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Appel d’imaginaire : La mer intérieure africaine

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  • Appel d’imaginaire : La mer intérieure africaine

    1869 - 1887


    Le 17 novembre 1869, l’impératrice Eugénie inaugure en grande pompe le canal de Suez. Il a fallu dix ans de travaux pharaoniques pour réaliser ce grand projet initialement assigné par le Directoire à l’expédition d’Egypte. Les eaux de l’Orient et celles de l’Occident se marient, à défaut des civilisations, comme l’avaient fugitivement rêvé les saint-simoniens. Mais pour l’Occident, et singulièrement l’Europe, l’Orient n’est encore au mieux qu’une " demi-civilisation ".

    Quelques jours après l’événement paraît à Paris, dans La Revue moderne, un article intitulé Le percement de l’isthme de Gabès. Son auteur, Georges Lavigne, de Coulommiers, propose, moyennant un canal dix fois plus court que celui de Suez, d’inonder le Grand désert. Il s’explique : le Sahara, lâche-t-il, " c’est le cancer qui ronge l’Afrique ; puisqu’on ne peut pas le guérir, il faut le noyer ".

    Sous la formule, le projet qu’elle pavoise nous fait sourire aujourd'hui. Il aura cependant défrayé la chronique scientifique d’une décennie, mobilisé les esprits les plus forts de l’époque et nourri une ardente polémique qui n’est pas encore tout à fait éteinte. De toutes les grandes entreprises conçues au même moment - le tunnel sous la Manche, le percement des Alpes, le canal de Panama, … - la mer intérieure africaine - avec, dans une moindre mesure le Transsaharien - est la seule à ne pas avoir abouti.



    La mer toujours recommencée


    Que propose la Revue moderne en novembre 1869 ? Il existe, à l’est de l’Algérie, au sud de la Tunisie, une région désertique désignée d’un mot arabe, chotts, qui signifie rivages. On la nommait jadis Biledulgerid ; c’est " el-foum ", la bouche du désert. Immédiatement au sud en effet commence le grand Erg oriental ; au nord se dressent les derniers contreforts de l’Atlas saharien, l’Aurès, le Nemencha, le Cherb. À la commissure occidentale se love l’oasis de Biskra ; à l’autre extrémité se situe Gabès, sur la mer que les anciens appelaient la petite Syrte. Un chapelet de chotts s’égrène de Chegga à Gabès, dont les plus souvent nommés sont le Melrhir, le Sellem, le Rharsa, le Djerid et le Fedjej. Le paysage nu et plat qu’ils composent apparaît à bien des égards comme du concentré de désert. A sa simple vue, l’imagination s’embrase. Victime des mirages, l’œil y voit la mer à l’infini. Victime de son emportement, l’esprit veut réaliser le mirage.

    Georges Lavigne est un de ces esprits inspirés auxquels La Revue moderne, d’origine fouriériste, offre volontiers ses pages. Pour cette avant-garde qui veut ressusciter les valeurs révolutionnaires piétinées par le Premier Empire puis la Restauration, " Alger " s’est aussitôt présenté comme le terrain d’essai idéal. Elle brûle d’y faire la preuve de la supériorité de sa théorie et d’y exercer sa foi dans le progrès. Mais dès 1823, Charles Fourier avait désigné le Sahara comme le défi à relever. Dans son Traité de l’Association domestique-agricole, le pionnier proposait de lever une armée industrielle de 4 millions d’hommes qui, en quarante ans, eussent reboisé le Grand désert.

    Au moment où Fourier construit son système, le Sahara reste une énigme. Les rares voyageurs qui l’ont pénétré n’y ont vu à peu près que du sable. Or les lecteurs de Saugnier, Hornemann ou Caillié ne se représentent l’élément qu’associé à la mer. En Europe, on ne le rencontre que sur les rivages des mers ou des fleuves. Ces mêmes voyageurs, s’inscrivant dans une tradition qui remonte à Hérodote, usent et abusent de la métaphore marine. L’immensité sablonneuse, les dunes, les tempêtes, les caravanes, les nomades-corsaires, leur rappellent inéluctablement la mer. La présence de sel, de coquillages et de " poussière siliceuse " convainc la plupart des explorateurs qu’ils ont affaire au " fond d’une mer desséchée ".

