la gauche. Ce qui me classe à droite, parce que les Insoumis, non merci…

                        Michel Onfray : Je suis d’accord avec vous sur cette idée qu’il y a encore une droite et une gauche. Mais je ne définis pas les Insoumis comme l’horizon indépassable de la gauche. Les Insoumis, c’est la gauche médiatique, celle qu’on voit à la télévision.

                        Michel Houellebecq : Mais c’est la gauche qui vote, aussi.

                        Michel Onfray : Vous avez raison, mais ce n’est pas la gauche tout court. Je rencontre plein de gens de gauche qui me disent : « Je n’en peux plus, ce n’est pas ma gauche, alors je ne vote plus. » Pour moi, la gauche est définie par Victor Hugo, quand il veut sortir des mines les enfants qui y travaillent en raison de leur petite taille pour aller chercher le charbon dans les veines les plus étroites. Ma gauche dit, avec Victor Hugo, que les enfants, c’est fait pour être à l’école, pas dans les mines. Alors que la droite s’inquiétait à cette époque d’une perte de compétitivité face aux Anglais qui, eux, utilisaient toujours des enfants dans les mines. C’est ainsi, la gauche a été plus sociale que la droite dans l’Histoire, en réduisant le temps de travail, en améliorant la sécurité des travailleurs, en créant les congés payés, en se battant pour l’avortement, contre la peine de mort, etc. Même si ces vingt ou trente dernières années, depuis Maastricht, effectivement, la confusion des genres est grande.

                        Michel Houellebecq : Sur la peine de mort, j’ai une réserve. Je pense que c’est un vrai débat. L’abolition est-elle un progrès ?

                        Michel Onfray : Pour ma part, je reste sur les positions d’Albert Camus et d’Arthur Koestler dans leurs Réflexions sur la peine capitale (46). Je pense que c’est indépassable. Il n’y a pas de bonne raison d’infliger la mort à qui que ce soit. Vous défendez la peine de mort ?

                        Michel Houellebecq : Je ne sais pas. Quand je regarde ces émissions sur différentes chaînes, avec ces crimes atroces, je m’interroge. Les familles des victimes demandent clairement vengeance, c’est une réaction normale.

                        Michel Onfray : Justice n’est pas vengeance.

                        Michel Houellebecq : Oui, bien sûr, mais notre société repose entre autres sur le fait que nous acceptons de renoncer à la vengeance individuelle. C’est un gros effort. L’État ne doit-il pas un peu nous venger ?

                        Michel Onfray : Comme vous, je suis dans une logique contractualiste et, comme vous, je déplore que le contrat social ne soit pas respecté par l’État. Mais ce contrat ne propose pas de remplacer la vengeance privée par une vengeance publique. Il propose de préserver la société en essayant d’empêcher les criminels de recommencer.

                        Michel Houellebecq : Non, ça c’est le deuxième but de la justice. Le premier est d’assumer une mission de vengeance. L’intervention de l’État a pour conséquence que ce n’est pas une vengeance pure, c’est adouci par rapport à la loi du talion. La peine de mort est un adoucissement par rapport à une mort infligée après de longues heures de tortures et d’actes barbares.

                        Michel Onfray : Alors, il fallait encore plus adoucir la justice. On l’a fait en abolissant la peine de mort.

                        Michel Houellebecq : Je me demande si nous ne sommes pas allés trop loin.

                        Michel Onfray : Je raisonne à partir de mon cas personnel. J’ai souffert dans mon enfance et je n’ai jamais pensé qu’infliger de la souffrance à ceux qui m’ont fait souffrir abolirait ma souffrance.

                        Michel Houellebecq : Oui, mais beaucoup le pensent.

                        Michel Onfray : Eh bien, ils ont tort. Vous avez perdu quelqu’un ? Admettons qu’on décapite la personne qui a tué la personne que vous aimiez. Il se passe quoi, le lendemain ?

                        Michel Houellebecq : Je vais quand même un peu mieux.

                        Michel Onfray : Ça ne ramène pas la personne que vous avez perdue.

                        Michel Houellebecq : Non, ça ne ramène personne, mais je sais que le coupable est mort. Ça rétablit un équilibre.

                        Michel Onfray : Je pense que l’emprisonnement y suffit.

                        Michel Houellebecq : Ça ne me paraît pas suffisant, pour certains crimes.

                        Michel Onfray : Dans les conditions actuelles, sans doute. Nous vivons dans la jurisprudence de Michel Foucault, qui était très problématique d’un point de vue intellectuel. Il pensait que la société est toujours coupable, les criminels toujours des victimes. C’est dommage de construire un projet de société sur ces visions-là. Il faut repenser le système pénal de fond en comble. Quand on met des petits dealers, des petits cons, à qui il manque surtout un coup de pied aux fesses, dans les mêmes prisons que des violeurs et des braqueurs, ce n’est pas possible. La décadence de notre société se constate aussi dans les prisons.

