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Jean-Mohammed Abd-el-Jalil, Le chemin de croix

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  • Jean-Mohammed Abd-el-Jalil, Le chemin de croix

    Brillant étudiant, fils de notables fassis, Mohammed Ben Abd-el-Jalil semblait promis à une grande carrière. En choisissant de devenir prêtre, il a vécu en martyr, rejeté par les siens.

    Un traître. C’est ainsi que le Maroc de la fin des années 1920, qui s’éveille peu à peu à la conscience nationaliste, considère celui qui décide d’abjurer sa foi islamique pour se convertir au catholicisme. Dans le contexte de l’époque, où seul l’islam a pu échapper à la domination occidentale, se faire baptiser est perçu comme une allégeance impardonnable à l’occupant qui piétine la souveraineté et la dignité du pays. Fils de notables fassis, Mohammed Abd-el-Jalil savait que l’enjeu de sa conversion au catholicisme dépasserait, et de loin, son propre cas de conscience. Confronté au dilemme, il a fait un choix, celui de la souffrance et de l’amour. N’est-ce pas là l’essence même de l’enseignement du Christ ?

    La vie des autres

    Mohammed Ben Abd-el-Jalil voit le jour à Fès, en 1904. Son enfance pieuse dans une ville presque sacralisée par l’Histoire ouvre la voie à un destin d’apparence tout tracé. Il commence par apprendre le Coran dans la mythique université Al Qaraouiyine puis, à 9 ans, accompagne ses parents en pèlerinage à La Mecque. A l’école, Mohammed se révèle un élève brillant, doté de grandes capacités de mémorisation et d’analyse. Ce sont ces qualités qui le feront remarquer par la suite et qui auraient dû le destiner à une grande carrière politique ou administrative. D’autant que la famille Ben Abd-el-Jalil, loin d’être déshéritée comme on a pu le rapporter, occupe un rang social important.

    Mohammed poursuit ses études à Rabat, centre névralgique de l’administration coloniale française. De 1922 à 1925, il fréquente le lycée Gouraud, tout en étant pensionnaire à l’école de Foucauld, tenue par des pères franciscains. C’est à la faveur de ce premier contact avec des religieux catholiques que Mohammed Ben Abd-el-Jalil développe un intérêt pour la religion des « autres », qui vénèrent le même Dieu mais dont la théologie lui semble complètement erronée. Ses études secondaires s’achèvent avec l’obtention du baccalauréat en 1925. Le Maréchal Lyautey, alors résident général au Maroc, mène une politique de recrutement et de formation des futurs cadres d’un Etat moderne. Préparant l’après-Protectorat, il sélectionne les meilleurs éléments marocains afin de les envoyer poursuivre leurs études en France. Ben Abd-el-Jalil est l’un d’entre eux. Il est même reçu par le maréchal le 29 juillet 1925, à la veille de son départ pour l’Hexagone. Malgré l’écart d’âge important entre les deux hommes, une amitié sincère et solide les liera jusqu’à la disparition de Lyautey, en 1934.

    « Connaître l’ennemi de l’intérieur »

    A Paris, le futur Jean-Mohammed est inscrit à la Sorbonne, où il prépare une licence en langue et littérature arabes. Pendant la première année, il loge à nouveau dans un foyer franciscain, rue de Sarette. C’est à ce moment qu’il décide d’étudier de plus près la doctrine du catholicisme, afin de cerner les limites d’une religion à ses yeux imparfaite. Il met tout en œuvre pour connaître « l’ennemi de l’intérieur », dans le but de lui porter des coups précis et efficaces. Pour mener à bien son dessein, il s’inscrit parallèlement à l’Institut Catholique de Paris et devient ainsi le premier étudiant musulman à en occuper les bancs. Le père Maurice Borrmans considère cette période comme celle de la transition. « Sa recherche spirituelle le porte à lire bien des ouvrages qui traitent du Dieu des chrétiens. Une évolution le fait passer de l’affirmation musulmane à la découverte du christianisme […]. L’été 1927 lui est un temps de réflexion et de prière. A l’automne, […] il inaugure une correspondance décisive avec Mgr. Paul Mehmet Mulla-Zadé [un turc converti de l’islam au christianisme] : c’est pour lui le moment de s’interroger sur Jésus et son message », écrit Maurice Borrmans à propos de Ben Abd-el-Jalil, auquel il a consacré un ouvrage.

    Parmi les raisons qui ont poussé Jean-Mohammed à se faire baptiser en 1928, l’influence qu’ont pu exercer certaines personnes de son entourage demeure un point obscur. Il s’avère en effet difficile de faire la part entre un cheminement individuel, consacré par la découverte intime du message de Jésus-Christ, et le rôle joué notamment par certains de ses professeurs d’alors, en premier lieu son parrain, l’islamologue Louis Massignon, et le philosophe Jacques Maritain. Toujours est-il que Jean-Mohammed décide rapidement de consacrer sa (nouvelle) vie à Dieu et de devenir prêtre. Pour cela, il choisit d’effectuer une retraite spirituelle à Amiens, dans un noviciat franciscain (jusqu’en 1931), puis de renforcer ses connaissances théologiques au « studium des Franciscains », près de Lille. Le père Jean-Mohammed Abd-el-Jalil est ordonné prêtre le 7 juillet 1935.