    En chambre, les érudits fouillent plus volontiers les bibliothèques que le sol. Ils lisent et relisent Homère, Platon, Hérodote et leurs suiveurs. Un de ces plus illustres géographes, Conrad Malte-Brun, est le premier sans doute à émettre l’hypothèse : dans sa Géographie universelle de 1813, ce Danois acquis aux idéaux de 1789 soupçonne le Maghreb de former " l’île atlantique " disparue en 9600 avant l’ère chrétienne. Un tremblement de terre aurait mis à sec la " deuxième Méditerranée " qui la bordait au sud. Pascal Duprat, qui a enseigné l’histoire au collège d’Alger de 1840 à 1845, affine l’idée. Dans son Essai historique sur les races anciennes et modernes de l’Afrique septentrionale publié à Paris en 1845, ce républicain engagé soutient que le Sahara " a émergé du fond des mers, ou plutôt les eaux l’ont abandonné ". Il ajoute que " l’Atlas sous sa forme primitive, [est] l’Atlantide " dont parle le Timée.

    L’idée circule dans tous les milieux éclairés, reprise par les géographes, les historiens, jusqu’aux géologues. La France vient de prendre pied aux portes du désert. Les troupes du duc d'Aumale ont atteint Biskra en mai 1844. Dans leur sillage, officiers topographes et ingénieurs s’aventurent et découvrent, de visu ou par renseignements, les chotts algéro-tunisiens. Au-delà de Chegga, à 70 kilomètres au sud de Biskra, là où commence le chott Melrhir, leurs baromètres indiquent des bassitudes surprenantes. Les riverains évoquent dans leur parler ou leurs légendes la présence d’une mer disparue. Les auteurs anciens la désignent sous le nom de lac ou baie de Triton. Thomas Shaw qui a exploré les environs et les décrit dans ses Voyages parus en français à La Haye en 1763, confond les chotts avec ce bras de mer que Hérodote, Scylax, Ptolémée, Pomponius Mela et Pline ont reconnu. Le chapelain d’Alger fait autorité depuis un siècle.



    Une idée qui fait mouche


    Rattacher ces lieux nouveaux aux auteurs anciens, ce n’est pas seulement les rattacher à l’Europe, faciliter leur appropriation. C’est aussi leur redonner un destin. Car ces lieux au temps où les Grecs et les Romains les fréquentaient étaient prospères, d’une fertilité proverbiale - le grenier à blé de Rome, vantait-on. Qu’ici la prospérité revienne en même temps que l’Europe, et la conquête trouve une justification, une motivation et un sens incontestables. Et puisque cette prospérité dépendait de l’existence du lac Triton, lui-même résidu de la mer saharienne envolée, que revienne cette mer !

    L’idée se perfectionne à mesure que, par l’Algérie ou la Régence de Tunis, les explorateurs affluent. Ernest Carette, Paul Bert, Paul Marès, étudient le Melrhir. Pellissier de Reynaud, Charles Tissot, Henri Duveyrier, s’enfoncent dans la région du Djerid. A l’hiver 1864, un botaniste de renom, Charles Martins, visite à son tour les lieux. Il confirme dans son article pour la Revue des Deux Mondes, ce qu’une formule choc exprime brutalement : " Que cet isthme (de Gabès) se rompe, et le Sahara redevient une mer, une baltique de la Méditerranée ". Deux ans plus tard, un roman à grand tirage vulgarise l’idée. Edmond About dans son Turco donne la parole à un jeune et brillant officier. " Il m’expliqua, écrit-il, que le grand désert était une mer desséchée, que l’eau pouvait rentrer chez elle tôt ou tard, qu’on pourrait même l’y ramener par un travail analogue au percement de l’isthme de Suez, car enfin le Sahara est à 27 mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée ! Saviez-vous ça ? Moi, j’en fus transporté : mon imagination prit le galop ; je passai toute la nuit à rêver la fabrication d’une grande mer intérieure… "
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

