La communauté africaine d'Algérie est en proie à un profond malaise. Réfugiés ou légalement établis, ils sont nombreux à évoquer l'existence d'un sentiment «étrange», nouveau, né de la triste polémique autour de l'immigration clandestine.
Abla Chérif - Alger (Le Soir) - Jeudi 31 mai, quartier des Bananiers. Adossé au mur d'une épicerie, Issa observe, sans trop oser, les clients affairés faire leurs emplettes dans le magasin. Il ne demande rien, ne tend pas la main. Il porte un jean serré qui allonge sa grande silhouette et une chemise bleue nette, sans un pli. C'est un habitué des lieux. Habitué à l'aide que les habitants des alentours lui apportent lorsque les temps se font trop durs pour lui et sa famille.
Ancien élément de l'armée ivoirienne, Issa affirme avoir fui l'instabilité de son pays. En compagnie de sa jeune femme enceinte, il est entré légalement en Algérie où sa présence est tolérée. «Au pays, on me disait que j'avais des chances de m'en sortir si j'étais en règle. On m'a donné des contacts qui m'ont fourni une chambre où mon premier enfant est né en arrivant. C'est une fille, aujourd'hui elle a dix mois.» Ce matin, le père espère qu'on lui offre des couches et une boîte de lait. Les économies amenées avec lui se sont vite épuisées. «Ici, dit-il, le travail est rare. J'ai fait des petits boulots mais ça ne tient pas longtemps. On m'a envoyé à Djelfa, mais c'était une fausse piste, j'ai seulement dépensé les sous qui me restaient dans le transport.» Depuis, sa famille et lui vivent uniquement de dons.
Pudique, il avoue, toutefois, que l'aide des Algériens se fait plus rare depuis un moment. «Les gens cherchent à comprendre, à savoir pourquoi nous sommes là, comment nous avons fait pour arriver et plein d'autres choses gênantes. Il y a dix mois, lorsque nous sommes arrivés, la situation était différente, on nous aidait sans plus, et dans la discrétion. Il y avait même de la compassion.»
La polémique en cours autour de l'immigration clandestine le gêne grandement, au point où, dit-il, «j'évite le contact avec les autres nationalités de peur d'être assimilé à ceux que la police embarque pour être expulsés». La méfiance le contraint également à éviter les déplacements.
Non loin de là, des groupes d'enfants harcèlent les automobilistes qui traversent au ralenti les rails du tramway. Toute tentative de se faire conduire vers les adultes qui les accompagnent ou les lieux où ils se rassemblement la nuit est inutile. Les gamins parviennent à peine à baragouiner quelques mots d'arabe bien connus des Algériens : «sadaka» (charité). Les boîtes tendues par les petites mains noires restent souvent vides.
Des images récemment diffusées par une chaîne de télévision de grande portée semble avoir fait des ravages au sein de l'opinion. «Dans une wilaya voisine, des enfants africains ont été découverts en possession de sacs emplis de pièces, fruits de l'aumône des citoyens», commente une jeune enseignante qui habite le coin. Elle confie être devenue insensible aux supplications des enfants. Dès que possible, «je leur descends de la nourriture, ils sont toujours affamés», poursuit l'enseignante en précisant que tous les voisins en faisaient de même. Ici comme ailleurs, la présence des migrants clandestins semble s'être totalement banalisée. La curiosité, les interrogations qui avaient suivi l'arrivée des premières vagues d’immigrés se sont estompées au cours des derniers mois.
L'appréhension est ailleurs, chez les concernés.
«Nous ne sommes pas tous pareils»
Dely-Brahim, aux alentours de l’ambassade du Mali. La communauté malienne est très visible ici. On y retrouve surtout des étudiants venus poursuivre leur cursus pour échapper aux tensions qui pèsent dans leur pays. Avec 200 bourses accordées annuellement aux candidats à l’enseignement supérieur et à la formation professionnelle, l’Algérie est en tête des Etats accordant leur aide dans ce secteur.
