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L'apophatisme chez les mystiques de l'Islam - Éric Geoffroy
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Invité a réponduAffirmer l'unicité de Dieu par la seule prononciation de la parole La Illaha illa Allah est un pur mensonge. Je l'avais déjà dit dans cette rubrique, comprenne qui pourra comprendre !
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Invité a répondu...
III. La création comme « pur néant »
«... Que disparaisse ce qui n 'a jamais été, et que subsiste ce qui
n 'a jamais cessé d'être ». Pour les spirituels musulmans, le véritable
enjeu du tawhîd - et de la formule « il n'y a de dieu que Dieu » -
n'est pas de nier la dualité ou la multiplicité de la divinité. Ce
polythéisme grossier a été vécu dans des stades antérieurs de l'humanité,
et ne constitue plus désormais un réel danger. Non, cet enjeu, d'ordre
ésotérique, consiste bien plutôt à nier toute réalité ontologique à autre
que Dieu : l'Être n'appartient qu'à Dieu seul et, sous ce rapport, les
créatures sont « pur néant », le 'adam mahd auquel fait directement
écho la formule eckhartienne ein luter nicht(\%). Ici encore, les soufis
se sont nourris de sources scripturaires telles que cette parole du
Prophète : « Dieu est, et rien n 'est avec Lui ».
Le tawhîd ainsi compris a donné lieu à de multiples
développements métaphysiques, au sein de la doctrine de 1' « unicité de l'Être »
{wahdat al-wujûd). On attribue souvent la formulation de cette
doctrine à Ibn 'Arabî et son école, mais elle est déjà en germe chez les
soufis anciens. Pour aussi élaborée qu'elle soit, elle n'est pas une
philosophie abstraite mais l'aboutissement de l'expérience du fana',
de 1' « extinction en Dieu ». Dans cette expérience en effet, le
mystique ne voit plus que Dieu, ne sent plus que Dieu, ne goûte plus que
Dieu. Il devient donc pour lui évident qu'il n'y a d'être qu'en Dieu :
c'est « l'unicité de l'Être ». « Ce qui définit tel étant particulier, c'est
la privation d 'être qui lui est propre et en raison de laquelle il est
un cheval, une fleur, un homme, et non pas Etre pur, ou, si l 'on
préfère, en raison de laquelle il n 'est pas Dieu » (19).
« L 'existence de l 'homme est cernée par le néant qui précède
cette existence ainsi que par celui qui la suivra ; l 'être humain est
donc lui-même pur néant {'adam) », disait Abu l-'Abbâs al-Mursî
(m. 1287). Son successeur à la tête de l'ordre shâdhilî, Ibn 'Atâ'
Allah al-Iskandarî (m. 1309) commente ainsi cette parole : « En effet,
les créatures ne détiennent en aucune manière l 'Être absolu (al-wujûd
al-mutlaq), lequel n 'appartient qu 'à Dieu ; dans cet Être réside Son
Unicité absolue (ahadiyya). Les mondes, quant à eux, n 'existent que
dans la mesure où II les dote d'un être relatif. Or, celui dont
l'existence puise sa source chez autrui n 'a-t-il pas pour attribut foncier le
néant ? (20) ». On relève incontestablement ici des affinités avec la
« métaphysique augustinienne de la relation » (2 1 ).
