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Au nord du lac Saint-Jean, des bûcherons venus d'Afrique

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  • Au nord du lac Saint-Jean, des bûcherons venus d'Afrique

    Il est déjà 4 heures du matin et le petit déjeuner tire à sa fin. Dans la remorque qui fait office de cantine, des dizaines de forestiers échangent de pâles bonjours en terminant leurs oeufs au jambon. Ils enfilent leur ciré, chaussent leurs bottes en caoutchouc, fin prêts à s'enfoncer dans la forêt boréale. Leur travail consiste à l'éclaircir. Rien de très surprenant puisque nous sommes dans le nord du Québec. Sauf que la plupart de ces bûcherons sont... africains.

    En temps normal, on trouve des Québécois dans ce camp de travail, des hommes originaires des villes et villages de la région, le Saguenay-Lac-Saint-Jean. Mais pas aujourd'hui. Comme c'est vendredi, ils sont tous rentrés dans leurs familles pour la "fin de semaine". Les immigrés africains, eux, ne connaissent pas le week-end : ils triment sept jours sur sept. Montréal, la ville où les attendent femmes et enfants, est à sept heures de route. Trop loin pour un week-end. De toute façon, ils n'ont pas de voiture.

    Le camp, composé d'une douzaine de remorques blanches, se trouve à 90 km au nord de Dolbeau-Mistassini, soit à environ 300 km au nord-ouest de Québec. Aménagement MYR, la société chargée d'éclaircir cette forêt publique pour AbitibiBowater, une des plus grandes entreprises papetières au monde, a recruté un premier Ivoirien à la fin des années 1990. Aujourd'hui, la majorité de ses quatre-vingt-dix employés sont africains, francophones pour la plupart. La même chose est vraie d'une autre entreprise locale, Foresterie DLM.

    Les Africains prennent la relève des jeunes Québécois qui boudent le traditionnel labeur de leurs ancêtres. Ils sectionnent les petits troncs avec une débroussailleuse, une scie qui rugit comme une moto. Les gros arbres, eux, sont coupés par des "récolteuses" de 30 tonnes. L'époque de Maria Chapdelaine, héroïne du roman emblématique de la région, est bien révolue. Mais le travail en forêt reste pénible. "On ne peut pas s'y habituer", dit Raymond Bertrand Neabo, un Camerounais de 28 ans. A Yaoundé, il travaillait dans une agence du Crédit lyonnais. Après s'être installé à Montréal, en 2006, il constate que les entreprises méprisent son diplôme africain. Il s'inscrit donc à l'Université du Québec à Montréal. Le débroussaillage, un job d'été comme un autre, lui permettra de payer ses études. Tant pis s'il doit quitter Montréal et sa femme enceinte, une comptable burundaise, qui l'y attend.

    A 5 heures, les travailleurs grimpent dans un grand car scolaire jaune. Ses passagers ont chacun apporté trois litres d'eau et trois sandwiches de pain de mie. Au choix : simili-poulet, saucisson de Bologne, jambon, salade d'oeufs durs ou cretons (une spécialité québécoise qui ressemble aux rillettes de porc). Fruits frais et desserts en sachet complètent le repas. Pour ne pas attirer les ours noirs, une consigne stricte interdit de jeter quoi que ce soit.

    Les animaux qu'ils craignent vraiment, ce sont les serpents. Le sol de la forêt, rasée lors d'une coupe à blanc il y a une dizaine d'années, est recouvert par endroits d'un épais tapis de détritus végétaux, de troncs moisis aux rameaux encore vivaces. Les couleuvres qui s'y cachent sont inoffensives, leur a-t-on répété. Mais ils restent sur leurs gardes. Ce sont surtout les insatiables insectes de la forêt boréale qui leur empoisonnent l'existence. Les débroussailleurs ont beau s'asperger d'un puissant anti-moustiques, ils transpirent tellement que le produit commence à dégouliner au bout de quelques minutes. "Au moins, ces moustiques-là ne vous donnent pas le palu", se console Léonard Haninahazwa, un flegmatique étudiant burundais.

    Parmi ces travailleurs, certains sont des réfugiés. Après que des intégristes musulmans ont détruit le domicile familial, dans le nord du Nigeria, Thomas Shase, 25 ans, s'est installé à Montréal. Dans le centre d'appels où il a décroché un premier emploi, il téléphonait à des gens qui, entendant son accent, lui ont parfois conseillé de "retourner en Afrique". Le travail en brousse, se disait-il, serait moins assommant. "C'est dur, mon frère, dit-il en anglais, mais c'est mieux que Montréal. La forêt est calme. Cela permet de réfléchir. Mais le principal avantage, c'est l'argent."