  • #2
    Voilà bien exactement l’objet du Percement de l’isthme de Gabès. Le Sahara s’est exhaussé, y affirme Lavigne. La mer qui le recouvrait a fui peu à peu. Elle résidait encore dans le déversoir de la baie de Triton aux temps historiques. Mais le sable emporté dans l’écoulement a fini par obstruer le passage. La mer ainsi isolée de la Méditerranée s’est évaporée. Il suffirait de rétablir le passage en creusant le cordon littoral pour ramener l’eau dans le fond des chotts, restaurer la baie et recréer les conditions de la prospérité. Mais le publiciste reste général, théorique, voire approximatif. Et même si l’idée est maintenant bien ancrée dans les cerveaux, on la croit fumeuse. Puis la guerre crée rapidement de plus impérieuses nécessités.

    Lorsque le 15 mai 1874, elle réapparaît sous la plume d’un capitaine d’état-major auquel la prestigieuse Revue des Deux Mondes a ouvert ses colonnes, la situation est toute différente. La France cherche outre-mer des compensations à la perte de l’Alsace et d'une partie de la Lorraine, et l’occasion de redorer son blason. Elie Roudaire, jusque là inconnu, est un scientifique, un " savant patriote " à la Monge ou Berthollet, mais aussi un érudit. Il a étudié les textes et les lieux. Chargé de mesurer la méridienne de Biskra, il est le premier à donner précisément l’altitude du Melrhir. Elle est partout négative. Des relations des voyageurs l’officier déduit que la dépression commencée à Chegga ne cesse de se creuser en direction de Gabès. Sur la base des témoignages anciens, de Hérodote à Idrisi, il reconstitue l’histoire de la disparition progressive de la baie de Triton. Il rapporte également à l’appui la tradition qui circule chez les " indigènes ".

    Pour 20 millions de francs en comptant large, le capitaine Roudaire promet une mer de 16.000 km² suffisante pour apporter l’humidité nécessaire aux cultures, faire barrage au sirocco dévastateur et aux sauterelles non moins nuisibles, créer une oasis de 600.000 ha, mettre Biskra à portée de la mer et faciliter le commerce avec l’intérieur de l’Afrique. Elie Roudaire est fouriériste, franc-maçon, républicain convaincu. Il argumente : nous allons ouvrir là des débouchés à l’Europe, apporter la civilisation dans les parages, donner du travail aux indigènes, concilier tous les intérêts et faire le bonheur de tous.


    Une vision édénique

    Ces arguments, cette foi, n’auraient pas suffi à provoquer l’enthousiasme sans l’engagement entier de trois notabilités des sciences, des affaires et de la politique. Ferdinand de Lesseps, le " Grand Français ", encore auréolé du miracle de Suez, adhère immédiatement et le jour même de son entrée à l’Académie des Sciences, embarque l’illustre compagnie dans l’aventure de la mer intérieure. Il met son expérience au service du projet. En rendant l’eau que les lacs Amers avaient perdue depuis des siècles, son canal a ramené la pluie dans le désert égyptien et fait la fortune des oasiens et des pêcheurs. Il en ira de même avec ce qu’il appelle " la mer Roudaire ". A son instigation, l’Académie forme en son sein une commission des chotts qui épaulera le projet jusqu’au bout.

    Le deuxième soutien décisif, c’est Henri Duveyrier et avec lui, la Société de géographie de Paris presque au complet, qui le manifeste. Le " Monsieur Sahara " du moment est convaincu que les chotts se confondent avec la baie de Triton ; il l’a écrit dans ses Touareg du Nord. Autre caution non moins importante, celle que Paul Bert offre spontanément, en son nom et en celui des gambettistes. Le médecin qui dirige la chronique scientifique de La République française, avait eu lui-même l’idée en 1858, lors d’une mission sur place. Deux mois à peine après la parution de Une mer intérieure en Algérie dans la Revue des Deux Mondes, Bert présente à la Chambre une demande de crédits pour une mission d'exploration des chotts. La mission, dans le contexte international du moment, sera limitée à la partie algérienne. En décembre 1874, celle-ci est à pied d’œuvre. L’opération a été rondement menée. Roudaire, à la tête d’une équipe de spécialistes civils et militaires, est chargé de déterminer le niveau zéro, c'est-à-dire " le rivage probable de la mer intérieure africaine ".