Les créatures sont donc potentiellement amenées à l'existence du
fait qu'elles sont contenues de toute éternité dans la Science divine,
mais cette existence n'a qu'une valeur relative, voire nulle. Les
maîtres shâdhilis les comparent tantôt à la poussière qui se trouve dans
l'air, tantôt à l'ombre : elles n'ont aucune consistance, aucune essence
autonome. Seul Dieu leur « confère l'être », comme le note Maître
Eckhart (22). « Le soufi, affirmait le cheikh Abu 1-Hasan al-Shâdhilî,
est celui qui, en son être intime, considère les créatures comme la
poussière qui se trouve dans l 'air : ni existantes ni inexistantes ; seul
le Seigneur des mondes sait ce qu'il en est [...] Nous ne voyons
aucunement les créatures, assurait-il également : y a-t-il dans l'univers
quelqu 'un d 'autre que Dieu, le [seul] Réel ? Certes les créatures
existent, mais elles sont tels les grains de poussière dans
l'atmosphère : si tu veux les toucher, tu ne trouves rien ». « Lorsque tu
regardes les créatures avec l 'œil de la clairvoyance, écrit à son tour
Ibn 'Atâ' Allah, tu remarques qu 'elles sont totalement comparables
aux ombres [...] Les « traces » (al-âthâr) que constituent les créatures
revêtent donc I 'aspect d 'ombres (zilliyya), mais elles se réintègrent
dans l'Unicité de Celui qui imprime ces traces (al-mu 'aththir) » (23).
Les soufis reconnaissent généralement un degré d'existence relatif
à la création, mais les tenants de l'« Unicité absolue » (al-wahda
al-mutlaqa), avec à leur tête Ibn Sab'în (m. 1270), ne font aucune
concession et considèrent l'univers comme une pure illusion. Ils
transposent d'ailleurs la formule « il n 'y a de dieu que Dieu » en « // n 'y
a rien si ce n'est Dieu» {laysa illâ Allah). Ibn Sab'în résorbe le
monde manifesté en observant la progression suivante dans le dhikr
(remémoration-invocation de Dieu) : « // n'y a de dieu que Dieu »,
puis « pas d'agent sinon Dieu » (lâfâ 'il illâ Allah), puis « pas d 'étant
sinon Dieu » (la mawjûd illâ Allah), et enfin « Dieu, Dieu » (Allah,
Allah) (24). C'est par la négation totale du relatif que je peux goûter
et donc affirmer l'Absolu, que je peux me débarrasser totalement de
F « associationnisme » entrevu plus haut. Cette conclusion extrême,
condamnée par les exotéristes de l'islam et même par certains soufis
postérieurs à Ibn Sab'în, est pourtant contenue dans l'enseignement
des premiers maîtres. Voici ce que disait, au ixc siècle, Ruwaym de
Bagdad : « Le tawhfd consiste à effacer toute trace d 'humanité (mahw
âthâr al-bashariyya), afin que ressorte, dépouillée, la divinité (tajar-
rud al-ulûhiyya) (25).
IV. Esquisse d'une approche comparative : le soufisme et maître ECKHART.
Résumons et précisons les affinités spirituelles qui, d'évidence,
relient les mystiques de l'islam et Maître Eckhart. Ils partagent une
tension extrême vers la purification de nos représentations du divin :
pour eux, la « nudité de Dieu » - le tajarrud al-ulûhiyya évoqué
précédemment - ne peut être pressentie par l'homme que dans le plus
grand détachement (26), c'est-à-dire par « un décapement progressif
et implacable de tout notre être » (27). L'expérience soufie au fana ',
de la mort initiatique, est décrite en termes similaires chez Eckhart,
qui appelait le moi individuel « le vieil homme » (28). Le maître
rhénan aurait souscrit à ce constat fait par Abu Yazîd al-Bistâmî
(m. 874) sur lui-même : « Je me suis desquamé de mon moi, comme
un serpent dépouille sa peau » (29).
Toutefois, à la différence de Maître Eckhart, les soufis ne
franchissent pas le seuil ultime de la nescience, là où Dieu est envisagé
comme Néant, comme Non-être. Sous ce rapport, nous semble-t-il,
Maître Eckhart est plus proche du bouddhisme, dans lequel la Réalité
ultime est appréhendée en termes de vacuité. Il est impossible, en
contexte islamique, de qualifier Dieu de Non-être. Dieu est au
contraire le seul Être, et c'est pourquoi les soufis Le nomment al-
Haqq, le Vrai, le Réel ; ou plutôt « le seul Vrai », « le seul Réel »,
étant donné l'inanité ontologique de la création. On peut certes réduire
ces divergences à une question de formulation, car, en vertu de la
coincidentia oppositorum, définir Dieu comme l'Etre plénier ou
comme le Vide revient au même : nous sommes ici en présence des
deux polarités corrélatives qui semblent les plus aptes à affirmer
l'Absolu en termes humains.