    Les débroussailleurs sont payés en fonction du nombre d'hectares éclaircis. Après deux mois d'expérience, un forestier chevronné peut nettoyer douze à seize hectares par mois, et gagner de 6 000 à 8 000 dollars canadiens (de 3 800 à 5 100 euros). Mais pour les débutants, c'est une autre histoire. "Tu paies pour apprendre", résume Mario Richard, président et propriétaire d'Aménagement MYR, fils de bûcheron et ex-débroussailleur. Carrure massive et charpentée, mains broyeuses, bijoux dorés : pas de doute, c'est bien lui le chef. Ce joueur de hockey sur glace, un homme au verbe coloré, insiste sur l'esprit d'équipe. La camaraderie toutefois n'adoucit pas franchement la vie en forêt. "On n'est pas à Las Vegas", concède-t-il. Avant de partir, les travailleurs doivent rembourser la somme importante (jusqu'à 2 000 dollars canadiens) que leur employeur leur a avancée pour l'achat des outils. Cette somme est déductible à 80 % des impôts, mais elle freine les départs intempestifs.

    A Dolbeau, de mauvaises langues ont fait courir le bruit que Mario Richard exploitaient des Africains. "Je paie tout le monde la même chose, insiste-t-il. Que tu sois noir ou blanc, vert ou jaune n'a pas d'importance. Il faut juste que tu sois capable de faire le travail." Il pense néanmoins que ses employés africains ont plus de coeur à l'ouvrage puisque la grande majorité reste jusqu'à la fin de la saison, qui peut se prolonger jusqu'aux premières chutes de neige, en octobre. C'est loin d'être le cas des Québécois, "trop gâtés", de l'avis de Mario Richard, trop attirés par les écrans. "Il faudrait que les débroussailleuses aient des manettes Nintendo", soupire-t-il.

    Si des Africains acceptent un travail aussi exténuant, c'est aussi parce qu'ils ont des difficultés à trouver du travail bien rémunéré à Montréal. Les Noirs du Québec (environ 188 000 personnes pour 7,7 millions habitants dans la province) sont aussi instruits que les Québécois dans leur ensemble (18 % des adultes ont un diplôme universitaire), mais leur taux de chômage est deux fois supérieur (13,5 %), selon le ministère québécois de l'immigration et des communautés culturelles.

    Le car libère ses passagers. Les travailleurs se dirigent d'un pas lourd vers le secteur à éclaircir. S'ils ne rasaient pas ce qui gêne la croissance des "épinettes", ces épicéas mettraient deux fois plus de temps à parvenir à maturité (60 ans au lieu de 30). Mais que se passera-t-il dans 30 ans ? Bien malin qui peut prédire l'avenir du bois, une des principales exportations du Canada. La filière est en difficulté : la robustesse du dollar canadien renchérit les prix à l'exportation sur le marché américain où, pour ne rien arranger, la crise des subprimes a fait chuter le nombre de chantiers et, par conséquent, la demande de résineux.

    Le car rentre au camp à 18 h 30, et déverse ses travailleurs épuisés, détrempés. Après une douche, ils retournent à la cantine pour le dîner. Exceptionnellement ce soir, un seul plat, et non pas deux, est proposé : boeuf aux légumes avec de généreuses portions de riz, comme en Afrique de l'Ouest. Certains Africains ont gravi les échelons d'Aménagement MYR. Au siège, à Dolbeau-Mistassini, le bras droit de Mario Richard, Amadou Traoré, vient du Mali. Au camp, le principal inspecteur, celui qui décide si le travail d'éclaircissement doit être recommencé ou non, Aboubacar Berté, est originaire de Côte d'Ivoire. En 2002, lorsqu'il est arrivé à Dolbeau, une ville de 15 000 habitants, les badauds l'abordaient en pleine rue pour lui faire un brin de causette. "J'avais l'impression d'être dans mon village en Afrique", se souvient-il.

    Pourtant, les campagnes ne sont-elles pas accusées d'accueillir moins bien les étrangers ? "C'est de la propagande de Montréal !", s'insurge le Togolais Raphaël Gbadoe. Cet ancien débroussailleur oeuvre désormais pour Portes ouvertes sur le lac, un organisme à but non lucratif dont l'un des objectifs est d'inciter les immigrants à faire souche au Saguenay-Lac-Saint-Jean. En s'y établissant, précise-t-il, les débroussailleurs africains auraient droit, à la fin de la saison estivale, à plus d'allocations chômage que s'ils retournaient à Montréal. Une mesure censée freiner l'exode qui frappe la région, dont la population (273 000 habitants) ne cesse de décroître.

    A 21 heures, les couche-tard font la queue devant l'unique ordinateur avec connexion Internet. L'heure est à la mélancolie. "A Montréal, ma femme me masse tous les matins, confie un Africain qui préfère rester anonyme. Ici, seuls les moustiques s'occupent de moi." La discussion bifurque sur une question piège : à quel pays d'Afrique pourrait-on comparer le Canada ? Le Cameroun, hasarde-t-on, le seul pays du continent africain à avoir le français et l'anglais pour langues officielles ? Raymond Bertrand Neabo, l'étudiant camerounais, n'est pas d'accord. "C'est la Côte d'Ivoire, suggère-t-il, parce qu'on y trouve des gens de partout au monde."

    Par Michel Arseneault Dolbeau-Mistassini (Québec), Le Monde

  • #2
    merci morjane, j'ai appris des choses que j'ignorais de mon propre pays. Je connaissais les cueuilleurs mexicains mais pas les bucherons africains.

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