    L’affaire est dans le sac


    La partie est bien engagée. Durant treize ans, elle va connaître emballements, polémiques, rebondissements. Dès l’origine, l’Etat s’implique. Il détache l’officier auprès du Gouvernement général puis de l’Instruction publique ; il finance les missions, il publie les rapports, il arbitre puis tranche. Pourtant à peine commencée, la première mission, qui, entre décembre 1874 et avril 1875, nivelle 650 km et en reconnaît plus du double, voit surgir de nombreux obstacles. C’est le Gouvernement général qui, hostile en la personne du général Chanzy, cherche à entraver la marche des opérations. Puis, surmontant ces embûches, Roudaire doit se rendre à l’évidence : entre le chott Sellem et le chott Rharsa, un seuil d’une vingtaine de kilomètres rompt la continuité de la dépression. Quant aux traces de la mer antérieure, elles sont infimes et contestables. Et plus grave, trois membres éminents de la mission - deux topographes, un ingénieur - se désolidarisent et font savoir leur opposition au projet.

    Roudaire fait mousser les résultats les plus positifs : le Sellem, dont on ignorait la profondeur, atteint 40 mètres sous le niveau de la mer. Très peu de palmeraies seraient noyées… L’Académie des Sciences, le deuxième congrès géographique international qui se tient à Paris en août 1875, récompensent le promoteur et l’encouragent à poursuivre. Il reste à reconnaître la partie tunisienne. Dépouillée de tout signe militaire, une seconde mission se rend à Gabès en mars 1876. C’est la catastrophe ! Le Djerid et le Fedjej se révèlent être à une altitude moyenne de 15 mètres et le seuil qui les sépare de la Méditerranée, prétendument formé par accumulation de sable, est pour partie en pierre comme dans l’oued Akarit, qu’on prenait pour le reste du canal naturel d’écoulement. En outre, un autre seuil s’élève entre le Djerid et le Rharsa.

    Pour autant, ni Roudaire ni Ferdinand de Lesseps ne s’avouent vaincus. Alors qu’on croit le projet perdu, un concert dans la presse, les cercles savants et républicains, loue ses mérites. Elie Roudaire tient une explication prête. S’appuyant sur le témoignage de l’archéologue Charles Tissot qui a exploré par deux fois le Djerid en 1853 et 1857, il affirme qu’une croûte de sel recouvre les eaux souterraines du chott, comme la glace le ferait à la surface d’un lac gelé et que, si un canal était percé entre le Djerid et le Rharsa, les eaux libérées se déverseraient dans la dépression, emportant avec elles la croûte disloquée. Fort opportunément, le Bulletin de la Société de géographie publie le journal de route de Tissot. Le Magasin pittoresque livre à son public populaire les émotions d’un Voyage sur une croûte de sel…

    Et c’est en fanfare qu’a lieu la troisième mission des chotts, la plus longue et la plus importante. Il s’agit de trouver un autre passage que l’oued Akarit, de vérifier la nature de la surface du Djerid, et d’étudier l’itinéraire du canal qui conduirait, au besoin, le flot de la Méditerranée jusqu’au Rharsa. Lesseps est de la partie. Pour donner à l’expédition le lustre nécessaire, le perceur d’isthme débarque à Gabès en novembre 1878. Il se multiplie en mondanités et accompagne sur le terrain Roudaire. Peine perdue ! Si l’oued Melah, plus près de Gabès, convient mieux que l’oued Akarit pour servir d’amorce au canal, les sondages le démontrent : le sol du Djerid n’est pas creux. C’est un terrain détritique mou et instable. Quant au seuil dit de Kriz qui se dresse devant le Rharsa, il est partiellement rocheux et mesure près de 100 mètres de hauteur. Une déconvenue encore plus lourde de conséquence s’est produite : au sondage n°15, près de Nefta, l’équipe a été prise à partie par les villageois.
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    • #3
      A ce tournant de son épopée, Roudaire change de perspective. Il se disposait jusqu’alors à restaurer une mer antérieure. Désormais, il va innover, et ce faisant, prouver la supériorité technique et scientifique de son pays. Tandis que l’argument sécuritaire avait été négligé par le promoteur, il devient insistant. La mer intérieure fera office d’une ligne Morice avant l’heure. Elle mettra la dissidence à distance du pays utile et facilitera le transport des troupes. Même s’il a été amené à réviser à la hausse la facture - elle se monte à 75 millions - et à la baisse l’étendue de " la mer artificielle " (9000 km², soit grosso modo la taille de la Corse), le promoteur n’a pas perdu l’essentiel de ses soutiens dans les milieux scientifiques, politiques, dans le monde de la presse et des affaires. Lesseps en met même un nouveau dans la balance. Son ami Abd el-Kader, en exil à Damas, dans un message diffusé en septembre 1879, enjoint les populations riveraines d’ " aider le commandant Roudaire par la parole et les actes [...] en secret ou ouvertement ".