Quoi qu'il en soit, le personnalisme de Dieu dans les religions
monothéistes crée un lien positif entre Dieu et l'homme. Chaque être
y établit une relation particulière avec son Seigneur, avec son rabb.
Il va de soi que ce rabb personnel, par lequel le musulman invoque
presque affectivement Dieu, se situe sur le plan métaphysique à un
niveau bien inférieur à celui de l'Essence. De même l'homme a-t-il
accès à certains noms divins (l'Entendant, le Voyant...), dont Dieu a
bien voulu l'investir ; par contre, le nom de l'Essence (Allah) exclut
tout rapport avec qui ou quoi que ce soit, et donc toute symbolisation.
Abu Yazîd al-Bistâmî, plus que d'autres soufis, a éprouvé le
vertige du vide et, dans le témoignage suivant, on peut en apparence
déceler l'expérience eckhartienne de Dieu comme Non-être :
«J'atteignis l'esplanade du Non-être (laysiyya) et ne cessai d'y
voler durant dix ans, jusqu 'à passer du « n 'est pas » (lays a) dans le
« n 'est pas » par le « n 'est pas ». Puisj 'atteignis l 'égarement (tadyî')
qui est l'esplanade du tawhîd, et ne cessai d'y voler par le « n'est
pas » jusqu 'à m 'égarer dans l'égarement : par le « n 'est pas » dans
le « n 'est pas », je perdis alors même l'égarement. J'atteignis ainsi
le tawhîd, dans le distancement de la création d'avec l'initié ('ârij)
[c'est-à-dire Bistâmî lui-même], et dans le distancement de l'initié
d'avec la création » (30).
Junayd, qui critiquait la tendance de Bistâmî à se complaire dans
l'ivresse spirituelle, commente ces paroles en les ramenant
implacablement à l'expérience fondatrice du fana '. Dans le langage très
dépouillé qui lui est propre, il analyse chaque terme ou membre de
phrase, pour montrer que les tribulations de Bistâmî se résument dans
l'anéantissement du « soi » dans le « Soi ». Chez certains mystiques,
dont Bistâmî, la perte de conscience au monde et au « soi » est telle
que l'on a dû parler à leur égard d'« extinction de l'extinction » (fana '
'an al-fanâ ') : c'est ce qu'a exprimé Bistâmî de façon allusive par
/ 'égarement de l 'égarement. Pour Junayd, Bistâmî a donc simplement
témoigné ici du vertige qui saisit l' âme-conscience - pour autant
qu'elle subsiste - lors de son périple initiatique (31). En aucun cas,
cette sensation de vide ne saurait faire aboutir l'initié à la conclusion
- quoique tentante - que Dieu est vacuité ou néant. Bien au contraire,
l'homme « éteint » à lui-même est alors totalement immergé dans la
Présence divine (hadra), mais cette plénitude est si enveloppante
qu'elle peut être perçue par le mystique comme un vide dans lequel
il ne cesse d'errer.
