L’écrivain, ancien soldat et ex-prisonnier des Russes, souligne le désespoir qui s’empare des combattants ukrainiens et s’alarme de la difficulté à mobiliser de nouvelles troupes face à la Russie.
Par Thomas d’Istria (Kiev, correspondant)
Une quinzaine de jours déjà ont passé depuis que le vétéran ukrainien Stanislav Asseyev a publiquement annoncé son départ de l’armée. C’est donc en « homme libre », selon ses mots, que le journaliste et écrivain renommé s’assied dans un petit café du quartier de Podil, à Kiev, samedi 19 octobre en fin d’après-midi. L’homme de 35 ans au teint pâle et au regard profond regoûte à la vie civile après avoir combattu pendant sept mois dans un bataillon de la défense territoriale, dont la dissolution était inéluctable, depuis l’été, en raison du nombre important de pertes et de désertions. Blessé à deux reprises dans le Donbass, il aurait aimé rejoindre le service de renseignement militaire ukrainien, le HUR. Mais sa requête, directement appuyée par le puissant chef du service, Kyrylo Boudanov, est restée lettre morte auprès de son ancien commandement.
Stanislav Asseyev a finalement préféré demander sa démobilisation, un droit pour tous les anciens captifs des forces russes. Alors qu’il était journaliste, il a été détenu et torturé entre 2017 et 2019 dans la prison d’Isolatsia, supervisée par les services russes de sécurité, le FSB, à Donetsk. Il ne sait pas encore exactement ce qu’il fera, mais il continuera sans doute son travail au sein de Justice Initiative Fund, une organisation qu’il a créée pour rassembler des informations sur les crimes de guerre russes. Peut-être continuera-t-il de travailler sur un livre retraçant son expérience militaire, commencé dans les tranchées… Ce qui est certain, après moins d’un an de combats à observer une détérioration de la situation sur le front, c’est que Stanislav Asseyev fera tout pour raconter le quotidien de ses anciens frères d’armes et alerter sur les immenses problèmes de l’armée.
Evoquant le cas des hommes de la défense territoriale, ces unités présentes dans toutes les régions du pays, que des dizaines de milliers de civils avaient courageusement rejointe dans les premiers jours de l’invasion, il affirme qu’« il n’y a presque plus de motivation ». Toutefois, à ses yeux, le problème ne se limite pas à ce corps militaire bien spécifique, mais concerne l’infanterie dans son ensemble. « Il y a une grande crise dans l’infanterie qui s’explique par un manque de personnel, d’entraînement et de communication entre les unités, affirme-t-il. C’est un problème interne à l’Ukraine qu’aucun pays occidental ne peut changer. Nous pouvons avoir autant de drones ou de munitions qu’on veut, s’il n’y a pas de soldats dans les tranchées, rien ne changera. »
Point de rupture
Après deux ans et demi d’invasion, la mobilisation de nouvelles recrues afin de remplacer les morts, les blessés et les soldats épuisés a atteint un point de rupture dans le pays. Le sujet s’est invité brutalement dans tous les débats à partir du 21 septembre, quand un soldat engagé volontaire dès 2019, Serhiy Hnezdilov, a annoncé publiquement sur les réseaux sociaux sa décision d’« abandonner sans y avoir été autorisé » son unité de la 56e brigade d’infanterie mécanisée. Le jeune homme, connu pour ses entretiens dans les médias, a finalement été arrêté par la police le 9 octobre, soupçonné d’avoir « volontairement quitté une unité militaire dans l’intention de se soustraire au service dans le cadre de la loi martiale ». Un crime passible d’une peine pouvant aller jusqu’à douze ans d’emprisonnement.