      De plus en plus nombreux et actifs sont pourtant les adversaires. Il y a ceux qui rejettent l’hypothèse de la mer antérieure. Le plus probant de tous, le géologue Auguste Pomel, " transporté " en Algérie après le coup d’Etat de Louis Napoléon, entame le mystère des origines du désert dans son Sahara imprimé à Alger en 1872. Mais même ceux qui adhèrent à l’hypothèse font valoir que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’évaporation aurait raison de la mer restaurée après l’avoir transformée en immenses salines et marécages insalubres. S’il ne s’agit plus que d’innover, ils entendent démontrer que l’influence climatique du " lac " si chèrement créé serait quasiment nulle. Et au lieu d’engloutir inutilement des sommes astronomiques dans le projet Roudaire, ils proposent de les employer à l’amélioration de l’environnement en métropole ou à des projets " à taille humaine ". " Si la mer intérieure existait, tranche le botaniste Ernest Cosson, le plus incisif de tous, il faudrait la combler ".

      Relevant le défi du désert, un grand projet concurrent vient justement de voir le jour. Il a été baptisé " Transsaharien ". Pour l’étudier, le gouvernement a instauré une commission dite supérieure. Réuni à l’initiative du ministre des Travaux publics, un cénacle d’hommes de science et de terrain s’ingénie à déterminer le meilleur itinéraire pour un chemin de fer qui relierait le littoral algérien aux profondeurs de l’Afrique. Le massacre de la mission Flatters, envoyée en reconnaissance dans le Hoggar, met un frein à l’entreprise. Le drame est à peine connu de Paris que les troupes françaises débarquent en Tunisie. Le gouvernement ne regarde plus le territoire placé sous son protectorat avec les mêmes yeux. L’idée d’une mer qui le couperait en deux par la largeur ne lui est plus si agréable.



      L’affaire est dans le lac


      On le croit néanmoins favorablement disposé lorsqu’il décide en avril 1882 de réunir une nouvelle commission supérieure, dite de la mer intérieure, pour statuer sur le projet. Parmi les cinquante-trois savants, généraux et parlementaires désignés par le président du Conseil, nombre ne sont-ils pas issus de l’avant-garde ? Le ministre a exclu les adversaires notoires tels Pomel, Naudin ou Cosson, et retenu les partisans déclarés comme Lesseps, le général Favé, l’astronome Yvon Villarceau ou le voyageur Antoine d’Abbadie. La commission doit examiner les " moyens pratiques d’exécution " du projet, ses " conséquences probables " sur l’environnement et le " cahier des charges " de l’entreprise qui recevrait la concession. La formulation même des objectifs trahit l’imminence du passage à l’acte.

      Roudaire appelé à s’expliquer devant les experts dépense des trésors d’imagination pour justifier son projet, marchander son coût, rabattre le coefficient d’évaporation, minimiser les difficultés propres à l’instabilité des terrains en cause, etc. Son énergie ne suffit pas à convaincre une majorité. Poussé dans ses extrémités, il estime in fine à 250 millions de francs le prix de revient de la mer intérieure, soit trente fois le chiffre avancé par Ferdinand de Lesseps à l’origine ! La commission quant à elle, pour le creusement d’un canal de 200 kilomètres dont le débit devrait dépasser de vingt fois celui de la Seine en basses eaux, évalue la dépense à 1,3 milliard " au minimum ". Considérant celle-ci " hors de proportion avec les résultats qu’on peut en espérer ", la commission supérieure se déclare le 27 juillet 1882, défavorable au projet.

