Politique Par: Makhlouf Mehenni 12 Nov. 2020
L’islamologue franco-algérien Ghaleb Bencheikh est l’une des voix les plus respectées de l’islam en France. Dans cet entretien accordé à TSA, il plaide pour la réforme du mode de représentation de la communauté musulmane en France et pousse un véritable coup de gueule contre l’émergence de ceux qu’il qualifie d’ « affairistes » et de « manœuvriers », érigés en porte-parole de la communauté musulmane. « L’humiliation a assez duré », tonne-t-il.
Beaucoup a été dit sur la représentation des musulmans en France. N’est-il pas temps de revoir le mode de représentation et de doter l’Islam de France d’institutions pérennes et consensuelles ?
Ghaleb Benheikh : Les musulmans comme citoyens ne peuvent être représentés politiquement que par leurs élus. À ce sujet, il vaut mieux, dans une démocratie, que le collège électoral soit isomorphe au collège électif, sans se prévaloir de sa confession, bien entendu. Nous sommes, tout de même, dans une république laïque ; les musulmans résidents ont leurs légations et leurs consulats. En revanche, il est temps de doter le culte islamique d’institutions pérennes et consensuelles afin de le représenter avec dignité et efficacité et surtout mieux le gérer, ce qui sous-entend que nous en sommes loin maintenant. On peut parler, sinon d’échec patent, en tout cas de résultats très mitigés. Nous le voyons dans la désaffection notamment de la jeunesse musulmane autour de ces instances.
En réalité, la difficulté n’est pas récente, elle remonte à trois décennies. Le mode de désignation en soi pose problème et j’ajoute qu’il y a une part de responsabilité dans le fait d’avoir laissé la jeunesse musulmane comme une proie facile à des idéologues, des sermonnaires, des aventuriers et des doctrinaires, sans qu’elle soit immunisée contre la déferlante wahhabite et les idées salafistes. C’est pour cela que nous nous retrouvons in terminis avec des individus ignares et incultes qui passent à l’acte criminel et commettent l’irréparable.
Certains pointent aussi du doigt les financements étrangers et les ingérences d’autres pays dans les instances musulmanes de France…
Ghaleb Bencheikh : J’ai eu l’occasion de dire qu’en France nous vivons un paradoxe qu’il faut savoir rompre. On ne peut pas demander à l’État de ne pas se mêler de l’organisation des cultes, quels qu’ils soient et en l’occurrence le culte islamique, en vertu de la loi de Séparation du 9 décembre 1905, et en même temps s’accommoder de l’ingérence directe de puissances étrangères et de l’influence de régimes autocratiques. Donc cette notion de présidence tournante du CFCM (Conseil français du culte musulman, ndlr), est à mon avis inefficace et inopérante. Nous devons savoir mettre fin à ce qu’on appelle l’islam consulaire en France. Il est davantage le résultat de manigances et d’agissements de barbouzeries que l’aboutissement d’une vision saine pour une religion ayant sous-tendu une civilisation impériale.
Pour les financements des mosquées, j’ai cru comprendre qu’à 90 %, c’est un financement des fidèles. Les 10 % des 2500 mosquées en France auraient un financement étranger. Dans l’absolu, rien ne l’interdirait si c’était un financement transparent et propre. Ce qui est grave, c’est quand celui qui rémunère l’orchestre choisit la musique. Là, commenceraient les problèmes.
En l’absence de clergé dans l’islam sunnite, que faut-il faire pour avoir des interlocuteurs crédibles et réellement représentatifs ?
Ghaleb Bencheikh : L’islam chiite dispose d’un clergé d’ordre académique et non sacerdotal. En revanche, il n’y a pas de structure cléricale dans l’obédience sunnite. Cela est voulu comme une source de bonheur incommensurable, parce que la relation entre le croyant et Dieu est une relation directe, ex abrupto. Elle ne nécessite pas le truchement d’un quelconque intercesseur ni la médiation d’un quelconque directeur de conscience. Mais il se trouve que cette absence d’autorité papale est, de nos jours, une source de problèmes inextricables. À travers l’histoire, bien qu’il n’y eût pas de pontificat, il y avait une formule qu’on pourrait traduire en français par « ceux qui savent lier et délier », sous-entendu savoir délier l’écheveau des questions épineuses, qu’elles soient théologiques, religieuses, jurisprudentielles… Ils constituaient un collège d’ulémas qui pouvaient être totalement indépendants du pouvoir politique, comme ils pouvaient être inféodés au prince, c’est selon les circonstances.