                        Michel Houellebecq : Je vois les choses sous un autre angle. En général, je me positionne sur les questions morales en me demandant ce que je serais capable de faire, moi, dans la situation donnée. C’est la raison pour laquelle je suis hostile à la torture, alors que la peine de mort, je ne sais pas.

                        Michel Onfray : C’est intéressant, car vous êtes en somme aux antipodes de Beccaria (47) qui, lui, était contre la peine de mort, mais aussi, on l’ignore souvent, pour la torture.

                        Michel Houellebecq : Je ne pourrais pas torturer. Par mon vague passé pied-noir, je connais bien la question classique du terroriste qu’on arrête et qui ne veut pas dire où il a caché la bombe à retardement qui va sans doute exploser dans un dancing bondé, mutiler des jeunes filles. J’ai connu une femme qui avait perdu une jambe comme ça. N’empêche qu’en torturant, je pense qu’on sort de l’humanité, on se dégrade soi-même, Kant l’aurait dit en des termes plus clairs. Alors que prendre un fusil et tirer sur un tueur en série, je crois que je pourrais le faire. Je pourrais envisager de le tuer comme on tue un animal nuisible.

                        Michel Onfray : Vous allez choquer les antispécistes… Donc, vous pourriez appuyer sur le bouton d’une guillotine ?

                        Michel Houellebecq : Ça, peut-être pas. Mais avec un fusil, oui. J’imagine que je tremblerais, mais bon, j’essayerais de bien viser quand même. Je suis désolé de devoir utiliser un parallèle aussi choquant, mais j’en reviens à Mark Zuckerberg, parce qu’il y a un rapport, en profondeur : pour moi, un peloton d’exécution devrait être composé des membres du jury ayant voté la mort.

                        Michel Onfray : Quand j’ai lu les Réflexions sur la peine capitale, j’avais 15, 16 ans. J’ai été convaincu tout de suite. Avant, j’étais pour la peine de mort. Une fois ce livre terminé, je me suis dit : « Il a raison. »

                        Michel Houellebecq : J’ai peut-être vu trop d’émissions sur Crime District. Cela dit, je suis d’accord avec vous quand vous dites qu’il faut réformer la justice. Je suis pour l’élection des juges. Ce serait une bonne méthode pour que les citoyens aient un meilleur contrôle sur la justice. Cela me paraît même une mesure démocratique élémentaire. Je suis également pour un référendum sur le budget, mais ce serait un peu plus compliqué à organiser. Un vote des citoyens pour définir quel budget ils veulent pour telle ou telle fonction, l’armée, la police, l’Éducation nationale, la santé. On y verrait un peu plus clair.

                        Michel Onfray : Vous êtes comme moi. Vous êtes populiste !

                        Michel Houellebecq : Ça me va. « De droite », j’ai des doutes, mais « populiste », ça me va. Le problème, c’est qu’en face, il n’y a pas de parti qui se définisse comme « élitiste ».

                        Michel Onfray : C’est pourtant ce qu’ils sont, le parti élitiste. Ils ont subi une certaine formation intellectuelle, en vertu de laquelle ils pensent être les seuls aptes à gouverner, tandis que les autres ne seraient bons qu’à obéir. Moi, j’appelle ce petit monde imbu de lui-même le parti maastrichtien, car ils sont tous pro-européens. Et pour définir leur action, j’ai ressorti un mot que l’on trouve chez Gracchus Babeuf (48), le mot « populicide » qu’il employait pour parler du massacre des Vendéens par les jacobins. Le populicide aujourd’hui est moins sanglant, plus symbolique. Il est à l’œuvre quand les Présidents restent en place après avoir perdu une élection législative et entrent en cohabitation. Et bien sûr, il est à l’œuvre en 2008, quand le Congrès approuve le traité de Lisbonne et annule le refus du peuple par référendum d’une constitution européenne. Giscard a pourtant reconnu lui-même dans Le Point que c’était le même texte.

                        Michel Houellebecq : Le seul pays du monde, à ma connaissance, où l’on tienne un peu compte de l’avis de la population, c’est la Suisse. Or, la Suisse est-elle un pays mal géré ? On peut difficilement le soutenir. Alors que dans un pays voisin, le nôtre, des énarques, qui sont sans doute très intelligents, prennent des décisions plus bêtes que celles d’une population censée être ignorante. Daniel Cohn-Bendit a dit un jour : « On ne va quand même pas faire voter les gens à tout propos ! »

                        Curieusement, j’aime bien Cohn-Bendit, mais il est symptomatique de l’arrogance d’une caste qu’il incarne à la perfection. Ses duos avec Luc Ferry sont un pur délice. Macron aussi a des moments de vrai mépris.