L’objectif du geste de Serhiy Hnezdilov ? Attirer l’attention sur l’état d’épuisement des troupes, et demander à légiférer sur les fins de service, alors que le nombre de cas de désertion de militaires désespérés d’être un jour remplacés ne cesse de croître. Rien qu’entre janvier et septembre, selon les chiffres du bureau du procureur général, ils étaient 51 000 à avoir fui leurs unités. Soit plus du double, comparé à l’ensemble de l’année 2023. Signe de la gravité de la situation, les parlementaires ukrainiens ont voté une loi cet été visant à exonérer les déserteurs de toute responsabilité pénale, à condition qu’ils reprennent volontairement du service.
« Cet homme a mis sa réputation et sa liberté en jeu », souligne Stanislav Asseyev, rejetant les nombreuses critiques faites contre Serhiy Hnezdilov, accusé par certains soldats d’en pousser d’autres à déserter.« C’est un problème qui dépasse déjà les 100 000 personnes [depuis l’invasion russe de 2022], affirme encore l’écrivain. Nous avons une immense armée de déserteurs qui se balade dans le pays. Et Hnezdilov l’a dit : arrêtons ça, car nous sommes en train de perdre. »
Le problème s’explique d’abord par une mobilisation insuffisante de nouvelles recrues pour permettre aux forces armées de procéder à la libération des soldats épuisés. Début 2023, une clause sur la libération des soldats après trois années de service avait été incluse dans un projet de loi plus large sur la mobilisation, passé en avril. Mais à la veille du vote, l’état-major avait finalement demandé de retirer cette disposition tant attendue, compte tenu de l’intensité des combats, renvoyant le problème à plus tard.
Sentiment d’injustice
Mais si les dispositions des différentes lois sur la mobilisation ont permis d’augmenter le rythme des recrutements, elles restent toujours insuffisantes. L’Etat peine à convaincre les hommes de s’engager volontairement. Les procédures sont considérées comme injustes en raison des scandales de corruption entachant les différentes institutions chargées du recrutement. De nombreux hommes ne sortent plus de chez eux, de crainte d’être arrêtés, quand d’autres fuient illégalement le pays, dont les frontières sont fermées aux hommes de 18 à 60 ans. Le 19 octobre, après les discours optimistes de l’été sur le rythme de la mobilisation, le représentant du département de formation de l’état-major, Vasyl Rumak, a d’ailleurs reconnu qu’il était passé de 35 000 soldats formés par mois, à 20 000 aujourd’hui. Ces éléments, compilés à la situation extrêmement tendue sur le front est, ne permettent pas, selon les autorités, d’envisager des fins de service.
Mais cette absence de perspectives, notamment dans les rangs de l’infanterie, considérée commel’arme la plus risquée, accroît le sentiment d’injustice des soldats, forcés de combattre sans limites, alors que d’autres continuent de vivre une vie « normale ». « Il y a ce contraste entre la vie civile, à l’arrière, et ce qu’il se passe sur le front, dit Stanislav Asseyev. Les soldats ne sont pas aveugles. Ils voient bien comment une part de la société évite la mobilisation, ils voient bien ces liasses d’argent pour des pots-de-vin… Et, encore une fois, quelle est la solution pour eux ? La désertion. »
A ses yeux, les autorités ukrainiennes devraient réfléchir à une démobilisation graduelle, ou du moins proportionnelle aux chiffres des mobilisés. Ainsi, si 30 000 personnes sont recrutées en un mois, « donnons la possibilité à 30 000 personnes de cette armée d’un million de partir », suggère-t-il.
En outre, comme l’indiquent les études basées sur des entretiens avec des civils refusant de rejoindre l’armée, l’établissement de fins de service claires aurait aussi pour avantage de convaincre certains de s’engager. Pour Stanislav Asseyev, c’est même primordial en ce qui concerne l’infanterie, l’arme la plus fuie, pour laquelle il recommande des contrats courts. « Si une personne rejoint l’infanterie, elle sait qu’elle ne survivra pas trois ans [compte tenu de l’intensité des combats], affirme-t-il. Tant qu’il s’agira d’un système sans fin, quel que soit le nombre de personnes que nous y mettrons, elles seront démotivées et inefficaces. »