Dans notre cas, en France, ceux qui savent lier et délier doivent être des gens compétents, sérieux, probes, intègres et bien formés, notamment dans les questions théologiques. Malheureusement, sans vouloir généraliser, nous avons toujours eu affaire sur ces trois dernières décennies à des affairistes, à des manœuvriers et à des activistes sans aucune connaissance théologique.
Quels sont les noms que vous considérez aptes à remplir un tel rôle ?
« La période de l’homme charismatique est révolue »
Ghaleb Bencheikh : Je me garderai bien de donner des noms. La période de l’homme charismatique est révolue, d’ailleurs il faut même s’en méfier. En revanche, il faut susciter des hommes et des femmes qui aient l’intégrité morale, la probité intellectuelle, la compétence théologique, une bonne connaissance du terrain et une sympathie profonde pour la jeunesse ; des hommes et des femmes qui prennent en charge les aspirations tant spirituelles que morales de cette jeunesse en allant lui parler avec bienveillance mais sans complaisance. Il nous faut des hommes et des femmes déterminés, audacieux avec la hardiesse requise pour mener à bien les réformes nécessaires. Ceci est le profil indiqué. En plus, à travers l’histoire récente, c’était le rôle, certes de facto et non de jure, du recteur de la Grande mosquée de Paris d’être considéré comme le pôle autour duquel s’agrégeaient les fidèles. Nous constatons donc que depuis trois décennies, ce rôle n’est plus assumé. La preuve, c’est que nous en avions un qui, au lieu d’être le « représentant » des fidèles musulmans et l’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics, a accepté qu’il y ait une autre instance à côté de la mosquée de Paris. Il l’a même entérinée en y siégeant, voire en la présidant. Il a signé par là même l’affaiblissement d’une institution aussi prestigieuse que la Grande mosquée de Paris. Laquelle institution est minée par une incurie organique. Avant on évoquait une mosquée dont le rayonnement éclairait l’Europe, maintenant on parle de la mosquée du 5e arrondissement…
« Il a signé par là même l’affaiblissement d’une institution aussi prestigieuse que la Grande mosquée de Paris »
L’islamologue franco-algérien Ghaleb Bencheikh est l’une des voix les plus respectées de l’islam en France. Dans cet entretien accordé à TSA, il plaide pour la réforme du mode de représentation de la communauté musulmane en France et pousse un véritable coup de gueule contre l’émergence de ceux qu’il qualifie d’ « affairistes » et de « manœuvriers », érigés en porte-parole de la communauté musulmane. « L’humiliation a assez duré », tonne-t-il.
Beaucoup a été dit sur la représentation des musulmans en France. N’est-il pas temps de revoir le mode de représentation et de doter l’Islam de France d’institutions pérennes et consensuelles ?
Ghaleb Benheikh : Les musulmans comme citoyens ne peuvent être représentés politiquement que par leurs élus. À ce sujet, il vaut mieux, dans une démocratie, que le collège électoral soit isomorphe au collège électif, sans se prévaloir de sa confession, bien entendu. Nous sommes, tout de même, dans une république laïque ; les musulmans résidents ont leurs légations et leurs consulats. En revanche, il est temps de doter le culte islamique d’institutions pérennes et consensuelles afin de le représenter avec dignité et efficacité et surtout mieux le gérer, ce qui sous-entend que nous en sommes loin maintenant. On peut parler, sinon d’échec patent, en tout cas de résultats très mitigés. Nous le voyons dans la désaffection notamment de la jeunesse musulmane autour de ces instances.
En réalité, la difficulté n’est pas récente, elle remonte à trois décennies. Le mode de désignation en soi pose problème et j’ajoute qu’il y a une part de responsabilité dans le fait d’avoir laissé la jeunesse musulmane comme une proie facile à des idéologues, des sermonnaires, des aventuriers et des doctrinaires, sans qu’elle soit immunisée contre la déferlante wahhabite et les idées salafistes. C’est pour cela que nous nous retrouvons in terminis avec des individus ignares et incultes qui passent à l’acte criminel et commettent l’irréparable.
