"La France n’existe plus"
A propos des minorités ethniques vivant dans la capitale, des Français que je ne connaissais pas m’ont à plusieurs reprises fait remarquer : “Ce n’est plus la France. La France n’existe plus.” Il y a derrière pratiquement tous les échanges sociaux le présupposé permanent que l’on peut établir une division claire et significative entre les individus qui composent la vraie France et les imposteurs.
En tant qu’Américain enseignant dans une université canadienne, je suis arrivé ici en 2012 pour prendre un poste dans une université française à Paris. J’observais depuis longtemps avec un intérêt modéré l’histoire, la culture et la vie politique françaises, mais je n’étais jamais resté très longtemps dans le pays et, lors de mes précédents séjours, je n’avais jamais prêté attention aux profonds clivages qui marquent ici tant d’aspects du quotidien. Lorsque des inconnus inquiets du destin de leur pays s’adressent à moi, je m’efforce de répondre patiemment.
Mon accent américain ne leur échappe pas mais ne suffit pas à les décourager, car j’appartiens à une autre catégorie d’étranger : je ne suis pas perçu comme un “immigré” mais plutôt comme un “expatrié”, venu de son propre gré pour des raisons probablement futiles, et non par nécessité économique ou pour assurer ma survie ou ma liberté. Cette distinction n’est pas simplement un préjugé de l’homme de la rue : elle est inscrite jusque dans la procédure des bureaux français de l’immigration, où doivent se rendre tous les étrangers pour obtenir leur carte de séjour, mais où les Maliens et les Congolais sont dirigés vers une pièce, et les Américains et les Suédois vers une autre.
Présomption d’égalité
Pour les premiers, la procédure a des allures de mise en quarantaine et l’attitude des fonctionnaires s’apparente à celle de gardiens de prison ; pour les seconds, un passage au bureau de l’immigration ressemble davantage à une cérémonie d’accueil et tout, dans nos échanges avec les fonctionnaires, évoque une présomption d’égalité. L’égalité est bien entendu l’un des principes fondateurs de la République française, et pourtant les critiques de la philosophie des Lumières, qui est à la base de la Révolution, savent depuis longtemps qu’il y a deux poids deux mesures : lorsque l’on parle d’égalité, soulignent-ils, il est entendu qu’elle ne vaut qu’entre égaux.
Pendant le plus clair de l’histoire de la République française, la ligne de démarcation entre égaux et inégaux a été déterminée par la dynamique de l’empire colonial. En France continentale, l’égalité était en principe absolue, mais dans les colonies, c’était une valeur qu’il fallait cultiver : pour être pleinement considéré comme un égal, un sujet des colonies devait démontrer par ses mœurs et ses goûts qu’il incarnait parfaitement l’identité française.
Avec la contraction de l’empire et la réorientation du nationalisme français vers une logique non plus territoriale mais culturelle, la distinction entre égal et inégal est passée de l’échelle mondiale au niveau local. Les francophones du monde entier ont alors commencé à affluer en métropole, avec le statut non plus de sujets coloniaux mais de simples étrangers.
Le fait que ces sujets inégaux se soient établis en France est bien entendu étroitement lié à l’héritage historique de l’impérialisme français : ce n’est pas par caprice que les Africains francophones choisissent de venir en France, mais parce qu’une longue tradition a imposé la culture française dans leur pays d’origine. Je suis devenu philosophe en grande partie parce que, comme bien d’autres, j’imaginais que cela me permettrait de m’élever au-dessus du marais trouble de l’attachement local, de la loyauté ethnique et provinciale et d’étreindre le monde dans son ensemble, d’être un vrai cosmopolite.
courrier internationale . com
A propos des minorités ethniques vivant dans la capitale, des Français que je ne connaissais pas m’ont à plusieurs reprises fait remarquer : “Ce n’est plus la France. La France n’existe plus.” Il y a derrière pratiquement tous les échanges sociaux le présupposé permanent que l’on peut établir une division claire et significative entre les individus qui composent la vraie France et les imposteurs.
En tant qu’Américain enseignant dans une université canadienne, je suis arrivé ici en 2012 pour prendre un poste dans une université française à Paris. J’observais depuis longtemps avec un intérêt modéré l’histoire, la culture et la vie politique françaises, mais je n’étais jamais resté très longtemps dans le pays et, lors de mes précédents séjours, je n’avais jamais prêté attention aux profonds clivages qui marquent ici tant d’aspects du quotidien. Lorsque des inconnus inquiets du destin de leur pays s’adressent à moi, je m’efforce de répondre patiemment.
Mon accent américain ne leur échappe pas mais ne suffit pas à les décourager, car j’appartiens à une autre catégorie d’étranger : je ne suis pas perçu comme un “immigré” mais plutôt comme un “expatrié”, venu de son propre gré pour des raisons probablement futiles, et non par nécessité économique ou pour assurer ma survie ou ma liberté. Cette distinction n’est pas simplement un préjugé de l’homme de la rue : elle est inscrite jusque dans la procédure des bureaux français de l’immigration, où doivent se rendre tous les étrangers pour obtenir leur carte de séjour, mais où les Maliens et les Congolais sont dirigés vers une pièce, et les Américains et les Suédois vers une autre.
Présomption d’égalité
Pour les premiers, la procédure a des allures de mise en quarantaine et l’attitude des fonctionnaires s’apparente à celle de gardiens de prison ; pour les seconds, un passage au bureau de l’immigration ressemble davantage à une cérémonie d’accueil et tout, dans nos échanges avec les fonctionnaires, évoque une présomption d’égalité. L’égalité est bien entendu l’un des principes fondateurs de la République française, et pourtant les critiques de la philosophie des Lumières, qui est à la base de la Révolution, savent depuis longtemps qu’il y a deux poids deux mesures : lorsque l’on parle d’égalité, soulignent-ils, il est entendu qu’elle ne vaut qu’entre égaux.
Pendant le plus clair de l’histoire de la République française, la ligne de démarcation entre égaux et inégaux a été déterminée par la dynamique de l’empire colonial. En France continentale, l’égalité était en principe absolue, mais dans les colonies, c’était une valeur qu’il fallait cultiver : pour être pleinement considéré comme un égal, un sujet des colonies devait démontrer par ses mœurs et ses goûts qu’il incarnait parfaitement l’identité française.
Avec la contraction de l’empire et la réorientation du nationalisme français vers une logique non plus territoriale mais culturelle, la distinction entre égal et inégal est passée de l’échelle mondiale au niveau local. Les francophones du monde entier ont alors commencé à affluer en métropole, avec le statut non plus de sujets coloniaux mais de simples étrangers.
Le fait que ces sujets inégaux se soient établis en France est bien entendu étroitement lié à l’héritage historique de l’impérialisme français : ce n’est pas par caprice que les Africains francophones choisissent de venir en France, mais parce qu’une longue tradition a imposé la culture française dans leur pays d’origine. Je suis devenu philosophe en grande partie parce que, comme bien d’autres, j’imaginais que cela me permettrait de m’élever au-dessus du marais trouble de l’attachement local, de la loyauté ethnique et provinciale et d’étreindre le monde dans son ensemble, d’être un vrai cosmopolite.
courrier internationale . com
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