Les personnes rencontrées suivent de très près les débats en cours. Certains affichent leur hostilité, d’autres avouent ne pas très bien comprendre «ce qu’il se passe». «Il n’y a jamais eu de vrais problèmes ici, notre seul souci était d’obtenir les bourses à temps pour pouvoir nous permettre de vivre convenablement, parfois elles tardent à arriver et cela nous met en difficulté et nous sommes obligés de demander à l’ambassade d’agir. Mais depuis quelque temps, et avec tout ce qu’il se passe, on dit que les Africains sont des gens dangereux qui peuvent causer des difficultés. Cela cause de la suspicion chez les Algériens. Nous, nous sommes des étudiants, il ne faut pas croire que tout le monde est pareil», commente Ahmadou, avant de se faire arracher la parole par son camarade. «La semaine dernière, confie ce dernier, un étudiant algérien m’a demandé si je n’avais pas été embarqué avec toutes les personnes qui ont été expulsées. C’était pour rire, mais moi cela m’a gêné, j’ai ressenti de la peine, on ne peut pas dire des choses pareilles et nous accuser ensuite d’être susceptibles. Nous n’avons pas à payer pour les mauvais ou une situation qui nous dépasse».
Un autre tient à expliquer que «la situation en cours au Mali est mauvaise, surtout au nord, où la population est terrorisée. Là-bas, il n’y a pas d’école, pas de soins, rien à manger… il n’y a pas de vie, les gens ont attendu longtemps que cela s’arrange mais l’amélioration n’est pas venue. Alors tout le monde cherche à s’enfuir». Ces étudiants n’ont pas de réponse lorsqu’il leur est demandé des informations au sujet des passeurs spécialisés dans l’acheminement des migrants clandestins.
«Personne ne connaît les chefs de ces opérations, mais les individus qui travaillent pour eux sont partout. Dans certains villages, ils vont même vers les jeunes et leur proposent de les aider à quitter le territoire en échange d’argent. Je ne sais pas combien ils doivent payer mais beaucoup de familles ont dû cotiser pour permettre à leurs enfants d’échapper à la guerre, les parents envoient aussi leurs enfants en compagnie d’un adulte, mais ils finissent dans les rues à mendier».
Tout faire pour éviter les problèmes
Non loin de l’ambassade du Mali, des Africains d’un autre genre sont regroupés à l’ombre d’un acacia qui fait la fierté de Dely-Brahim. La plupart sont vêtus de lourds pulls de laine et de bottes en caoutchouc. La température élevée de ces derniers jours les fait suer. Ce sont des migrants clandestins. Tous sont employés chez des habitants d’un petit quartier. Ils ont été embauchés par les propriétaires de maisons en construction, par les tenants d’une station-lavage ou comme peintres chez des particuliers. «Nous sortons peu ou presque pas de cet endroit, avouent plusieurs d’entre eux, parfois, il y a la police qui ramasse les Africains pour les renvoyer chez eux. Nous, on ne veut pas repartir. On n’est pas des voyous, on travaille, les gens nous aident, ils nous donnent à manger et des vêtements.» Tous confient être à l’affût de la moindre information laissant supposer que des rafles pourraient se produire. Les groupes ont tous à leur tête un chef chargé de se renseigner sur tout ce qu’il se passe. L’organisation est similaire chez toutes les nationalités.
A Sidi-Abdallah, une région qui enregistre actuellement une forte concentration d’immigrés clandestins, les chefs de groupe sont informés de toute l’actualité en cours. «Nous savons que nous n’en avons pas pour longtemps en Algérie, nous dit l’un d’eux. Le gouvernement ne veut pas de clandestins, en Europe aussi on ne veut pas de nous, sinon nous serions tous partis tenter notre chance. Chacun d’entre nous essaye de ramasser de l’argent, mais ce n’est pas facile, les boulots que nous faisons sont très mal payés.» Depuis un certain temps, nous fait savoir un autre, même les emplois se font rares, l’aumône et la nourriture qui leur étaient auparavant apportées par des particuliers aussi : «On dirait qu’ils ont peur de nous, de se retrouver dans des histoires ou des problèmes avec les autorités.»
A. C.
Abla Chérif - Alger (Le Soir) - Jeudi 31 mai, quartier des Bananiers. Adossé au mur d'une épicerie, Issa observe, sans trop oser, les clients affairés faire leurs emplettes dans le magasin. Il ne demande rien, ne tend pas la main. Il porte un jean serré qui allonge sa grande silhouette et une chemise bleue nette, sans un pli. C'est un habitué des lieux. Habitué à l'aide que les habitants des alentours lui apportent lorsque les temps se font trop durs pour lui et sa famille.