L'apophatisme de l'islam réside donc tout entier dans la négation
du « soi » individuel, créé, au profit de l'affirmation du « Soi » divin,
éternel ; nous y avons vu le secret de la spiritualité islamique, c'est-
à-dire la réalisation de la « servitude ontologique » ( 'ubûdiyya) qui
est celle de l'homme. La « soumission » que signifie sur un plan
exotérique le terme islam doit se muer pour l'initié en totale
transparence de l'étant créaturel par rapport à l'Être de Dieu. L'affirmation
positive du Soi divin (nafs) est énoncée notamment dans ce verset :
« Dieu vous met en garde contre Lui-même {nafsa-hu) » (Coran 3 :
30). Selon 'Abd al-Ghanî al-Nâbulusî (m. 1730), représentant tardif
de l'école d'Ibn 'Arabî, Dieu met en fait en garde ceux qui
attribueraient la nafs à leur personne, à leur ego : il n'y a réellement de nafs
que la nafs divine, le Soi (32). Certes l'Identité divine est insondable
(ghayb al-Huwiyya) ; elle se dérobe constamment à la perception, et
c'est peut-être ce qui a amené Maître Eckhart, au terme de son
expérience, à la qualifier de Non-être. Mais l'acte de « soumission » propre
à l'islam consiste précisément à préserver le « secret » divin ; il fait
partie des convenances spirituelles (adab) de la Voie soufie de ne
pas chercher à soulever tous les voiles qui nous séparent de la
Présence divine. « Ne méditez pas sur l'Essence de Dieu, disait le
Prophète, mais sur les signes de Dieu. »
Eric Geoffroy
Département d'Etudes Arabes et Islamiques
Strasbourg II
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L'apophatisme chez les mystiques de l'Islam - Éric Geoffroy
Geoffroy Éric. L'apophatisme chez les mystiques de l'Islam. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 72, fascicule 4, 1998.
Résumé
La théologie officielle de l'islam est en soi fortement marquée par l'apophatisme : la transcendance
divine ne peut s'affirmer que dans l'effacement du contingent. Les mystiques de l'islam poursuivent
jusqu'à l'extrême ce mouvement, en suscitant leur mort initiatique. Lorsque leur petit « soi » est
annihilé, il ne reste plus que le « Soi » divin qui Se contemple, et qui est seul capable de Se
contempler. En effet, la créature, aussi évoluée soit-elle, n'a pas accès à la véritable reconnaissance
de l'Unicité divine (tawhîd). Les soufis ont formulé cette expérience spirituelle par une doctrine
métaphysique : l'Être n'appartient qu'à Dieu, au regard duquel les créatures sont pur néant. Les
affinités avec Maître Eckhart ne pouvaient être que soulignées, mais aussi leur limite ; ainsi, en islam
exotérique comme ésotérique, Dieu n'est jamais qualifié de « Non-être ».
L'APOPHATISME CHEZ LES MYSTIQUES DE L'ISLAM
« Quelle est la forme la plus élevée du tawhîd [reconnaissance-
attestation de l'Unicité divine] ? C'est que Dieu proclame Lui-même
Son Unicité, et que rien de contingent n 'interfère : ni science, ni
raison, ni compréhension, ni perception, ni signe, ni allusion, ni
indice, ni preuve. « Gloire à ton Seigneur ! Le Seigneur de la Toute-
Puissance, très éloigné de ce qu 'ils imaginent ! » ( 1). La créature qui
cherche à parvenir à un tel tawhîd demande l'impossible et sera
refoulée immédiatement » (2).
I. La théologie négative de l'islam
Là ilaha il là Llâh : « Pas de dieu si ce n 'est Dieu. » L'affirmation
de l'Unicité divine, dogme central de l'islam, s'ouvre sur une
négation. Ce paradoxe, qui n'est qu'apparent, nous introduit de plain-pied
dans l'apophatisme qui caractérise l'islam au plus haut point, dans
son versant exotérique comme ésotérique. Le but du soufisme, de la
spiritualité islamique, est-il d'ailleurs autre que d'expérimenter
intérieurement les enseignements dogmatiques de l'islam ?
Se fondant sur les sources scripturaires, le Coran et le hadîth
(tradition prophétique), les théologiens musulmans exotéristes ont
fortement mis l'accent sur la transcendance divine, c'est-à-dire l'inac-
cessibilité, pour la créature, à l'Essence divine (dhât). L'école
mu'tazilite tout particulièrement, qui joua un grand rôle au IXe siècle,
propose une approche négative de Dieu, en niant la pluralité de Ses
attributs {nafi ou ta 'tîl al-sifât) : Dieu est savant, puissant, voulant,
vivant, non par Sa science, Sa puissance, Sa volonté ou Sa vie, mais
par Son Essence. La transcendance que les mu'tazilites entendent
ainsi protéger, se dit en arabe tanzîh, ce qui signifie « purification »,
« dépouillement ». Il s'agissait donc pour ces théologiens de purifier
au maximum la représentation que l'homme se fait du divin, et ceci
notamment en réaction contre le dogme chrétien de l'Incarnation.