Certains pointent aussi du doigt les financements étrangers et les ingérences d’autres pays dans les instances musulmanes de France…
Ghaleb Bencheikh : J’ai eu l’occasion de dire qu’en France nous vivons un paradoxe qu’il faut savoir rompre. On ne peut pas demander à l’État de ne pas se mêler de l’organisation des cultes, quels qu’ils soient et en l’occurrence le culte islamique, en vertu de la loi de Séparation du 9 décembre 1905, et en même temps s’accommoder de l’ingérence directe de puissances étrangères et de l’influence de régimes autocratiques. Donc cette notion de présidence tournante du CFCM (Conseil français du culte musulman, ndlr), est à mon avis inefficace et inopérante. Nous devons savoir mettre fin à ce qu’on appelle l’islam consulaire en France. Il est davantage le résultat de manigances et d’agissements de barbouzeries que l’aboutissement d’une vision saine pour une religion ayant sous-tendu une civilisation impériale.
Pour les financements des mosquées, j’ai cru comprendre qu’à 90 %, c’est un financement des fidèles. Les 10 % des 2500 mosquées en France auraient un financement étranger. Dans l’absolu, rien ne l’interdirait si c’était un financement transparent et propre. Ce qui est grave, c’est quand celui qui rémunère l’orchestre choisit la musique. Là, commenceraient les problèmes.
En l’absence de clergé dans l’islam sunnite, que faut-il faire pour avoir des interlocuteurs crédibles et réellement représentatifs ?
Ghaleb Bencheikh : L’islam chiite dispose d’un clergé d’ordre académique et non sacerdotal. En revanche, il n’y a pas de structure cléricale dans l’obédience sunnite. Cela est voulu comme une source de bonheur incommensurable, parce que la relation entre le croyant et Dieu est une relation directe, ex abrupto. Elle ne nécessite pas le truchement d’un quelconque intercesseur ni la médiation d’un quelconque directeur de conscience. Mais il se trouve que cette absence d’autorité papale est, de nos jours, une source de problèmes inextricables. À travers l’histoire, bien qu’il n’y eût pas de pontificat, il y avait une formule qu’on pourrait traduire en français par « ceux qui savent lier et délier », sous-entendu savoir délier l’écheveau des questions épineuses, qu’elles soient théologiques, religieuses, jurisprudentielles… Ils constituaient un collège d’ulémas qui pouvaient être totalement indépendants du pouvoir politique, comme ils pouvaient être inféodés au prince, c’est selon les circonstances.
Dans notre cas, en France, ceux qui savent lier et délier doivent être des gens compétents, sérieux, probes, intègres et bien formés, notamment dans les questions théologiques. Malheureusement, sans vouloir généraliser, nous avons toujours eu affaire sur ces trois dernières décennies à des affairistes, à des manœuvriers et à des activistes sans aucune connaissance théologique.
Quels sont les noms que vous considérez aptes à remplir un tel rôle ?
« La période de l’homme charismatique est révolue »
Ghaleb Bencheikh : Je me garderai bien de donner des noms. La période de l’homme charismatique est révolue, d’ailleurs il faut même s’en méfier. En revanche, il faut susciter des hommes et des femmes qui aient l’intégrité morale, la probité intellectuelle, la compétence théologique, une bonne connaissance du terrain et une sympathie profonde pour la jeunesse ; des hommes et des femmes qui prennent en charge les aspirations tant spirituelles que morales de cette jeunesse en allant lui parler avec bienveillance mais sans complaisance. Il nous faut des hommes et des femmes déterminés, audacieux avec la hardiesse requise pour mener à bien les réformes nécessaires. Ceci est le profil indiqué. En plus, à travers l’histoire récente, c’était le rôle, certes de facto et non de jure, du recteur de la Grande mosquée de Paris d’être considéré comme le pôle autour duquel s’agrégeaient les fidèles. Nous constatons donc que depuis trois décennies, ce rôle n’est plus assumé. La preuve, c’est que nous en avions un qui, au lieu d’être le « représentant » des fidèles musulmans et l’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics, a accepté qu’il y ait une autre instance à côté de la mosquée de Paris. Il l’a même entérinée en y siégeant, voire en la présidant. Il a signé par là même l’affaiblissement d’une institution aussi prestigieuse que la Grande mosquée de Paris. Laquelle institution est minée par une incurie organique. Avant on évoquait une mosquée dont le rayonnement éclairait l’Europe, maintenant on parle de la mosquée du 5e arrondissement…
« Il a signé par là même l’affaiblissement d’une institution aussi prestigieuse que la Grande mosquée de Paris »
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