                        Michel Onfray : Voilà pourquoi mes amis et moi avons fondé Front Populaire. Pour donner le moyen au peuple de résister à ce mépris. Et je constate que nous marquons des points, que nos idées sont reprises. Nous progressons. On peut y arriver.

                        Michel Houellebecq : Dieu vous entende, Michel.
                        وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

                        Commentaire


                        • #13

                          Notes


                          1 Pierre Chaunu (1923-2009) : historien, il a alerté sur le déclin démographique de l’Occident notamment dans son essai Le Refus de la vie. Analyse historique du présent, éd. Calmann-Lévy, 1975.

                          2 Mon oncle d’Amérique : film du cinéaste Alain Resnais, sorti en 1980 et inspiré des travaux du médecin neurobiologiste Henri Laborit.

                          3 Elon Musk (né en 1971) : homme d’affaires américain, il a fondé en 2008 la marque d’automobiles électrique Tesla, basée au Texas.

                          4 Jean Baudrillard (1929-2007) : sociologue, il a analysé la civilisation occidentale contemporaine, notamment dans son essai La Société de consommation, éd. Gallimard, 1970.

                          5 Luc Montagnier (1932-2022) : biologiste, il a formé et animé l’équipe de chercheurs qui a découvert le virus du sida.

                          6 Jack Barron et l’éternité : roman de l’écrivain américain Norman Spinrad, publié en 1969 sous le titre original Bug Jack Barron et traduit deux ans plus tard en français, éd. Robert Laffont.

                          7 Le Meilleur des mondes : roman de l’écrivain britannique Aldous Huxley, publié en 1932 sous le titre original A Brave New World et traduit la même année en français, éd. Plon.

                          8 Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain : essai de Nicolas de Condorcet publié en 1795 à titre posthume.

                          9 Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759) : homme de sciences, il a contribué notamment à la diffusion des théories d’Isaac Newton hors d’Angleterre.

                          10 Émile ou de l’éducation : essai de Jean-Jacques Rousseau publié en 1762.

                          11 Marie de Hennezel (née en 1946), psychothérapeute, s’est engagée pour l’amélioration des conditions de la fin de vie, notamment dans son essai La Mort intime, éd. Robert Laffont, 1995.

                          12 Le Salaire de la peur : film du cinéaste Henri-Georges Clouzot, sorti en 1953 et adapté du roman du même nom, de l’écrivain Georges Arnaud, éd. Julliard, 1950.

                          13 Pif Gadget : magazine pour la jeunesse fondé en 1969 et lié au Parti communiste français à sa création, il propose notamment des bandes dessinées de José Cabrero Arnal (1909-1982), l’inventeur de Pif le chien, et d’André Chéret (1937-2020), le créateur de Rahan.

                          14 C’était de Gaulle : recueil de souvenirs de l’homme politique Alain Peyrefitte, publié en trois tomes entre 1994 et 2000, coéd. de Fallois/Fayard.

                          15 Geoffroy Lejeune (né en 1988) : journaliste, il dirige depuis 2016 la rédaction de Valeurs actuelles.

                          16 La Peste : roman de l’écrivain Albert Camus, éd. Gallimard, 1947.

                          17 L’Homme neuronal : essai du neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, éd. Fayard, 1983.

                          18 Jean-François Kahn (né en 1938) : journaliste, il a créé L’Événement du jeudi en 1984 et Marianne en 2007.

                          19 Le Hareng de Bismarck : essai de l’homme politique Jean-Luc Mélenchon, éd. Plon, 2015.

                          20 Thomas Pesquet (né en 1978) : spationaute, il est le dixième Français à avoir volé dans l’espace.

                          21 Attali Jacques, Demain, qui gouvernera le monde ? éd. Fayard, 2011.

                          22 Matrix : film des cinéastes américains Larry et Andy Wachowski, sorti en 1999

                          23 Le Seigneur des anneaux : série de trois films du cinéaste néo-zélandais Peter Jackson, sortis entre 2001 et 2003 sous le titre original The Lord of the Rings et inspirés du roman en trois volumes de l’écrivain britannique J.R.R. Tolkien, parus sous le même titre entre 1954 et 1955.

                          24 Star Wars : univers de science-fiction inventé par le cinéaste américain George Lucas à partir de 1977.

                          25 René Barjavel (1911-1985) : auteur de littérature d’anticipation, a notamment inventé le « paradoxe du grand-père » dans son roman Le Voyageur imprudent, éd. Denoël, 1944.

                          26 Demain les chiens : recueil de nouvelles de l’écrivain américain Clifford D. Simak, publié en 1952 sous le titre original City et traduit la même année, éd. Club français du livre.