Dans ce souci d'épurement, les mu'tazilites ont même été jusqu'à
nier la possibilité de la vision de Dieu dans l'Au-delà, qui est pourtant
admise par les autres courants théologiques.
On sait que l'islam, pour lutter contre les diverses formes de
l'idolâtrie et de l'anthropomorphisme, refuse toute figuration, tout
support sensible (images, statues...). Cela est surtout vrai de l'islam
sunnite, largement majoritaire. Seules la calligraphie et l'arabesque
trouvent grâce à ses yeux, pour leur pouvoir à suggérer l'infini,
l'insaisissable. Il est frappant de constater que l'atmosphère générale de
l'islam répond tout à fait à l'exigence de « désimagination » (Entbil-
dung) formulée par Maître Eckhart (3). Ce dépouillement conceptuel
est pour le musulman la meilleure façon de poser l'Absolu divin.
« Toute affirmation directe, remarque René Guenon, est forcément
une affirmation particulière et déterminée, l 'affirmation de quelque
chose qui exclut autre chose, et qui limite ainsi ce dont on peut
l 'affirmer. Toute détermination est une limitation, donc une négation ;
par suite, c 'est la négation d 'une détermination qui est une véritable
affirmation » (4).
II. « Seul dieu peut témoigner de son unicité ».
Les soufis partent du constat, fait en théologie, de l'impossibilité
pour l'humain, pour le temporel (hâdith), de concevoir le divin,
l'éternel (qadîm). « La connaissance de l 'Unicité divine (tawhîd) propre
aux soufis, affirme Junayd, le grand maître de Bagdad (m. 911),
consiste à dépouiller l'éternité de la temporalité, à quitter sa
demeure, à rompre les liens avec ce que l 'on aime, à laisser de côté
ce que l 'on sait et ce que l 'on ignore... » (5). Or, l'être créé, contingent
(muhdath) ne saurait professer le réel tawhîd, car le tawhîd qui émane
de lui est, à son instar, créé, contingent et donc déficient. Pour cette
raison, les mystiques de l'islam ont conclu de leur expérience apo-
phatique que « seul Dieu peut réellement témoigner de Son Unicité »
(ma wahhada Allah ghayr Allah) ; à ce niveau, l'homme n'est qu'un
intrus (tufaylf)(6). Ibn 'Arabî, le «Grand Maître» mort en 1240,
écrit en ce sens : « Le tawhîd consiste en ce que ce soit Lui [Dieu]
qui contemple et qui soit contemplé » (7).
L'exigence qui caractérise la voie des soufis est telle que, selon
eux, l'homme ne peut faire acte de tawhîd sans commettre le péché
majeur de l'islam : le shirk, c'est-à-dire le fait d'« associer » une
divinité ou un être à Dieu. En effet, quand il atteste de l'Unicité
divine, l'homme affirme par là-même la conscience d'un «je » qui
est autre que Dieu. Il s'agit bien sûr ici non pas d'un polythéisme
grossier {shirk jalî), mais d'un « associationnisme subtil » {shirk
khafï){8).
D'où la réponse abrupte faite par Abu Bakr al-Shiblî (m. 945),
autre maître de l'école de Bagdad, à celui qui l'interrogeait sur le
sens profond du tawhîd : « Malheur à toi ! Celui qui définit le tawhîd
de façon explicite est un apostat, celui qui y fait allusion est un
bithéiste, celui qui l 'évoque est un idolâtre, celui qui discourt sur lui
est un inconscient, celui qui garde le silence à son sujet est un
ignorant, celui qui se croit proche est loin, celui qui en fait son extase
est déficient ; tout ce que vous distinguez par votre imagination et ce
que vous saisissez par votre intelligence, tout cela est rejeté, vous est
retourné, car contingent et créé comme vous-mêmes » (9). On
comprend que, selon un disciple ayant côtoyé Shiblî durant vingt ans,
celui-ci n'ait «jamais prononcé un seul mot» sur le tawhîd... (10).
