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Liban :"Tout le monde attend la mort"

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  • Liban :"Tout le monde attend la mort"


    La crise économique contraint des malades à arrêter leur traitement.

    Trois ans après l'explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, les pénuries et l’hyperinflation rendent la vie infernale pour les Libanais. Au point que les personnes atteintes de cancer et de maladies chroniques n’ont souvent plus les moyens de poursuivre leur traitement et sont condamnées à mourir.



    Dans ce quartier de la banlieue sud de Beyrouth, le calme règne à quelques heures de l’Aïd-el-Fitr, la fête qui doit marquer la fin du ramadan. Dans les rues étroites aux façades décrépites, seuls quelques éclats de voix d’enfants résonnent, et les profonds soupirs de Rida Bakr. Parfois, les seconds prennent le dessus sur les premiers. L’homme est en pleine rechute d’un cancer de la prostate, mais il n’a plus les moyens de suivre son traitement. Pas même de se procurer des antidouleurs pour se soulager.

    À 53 ans, ce père de famille est prisonnier de son appartement, condamné à se tordre de douleur entre le salon et la chambre. « Avant la crise, je pouvais me soigner, raconte-t-il. Mais aujourd’hui, la radiothérapie coûte 2 500 dollars, je n’y ai plus accès. » La douleur est telle qu’il a déjà pensé à mettre fin à ses jours. « Mon fils et la foi me font tenir bon », esquisse-t-il le poing serré, tandis qu’il agrippe son ventre de l’autre main pour tenter d’atténuer sa souffrance. « Physiquement c’est insoutenable, mais le pire est de savoir qu’il existe un traitement que j’ai déjà suivi et qui a fonctionné une fois mais qui est inaccessible aujourd’hui. »


    Des patients à l’état de santé dégradé faute de traitement, cette pharmacie familiale du quartier de Dekouané, au nord de Beyrouth, en suit des dizaines. Au milieu des étagères semi-vides, le gérant, Georges*, se désespère du manque de tout, « du paracétamol aux stylos à insuline pour les diabétiques et même des médicaments pour insuffisance cardiaque ». Les traitements pour les maladies chroniques et les cancers font particulièrement défaut. Dans son arrière-boutique, le pharmacien stocke en toute discrétion quelques boîtes de médicaments vitaux rares au Liban. « Certains de nos patients en ont besoin, alors on les garde expressément pour eux », explique-t-il, avouant être « peu fier » d’avoir à en arriver là. « Vous savez, on a des patients qui sont décédés à cause du manque de médicaments », poursuit-il navré.

    80 % DE LA POPULATION SOUS LE SEUIL DE PAUVRETÉ


    Depuis 2019, le Liban est frappé par une effroyable crise économique, l’une des pires au monde depuis 1850, selon la Banque mondiale. En l’espace de trois ans, la livre libanaise a perdu 90 % de sa valeur. Aujourd’hui, 89 000 livres libanaises s’échangent contre un dollar – pour 1 500 livres libanaises contre 1 dollar en 2019. 80 % de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté. Et le secteur de la santé n’en est pas moins ébranlé. Outre les tensions mondiales sur l’approvisionnement de certains produits pharmaceutiques, la pénurie au Liban s’explique en partie par la réduction des dépenses en santé du gouvernement, qui ont fondu de 40 % entre 2018 et 2022.

    La Banque du Liban, qui finançait l’importation de bon nombre de médicaments, a largement diminué ses subventions, ses réserves ayant atteint un seuil critique. Et face à l’endettement à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars du Liban, les industries pharmaceutiques internationales ont cessé net une partie de leurs exportations vers le pays du Cèdre. D’après le syndicat des industries pharmaceutiques du Liban, les importations sont passées de 1 100 milliards d’euros en 2020 à 700 millions en 2022. Aux pénuries s’ajoute l’hyperinflation, de 190 % sur un an. La dévaluation de la livre libanaise rend inaccessible le paiement de médicaments et des soins hospitaliers, tandis que les tarifs de remboursement de l’assurance-maladie n’ont pas été ajustés. Autrement dit, lorsque les médicaments sont disponibles dans le pays, ils sont inaccessibles du fait de leur coût pour une majorité de Libanais.


    Dans les hôpitaux, les effets de la crise sont visibles. Les établissements privés, autrefois très prisés, sont désormais désertés, alors que le secteur public ne peut pas absorber toute la demande. « Ceux qui arrivent aux urgences sont dans un état catastrophique, car ils ajournent leur thérapie, témoigne Nadine Safi, infirmière aux urgences du Middle East Institute of Health. Beaucoup renoncent à être traités. Tandis que d’autres se procurent des médicaments non homologués, d’Iran, de Turquie ou de la Russie, et du marché noir entre autres. Mais ils n’ont parfois pas l’effet thérapeutique escompté et nous devons rattraper les choses. » Rattraper les choses à condition que les patients puissent payer l’intégralité de leur opération en liquide et en dollars avant le début des soins.

