Annonce

Réduire
Aucune annonce.

GAZA. « J’ai dû m’occuper d’un bébé au bras et à la jambe arrachés, à même le sol »

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • GAZA. « J’ai dû m’occuper d’un bébé au bras et à la jambe arrachés, à même le sol »

    Docteure en pédiatrie, Seema Jilani, membre de l’International Rescue Committee (IRC) et de MAP (Medical Aid for Palestinians), a exercé entre fin décembre 2023 et début janvier à l’hôpital Al-Aqsa de Gaza.

    Propos recueillis par Madjid Zerrouky



    L’hôpital Al-Aqsa est le seul encore fonctionnel dans la partie centrale de la bande de Gaza. La pédiatre américaine Seema Jilani y a officié pendant deux semaines, pour le compte de l’International Rescue Committee (IRC). L’ONG a retiré son personnel de l’établissement durant le week-end, en raison de l’intensification des attaques israéliennes à proximité.

    Pourquoi avez-vous dû évacuer la bande de Gaza ?


    J’ai dû quitter la bande de Gaza le 9 janvier parce qu’à cause des bombardements israéliens dans les environs immédiats de l’hôpital Al-Aqsa nous n’étions plus en mesure d’y exercer notre mission. Al-Aqsa représente la dernière ligne de vie pour la population de ce secteur, avec des services portés à bout de bras par des médecins et des infirmiers travaillant dans des conditions terribles. L’hôpital lui-même a été la cible de tirs. Depuis le service de pédiatrie, où je travaillais, je pouvais voir par les fenêtres les nuages de fumée provoqués par les raids aériens et les bombardements. Les échos des explosions et des coups de feu sont malheureusement devenus notre quotidien. C’est comme une normalité qui s’est installée. Mais les tirs se rapprochaient de l’hôpital. Chaque jour, la tension augmentait autour de nous.

    Quelle est la situation dans l’hôpital ?


    Al-Aqsa, en plus d’être un établissement médical, est un lieu abritant des milliers d’habitants qui y ont trouvé refuge en fuyant les bombardements. Une vague humaine l’a envahi. Les gens recherchent un lieu sûr, où ils ne sont pas tués ou blessés. Mais un tel sanctuaire n’existe tout simplement pas dans la bande de Gaza. Les services de l’hôpital d’Al-Aqsa sont encombrés par les familles de réfugiés des quartiers environnants, les familles des personnels médicaux… Le système de santé gazaoui n’est tout simplement pas calibré ni prêt à faire face à une telle catastrophe.

    Même si j’ai l’expérience des zones de guerre, je n’avais jamais pensé me retrouver confrontée à cela. En temps de guerre, vous avez généralement affaire à un certain type de victimes, principalement des jeunes hommes. A Gaza, quatre de mes patients sur cinq étaient des enfants, blessés ou mourants. Nous ne sommes même pas en mesure de dresser un bilan. Nous avons été submergés par le nombre de ces victimes, amenées par leurs familles, transportés sur des charrettes, tirées par des ânes. Seuls les plus « chanceux » arrivent à bord d’ambulances.

    Comment arriviez-vous à soigner ces blessés alors que le système de santé de la bande de Gaza est décrit comme proche du point de rupture ?


    L’un de mes premiers patients était un nourrisson âgé de 1 an dont la jambe et le bras droit avaient été arrachés par une explosion. J’ai dû prendre en chargece bébé à même le sol, car il n’y avait plus de chambre, plus de lit, plus de box disponibles du fait de l’afflux de blessés. Quand sa mère a vu ce bébé, sans sa jambe et son bras, se noyant dans son propre sang, elle s’est mise à pleurer et, en état de choc, elle s’est enfuie. Cette image me hante.

    A côté de cet enfant, allongé par terre, un homme était lui en train de rendre son dernier souffle. Il agonisait depuis vingt-quatre heures. Son corps était assailli par des mouches. Et je ne décris là qu’une scène parmi tant et tant d’autres. La majorité des blessés que nous avons reçus ont été déclarés morts à leur arrivée. Après trois mois de guerre et de siège, les capacités de l’hôpital Al-Aqsa sont extrêmement limitées en termes de moyens et de médicaments.

    Avez-vous été en mesure d’évacuer les blessés les plus gravement atteints hors de la zone des combats ?


    Je n’ai pas réussi, pendant que j’étais présente dans l’hôpital, à transférer mes patients. A ma connaissance, aucun d’entre eux n’a pu être évacué vers l’Egypte. Peut-être que certains ont pu être transportés vers d’autres hôpitaux à Gaza. Mais il faut se rendre compte du chaos total qui règne dans les rues, les tirs, les bombardements, l’état de dévastation général. Il faut aussi comprendre que la nature et la gravité des blessures dont souffrent nos patients rendent tout transport extrêmement périlleux.

    Dans quelles conditions les équipes médicales locales travaillent-elles ?


    Les médecins et infirmiers palestiniens devraient pouvoir témoigner dans les médias. Leur travail est indescriptible. Ce sont des gens qui, eux-mêmes, ont été déplacés par les bombardements non pas une fois, deux fois, mais parfois cinq, six fois et qui font tout leur possible pour sauver des vies. Certains sont des volontaires. J’ai le souvenir d’un médecin, venu rendre visite à un de ses amis hospitalisés, qui a décidé de rester après avoir constaté la situation dans le service des urgences, alors qu’il ne travaillait pas dans cet hôpital. C’est un exemple du niveau d’engagement que j’ai pu constater parmi le personnel médical. Mes collègues des services d’urgence font preuve d’un dévouement hors normes, alors que personne ne se préoccupe de leur sort. Certains travaillent nuit et jour et doivent en même temps s’occuper de leurs propres familles, sans abri ni nourriture. J’ai vu un médecin veiller sur le corps de l’un de ses collègues pendant toute une nuit, dans l’aile réservée au personnel, avant de reprendre son service dès le lendemain matin…

    Appelez-vous à un cessez-le-feu ?


    L’IRC est profondément affecté par le fait que ses équipes ont dû évacuer les hôpitaux dans lesquels elles étaient déployées. Nous appelons à un cessez-le-feu immédiat et durable pour protéger les civils, les hôpitaux, les blessés et les malades. Les installations médicales doivent être en mesure d’exercer leurs missions humanitaires et de sauver des vies sans interférences.

    Vous décrivez des civils ciblés par des bombardements. Comment qualifieriez-vous les actions de l’armée israélienne ?


    Je ne suis pas juriste et je ne peux donc pas qualifier ces actes. Je ne peux que décrire ce que j’ai vu de mes propres yeux : des blessures catastrophiques infligées à des femmes et à des enfants. Des blessures de guerre, massives, des amputations. Les cas de brûlures graves que j’ai eu à traiter, à la suite des bombardements, font partie des pires expériences auxquelles j’ai été confrontée. On se retrouve face à des blessés aux yeux et aux visages méconnaissables, à des enfants dont les parties génitales ont été brûlées et dont il est impossible de soulager les souffrances faute de médicaments et d’anesthésiques. Cette situation est inhumaine. C’est une tragédie pour l’humanité. Ce à quoi nous avons assisté à Al-Aqsa ne doit pas se reproduire dans le sud du territoire. Nous assistons à l’effondrement d’une ville, et aussi à l’effondrement des hôpitaux. Nous sommes juste en train d’attendre le moment où le prochain hôpital de Gaza va succomber. D’attendre la prochaine tragédie.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
Chargement...
X