Relevons les similitudes avec l'apophase exprimée tant par Saint
Augustin que par Maître Eckhart : « Tout ce que tu imagines n 'est
pas lui, tout ce que tu comprendras par la réflexion n 'est pas lui... »,
dit le premier. « Si tu comprends quelque chose, Dieu n 'est rien de
cela, et du fait que tu comprends quoi que ce soit de lui, tu tombes
dans l'incompréhension », dit le second (11).
La via negativa de Shiblî s'illustre encore dans ce propos : « Ne
respire pas les effluves du tawhîd celui qui s 'en forge sa propre
conception (tasawwur) en s 'attachant aux noms et aux attributs
divins. A vrai dire, celui qui affirme ces noms et attributs comme
celui qui les nie ne fait que proclamer un tawhîd tout formel, qui
n 'est pas le fruit d'une « gustation » {dhawq) » (12). La Réalité divine
{Haqîqa) est donc au-delà de nos schémas binaires de pensée, car
même celui qui nie les noms et attributs pour mieux exhausser
l'Essence est encore pris aux rets de sa conscience individuelle.
L'enseignement par l'art du paradoxe se révèle ainsi la seule
manière de se libérer de ce mode de conscience. C'est pourquoi
'Abdallah al-Ansârî (m. 1089) se montre tout aussi péremptoire que
Shiblî dans son énonciation du tawhîd de 1' « élite spirituelle » : « Nul
ne peut unifier l'Unique, car celui qui s'y essaie est un apostat
(jâhid) » (13). Cette négation de toute démarche d'ordre mental
s'érige chez les soufis en méthode initiatique devant mener à
l'illumination (fath). Sous cet angle s'éclaire la remarque de Junayd : « La
parole la plus sublime sur la connaissance de l 'Unicité (tawhîd) est
celle qui a été prononcée par Abu Bakr le Juste (al-Siddîq) (14) :
« Gloire à Celui qui n 'a pas octroyé à Ses créatures d 'autre voie
pour Le connaître que l 'impuissance à Le connaître ! » ( 1 5). Relevons
encore ce témoignage d'un maître anonyme : « Les mystiques
prétendent à la connaissance, mais j'avoue mon ignorance : c'est là ma
connaissance » (16).
Cette méthode initiatique se rencontre dans d'autres climats
spirituels : elle consiste à annihiler le petit « soi » humain, à l'immerger
en totalité dans le « Soi » divin. Un soufi a eu cette formule : « La
réalisation de l'Unicité divine (tawhîd) passe par la suppression des
«je » : ne dis plus « à moi », « par moi », « de moi », « vers
moi » »(17). Nous retrouvons à nouveau un archétype fondamental
de l'islam, celui de la « servitude ontologique » ( 'ubûdiyya) de
l'homme, par laquelle il réalise paradoxalement sa grandeur. Selon
le Prophète en effet, l'homme n'est jamais aussi proche de Dieu que
lors de la prosternation (sujûd) durant la prière : c'est quand il
s'abaisse, face contre terre, que Dieu l'élève.
Dans cette expérience de l'« extinction de l'ego » {fana '), le
mystique perd la conscience de son individualité contingente et illusoire ;
il voit alors que « disparaît ce qui n 'a jamais été [la créature], et que
subsiste ce qui n 'a jamais cessé d 'être [Dieu] », comme le notent
Junayd, Ansârî et d'autres. « Tout ce qui se trouve sur la terre est
evanescent. Seule subsiste la face de ton Seigneur, pleine de majesté
et de munificence » (Coran, 55 : 26).
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