    « PREMIER ARRIVÉ », PREMIER SERVI


    Ces deux dernières années, les seules fois où Rida Bakr a réussi à se procurer les bons médicaments, c’est grâce à l’association des malades du cancer « Barbara Nassar », qui récolte des dons. Dans le local associatif, dans le quartier d’Achrafieh, les va-et-vient sont incessants et le téléphone de son président Hani Nassar n’arrête pas de sonner. « Là, j’ai deux patients qui viennent de se présenter en même temps pour récupérer un traitement de chimiothérapie pour un cancer du sein. Mais je n’ai qu’une boîte de médicament. Comment est-ce que je peux faire ? Vous voyez les choix que l’on est forcé de faire… » Amer, Hani Nassar se dirige vers la salle d’attente où il donnera cette précieuse boîte au « premier arrivé », à quelques secondes près. Il s’agit de Bassam El Hajj, un agriculteur de 45 ans, venu pour sa femme. Son salaire de 50 dollars par mois est loin de lui permettre d’assurer une chimiothérapie à 500 dollars toutes les trois semaines. « Je suis soulagé car nous dépendons uniquement de l'association pour recevoir son traitement », glisse-t-il, dégoulinant de larmes. Hani Nassar le prévient toutefois que la dose n’est pas complète, déjà entamée pour un autre patient. « C’est déjà ça », esquisse-t-il en prenant soin de ranger la boîte dans un petit sac.

    Quelques minutes plus tard, Bouchra Omar, 29 ans, se présente. Elle est atteinte d’un cancer rare dont le traitement coûte 2 200 dollars. Or, les revenus de sa famille atteignent difficilement les 600 dollars depuis la crise. Hani Nassar, professeur de philosophie de profession, a de quoi dépanner la jeune femme pour cette fois, mais là encore, à dose réduite : 12,5 milligrammes à la place de 50. Le visage dissimulé sous un masque chirurgical, Bouchra Omar se dit « soulagée », mais l’inquiétude revient très vite. « Dans trois semaines, elle aura de nouveau besoin d’une boîte, si elle ne l’a pas, son destin s’annonce mal », se désole Hani Nassar. Ses mots pèsent lourd, ils sont difficiles à entendre mais reflètent une terrible réalité. « La semaine dernière, huit de nos patients sont décédés en l’espace d’une seule semaine parce qu’ils ont arrêté leur traitement, faute de pouvoir les trouver. Tout le monde attend la mort, ce n’est pas une façon d’être traité », déplore-t-il.

    AIDE DE LA DIASPORA


    Depuis le début de la crise, plusieurs associations de dons de médicaments ont vu le jour dans le pays, prenant le relais d’un État inerte. Le plus gros donateur ? La diaspora libanaise qui compte 14 millions de membres dans le monde, contre 5 millions au Liban. « C’est la colonne vertébrale du pays, on ne survivrait pas sans ces envois de fonds et donations » opine Marina El Khawand, fondatrice de l’ONG Medonations. Dans son local associatif, elle stocke des dizaines de valises venues du monde entier, envoyées remplies de médicaments plus ou moins vitaux. Mais ce soutien, aussi indispensable soit-il, ne suffit pas toujours face à l’effroyable déclassement des Libanais en matière de santé. « Nous sommes dans une situation d’urgence permanente, et parfois le temps nous rattrape et nous perdons des patients », déclare Marina El Khawand, dont le ton jusqu’ici assuré s’altère sous le poids de l’émotion. Avant d’accuser sans ambages une situation qui s’apparente à un « crime contre l’humanité ».



    Début mars dernier, le gouvernement libanais a lancé un système informatique destiné à combattre la rétention et le trafic de médicaments. En outre, le ministère a restreint la distribution des anticancéreux et autres médicaments pour les maladies chroniques. Désormais, lui seul y est autorisé. Autrement dit, au lieu de présenter leur ordonnance aux pharmacies, les patients doivent désormais s’enregistrer auprès du ministère pour prétendre à un traitement. « Mais les quantités mises à disposition sont très limitées », pointe, agacée, Marina El Khawand. En cause, selon elle : le manque de statistiques du gouvernement sur le nombre de personnes atteintes par ces maladies, alors que le gouvernement commande et distribue ensuite. « En 2016, on recensait 12 000 nouveaux cas de cancer par an, mais c’est le dernier décompte de l'État. Aujourd’hui c’est sûrement plus, mais on n’en sait rien, alors comment peuvent-ils commander les bonnes proportions ? », s’interroge Hani Nassar qui veut toutefois rester optimiste. Rida Bakr, lui, n’est pas éligible à ce système mais entre deux cris de douleurs étouffés, il dit vouloir « garder espoir. Il ne me reste que ça ».


    Par Célia Cuordifede et Émilie Delwarde , avec Ramzi Khalaf, à Beyrouth
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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