                          27 Michel Foucault (1926-1984) : philosophe, il a notamment critiqué de façon radicale le système carcéral occidental dans son essai Surveiller et Punir, éd. Gallimard, 1975.

                          28 La « Lettre des généraux » est une pétition publiée le 21/04/2021 par Valeurs actuelles sous le titre original : « Pour un retour à l’honneur de nos gouvernants ». Rédigée par Jean-Pierre Fabre-Bernadac, ancien officier de carrière et animateur du site web Place d’armes, le texte a reçu la signature d’une vingtaine de généraux en retraite, d’une centaine de hauts gradés et plus d’un millier d’autres militaires. L’auteur s’y inquiète de la montée de l’islamisme et de la délinquance dans les banlieues. Il invite le personnel politique à prendre des mesures drastiques pour éviter le risque, très probable selon lui, d’une guerre civile en France.

                          29 Georges Bensoussan (né en 1952) : historien, il a notamment alerté sur la résurgence de l’antisémitisme dans les banlieues françaises dans son enquête Les Territoires perdus de la République, éd. Mille et Une Nuits, 2002.

                          30 Julien Freund (1921-1993), résistant et philosophe, il a souligné l’importance en politique des processus de décision et d’action, notamment dans sa thèse de doctorat : L’Essence du politique, éd Sirez, 1965.

                          31 Comment les démocraties finissent : essai du journaliste Jean-François Revel (1924-2006), éd. Grasset, 1983.

                          32 Houria Bouteldja (née en 1973) : militante indigéniste, elle a notamment fait l’éloge du régime islamique iranien dans son essai Les Blancs, les juifs et nous, éd. La Fabrique, 2016.

                          33 Frantz Fanon (1925-1961), psychiatre, il a milité pour la décolonisation, notamment dans son essai Les Damnés de la terre, éd. Maspero, 1961.

                          34 White : essai de l’écrivain américain contemporain Bret Easton Ellis (né en 1964) publié en 2019 à New York et traduit la même année, éd. Robert Laffont.

                          35 Samuel Huntington (1927-2008) : politologue américain, il a notamment défendu une vision géopolitique du monde reposant sur des clivages culturels dans son essai Le Choc des civilisations, publié en 1996 sous le titre original The Clash of Civilizations, et traduit en français l’année suivante, éd. Odile Jacob.

                          36 Patrick Buisson (né en 1959) : politologue, il a notamment dirigé Valeurs actuelles entre 1992 et 1998, conseillé le président Nicolas Sarkozy entre 2007 et 2012, et été fait commandeur de l’ordre de Saint-Grégoire-le-Grand par le pape Benoît XVI en 2012.

                          37 Mark Zuckerberg (né en 1984) : homme d’affaires américain, il a fondé en 2004 le réseau social Facebook, basé en Californie, aujourd’hui entité du groupe Meta.

                          38 Malaise dans la civilisation : essai du neurologue autrichien Sigmund Freud (1856-1939) publié en 1930 sous le titre original Das Unbehagen in der Kultur et traduit en français en 1943 par la Revue française de psychanalyse.

                          39 Louis de Bonald (1754-1840) : pair de France sous la Restauration, il a défendu une conception traditionaliste de la société, notamment dans son essai Législation primitive (1802).

                          40 Joseph de Maistre (1753-1821) : homme politique au service de la maison de Savoie, il a prôné une philosophie contre-révolutionnaire, notamment dans son Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (1814).

                          41 Le Grand Remplacement : essai de l’écrivain Renaud Camus (né en 1946), éd. David Reinharc, 2011.

                          42 Emmanuel Carrère (né en 1957) : romancier et cinéaste, il a reçu le prix Princesse des Asturies de littérature en 2021.

                          43 Albert Mathiez (1874-1932) : historien, il a publié notamment une Révolution française, en trois tomes, éd. Armand Collin.

                          44 Albert Soboul (1914-1982) : historien, il a publié notamment une Histoire de la Révolution française, éd. Sociales, 1962.

                          45 Édouard Glissant (1928-2011) : poète et romancier, il a développé son concept de créolisation, notamment dans son essai Traité du Tout-Monde, éd. Gallimard, 1997.

                          46 Réflexions sur la peine capitale : essai d’Albert Camus et Arthur Koestler publié en 1957, éd. Calmann-Lévy.

                          47 Cesare Beccaria (1738-1794) : juriste italien, il a fondé le droit pénal moderne dans son traité Des Délits et Des Peines, publié 1764 sous le titre original Dei delitti e delle pene et traduit en français l’année suivante.

                          48 Gracchus Babeuf (1760-1797) : révolutionnaire français, il tenta de renverser le Directoire en 1796. Cette conspiration fut considérée par Karl Marx comme « la première apparition d’un parti communiste réellement agissant ».
                          وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

                          Commentaire

                          Chargement...
                          X