    Au Maroc, l’annonce de la conversion d’Abd-el-Jalil a fait l’effet d’une bombe. Surtout à Fès, où le choix de Mohammed paraît incompréhensible. Le seul fait de tenter de l’expliquer n’a pas de sens : un jeune universitaire brillant et rigoureux dans l’islam ne peut pas devenir un nasrani (chrétien). Naturellement, les proches de Jean-Mohammed sont les premiers choqués et, selon la version officielle, la rupture aurait été totale et irrémédiable. Il est d’ailleurs tout à fait envisageable qu’une partie de la famille Ben Abd-el-Jalil, en particulier son père, écrasé par la pression sociale ou par le chagrin, ait décidé de réellement « couper les ponts ». Certains récits évoquent même une cérémonie de deuil organisée par le père de Jean-Mohammed, en symbole de la perte spirituelle de son fils.

    L’impossible rédemption ?

    En revanche, ce qui est aujourd’hui avéré, c’est l’amour que certains proches continuent à porter à celui qu’ils considèrent, pour toujours, comme l’un des leurs. A l’image de son frère Omar Ben Abd-el-Jalil, un des leaders de l’Istiqlal, qui, jusqu’à la mort de Jean-Mohammed, viendra lui rendre visite chaque année à Paris. La correspondance entre les deux frères dépeint une affection certaine et indéfectible. Dans une sphère plus large, cette conversion est perçue comme une défaite dans un Maroc sous protectorat. Dans un contexte politique tendu, le facteur religieux devient parfois un dangereux catalyseur de passions. C’est précisément ce que craignent les autorités françaises. A croire que toutes les précautions prises par le Maréchal Lyautey pour rendre la présence chrétienne au Maroc la plus discrète possible, peuvent être réduites à néant. Proche de Abd-el-Jalil, Lyautey lui fait d’ailleurs part, dans un courrier, de son inquiétude quant à sa conversion et à ses conséquences.

    De la Palestine au Vatican

    Devenu prêtre, ce chrétien pas tout à fait comme les autres se donne pour mission d’expliquer l’islam sous un angle de tolérance très rare à l’époque. Jean-Mohammed devient professeur en charge de la chaire de langue et de littérature arabes à l’Institut Catholique de Paris, le même qui l’a vu défiler en tant qu’étudiant, quelques années plus tôt. Il est surtout responsable de l’islamologie, dans le cadre de l’enseignement de l’histoire des religions. Passé maître dans l’art de la conférence et maîtrisant plusieurs langues à la perfection, Jean-Mohammed Abd-el-Jalil sillonne le monde et rencontre des personnalités importantes. Dès 1948, il s’inquiète du sort réservé aux populations de Palestine puis s’engage à leurs côtés contre l’oppression israélienne. Il écrit également un nombre important d’articles, la plupart destinés à lever le voile obscur qui entoure l’islam, vu de l’Occident. Une spécialisation qui vaut à Jean-Mohammed de collaborer à des travaux engagés par le Vatican, dans l’optique d’une meilleure compréhension des autres religions, et, par extension, d’un rapprochement. Le 14 mai 1966, il est reçu en audience personnelle par le pape Paul VI, preuve encore une fois de l’influence intellectuelle du personnage.

    Un discours à double tranchant

    Le père Jean-Mohammed Abd-el-Jalil décède le 24 novembre 1979 à l’hôpital de Villejuif, près de Paris, suite à un cancer de la langue. Il laisse en héritage une dizaine d’ouvrages sur l’islam, tous marqués par son inlassable volonté d’établir un pont entre les traditions musulmane et catholique. Un rapprochement intolérable pour les politiques marocains contemporains de Abd-el-Jalil, vis-à-vis duquel ils ont toujours tenu un double discours. D’une part, les dirigeants ne peuvent ignorer le rôle important de Jean-Mohammed dans la relative « souplesse » des négociations entre nationalistes et autorités françaises pour l’indépendance du Maroc. Le père Jean-Mohammed est considéré comme un vrai nationaliste, fidèle à son pays (il a toujours refusé la nationalité française) même après 1956. Cette vision réaliste, mais pas vraiment assumée, est parfaitement illustrée par la rencontre de Abd-el-Jalil avec le prince héritier Moulay Hassan, à l’occasion d’un colloque méditerranéen à Florence, en août 1958.

    D’autre part, le discours public exploite la fibre de l’identité et de l’unité religieuse du Maroc, ultra-sensible, a fortiori en temps d’occupation. Malheureusement, c’est ce travail de sape qui a le plus d’impact sur le public, qui a la rancune tenace. Abd-el-Jalil en fait d’ailleurs les frais lors de son unique retour sur les terres du pays qui l’a vu naître, en avril 1961. Une tentative avortée au bout de trois jours, à cause d’une campagne médiatique contre lui. Se heurtant à un mur d’incompréhension, Jean-Mohammed aura, toute sa vie durant, porté sa croix.

    Aujourd’hui, l’effort de mémoire se recentre sur l’apport intellectuel de ce grand personnage. Dans une étude consacrée à « L’écho suscité dans la société musulmane et marocaine par l’événement que constitua la conversion de Jean-Mohammed Abd-el-Jalil », Anne Balenghien a réuni et étudié tous les articles publiés au Maroc depuis cette époque. L’universitaire constate qu’au fil du temps, l’attitude vis-à-vis de la conversion de Abd-el-Jalil, bien qu’évoluant timidement, tend à se modérer. Un article de la revue arabophone Al Nas-Info, daté du 16 février 2007 et signé Lyazid El Baraka, conclut ainsi : « Nous avons été injustes avec Mohammed Abd-el-Jalil. Nous devons demander pardon à son âme, et restituer à cet homme et à sa production intellectuelle la place qu’ils méritent dans la mémoire marocaine ». Ainsi soit-il.

    Zamane
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