      Lâchés par le gouvernement, les promoteurs de la mer intérieure tiennent encore tête. Ferdinand de Lesseps, infatigable, fonde en décembre suivant la Société de la Mer intérieure africaine au capital de 200.000 francs. C’est sur ses crédits que Roudaire accomplit sa quatrième et dernière mission des chotts. Lesseps, devenu le véritable patron de l’affaire, est de l’expédition. Il débarque en Tunisie accompagné d’un aréopage d’entrepreneurs et fort d’un nouveau message d’Abd el-Kader. L’émir promet " une grande récompense " divine et terrestre " à ceux qui prêteront leur concours " à la Société. De retour à Paris en avril 1883, la mission peut se féliciter du complet enthousiasme des entrepreneurs et de la découverte d’un passage beaucoup plus aisé entre le Djerid et le Rharsa.

      Ce n’est pas suffisant pour inverser le cours des événements. Les adversaires mobilisés portent le coup de grâce au congrès scientifique de Blois, en septembre 1884. Ce que la France compte de plus savant engage par un vœu général le gouvernement à ne pas " encourager " le projet de mer intérieure africaine. Quelques mois plus tard, Roudaire meurt d’épuisement. Lesseps, obstiné, tente de relancer l’affaire. Il obtient même le 23 novembre 1885 la concession de 2300 ha à l’embouchure de l’oued Melah. Mais il ne s’agit plus que d’y créer une " oasis européenne ". Emporté par l’échec puis le scandale de Panama, le Grand Français abandonne la partie. En mars 1892, sa Société de la Mer intérieure africaine se transforme en Compagnie française du Sud tunisien. Exit le projet Roudaire !

      Mais une utopie meurt-elle aussi vite ? En 1905, Jules Verne, partisan de la première heure, la ranime dans le dernier roman publié de son vivant. L’invasion de la mer confie à la nature le rôle que les hommes n’ont pas su tenir pour réaliser les vues géniales de Roudaire. Dans les années 1920, des archéologues allemands croient retrouver dans les chotts les traces de l’Atlantide. Puis les sociétés d’études françaises ou étrangères se relaient pour établir le devis de la mer intérieure, qu’il s’agisse de faciliter l’acheminement du pétrole saharien ou de transformer Nefta et Tozeur ou Chegga en complexes balnéaires. Le dernier, en 1983, se monte à 50 milliards de dollars… Et encore en 1990, le projet est agité lors d’une campagne électorale algérienne.

      Ainsi va la mer intérieure africaine qu'engloutie dans l’imaginaire, elle est toujours prête à déborder.

      © Jean-Louis Marçot, février 2004
      The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

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      • #4
        voila encore une idee geniale

        reussir a contaminer irremediablement les immenses nappes albiennes du sahara

        on voit la manouerve de loin, cettte ide est avant tout interesante dans cette prespective

        reussir a priver les pays du maghreb (algerie, tunisie, lybie) de leur plus fantastique atout

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        • #5

          Cependant l'histoire ne s'arrête pas là. Le Journal EI Watan, dans son édition du 22 Décembre 2004, évoque à nouveau le projet dans un article du journaliste Saad Lounes. Nous citons :
          "Les Algériens se souviennent certainement d'un truculent Constantinois nommé Benchérif qui créa un parti politique en 1989 et évoqua le projet "fantasmagorique" de "mer intérieure". On se moqua de lui dans la presse et dans les discussion de café...creuser un canal qui permettrait à la mer de se déverser dans les chotts pour y constituer (ou restituer) un mer intérieure, une "Baltique de la Méditerranée, est une idée qui hanta plus d'un bâtisseur".
          LE FURETEUR
          Article extrait du Mémoire Vive n°41 - 1er trimestre 2009
          Sources (ouvrages consultables au CDHA)

          - Nouvelle revue, mai-juin 1883
          - Nos explorateurs en Afrique, ouvrage de Jules Gros écrit autour des années 1900
          - La pénétration saharienne 1830-1906 par Augustin Bernard et N. Lacroix, Alger 1906
          - El Watan, édition du 22 décembre 2004
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