Ancien élément de l'armée ivoirienne, Issa affirme avoir fui l'instabilité de son pays. En compagnie de sa jeune femme enceinte, il est entré légalement en Algérie où sa présence est tolérée. «Au pays, on me disait que j'avais des chances de m'en sortir si j'étais en règle. On m'a donné des contacts qui m'ont fourni une chambre où mon premier enfant est né en arrivant. C'est une fille, aujourd'hui elle a dix mois.» Ce matin, le père espère qu'on lui offre des couches et une boîte de lait. Les économies amenées avec lui se sont vite épuisées. «Ici, dit-il, le travail est rare. J'ai fait des petits boulots mais ça ne tient pas longtemps. On m'a envoyé à Djelfa, mais c'était une fausse piste, j'ai seulement dépensé les sous qui me restaient dans le transport.» Depuis, sa famille et lui vivent uniquement de dons.
Pudique, il avoue, toutefois, que l'aide des Algériens se fait plus rare depuis un moment. «Les gens cherchent à comprendre, à savoir pourquoi nous sommes là, comment nous avons fait pour arriver et plein d'autres choses gênantes. Il y a dix mois, lorsque nous sommes arrivés, la situation était différente, on nous aidait sans plus, et dans la discrétion. Il y avait même de la compassion.»
La polémique en cours autour de l'immigration clandestine le gêne grandement, au point où, dit-il, «j'évite le contact avec les autres nationalités de peur d'être assimilé à ceux que la police embarque pour être expulsés». La méfiance le contraint également à éviter les déplacements.
Non loin de là, des groupes d'enfants harcèlent les automobilistes qui traversent au ralenti les rails du tramway. Toute tentative de se faire conduire vers les adultes qui les accompagnent ou les lieux où ils se rassemblement la nuit est inutile. Les gamins parviennent à peine à baragouiner quelques mots d'arabe bien connus des Algériens : «sadaka» (charité). Les boîtes tendues par les petites mains noires restent souvent vides.
Des images récemment diffusées par une chaîne de télévision de grande portée semble avoir fait des ravages au sein de l'opinion. «Dans une wilaya voisine, des enfants africains ont été découverts en possession de sacs emplis de pièces, fruits de l'aumône des citoyens», commente une jeune enseignante qui habite le coin. Elle confie être devenue insensible aux supplications des enfants. Dès que possible, «je leur descends de la nourriture, ils sont toujours affamés», poursuit l'enseignante en précisant que tous les voisins en faisaient de même. Ici comme ailleurs, la présence des migrants clandestins semble s'être totalement banalisée. La curiosité, les interrogations qui avaient suivi l'arrivée des premières vagues d’immigrés se sont estompées au cours des derniers mois.
L'appréhension est ailleurs, chez les concernés.
«Nous ne sommes pas tous pareils»
Dely-Brahim, aux alentours de l’ambassade du Mali. La communauté malienne est très visible ici. On y retrouve surtout des étudiants venus poursuivre leur cursus pour échapper aux tensions qui pèsent dans leur pays. Avec 200 bourses accordées annuellement aux candidats à l’enseignement supérieur et à la formation professionnelle, l’Algérie est en tête des Etats accordant leur aide dans ce secteur.
Les personnes rencontrées suivent de très près les débats en cours. Certains affichent leur hostilité, d’autres avouent ne pas très bien comprendre «ce qu’il se passe». «Il n’y a jamais eu de vrais problèmes ici, notre seul souci était d’obtenir les bourses à temps pour pouvoir nous permettre de vivre convenablement, parfois elles tardent à arriver et cela nous met en difficulté et nous sommes obligés de demander à l’ambassade d’agir. Mais depuis quelque temps, et avec tout ce qu’il se passe, on dit que les Africains sont des gens dangereux qui peuvent causer des difficultés. Cela cause de la suspicion chez les Algériens. Nous, nous sommes des étudiants, il ne faut pas croire que tout le monde est pareil», commente Ahmadou, avant de se faire arracher la parole par son camarade. «La semaine dernière, confie ce dernier, un étudiant algérien m’a demandé si je n’avais pas été embarqué avec toutes les personnes qui ont été expulsées. C’était pour rire, mais moi cela m’a gêné, j’ai ressenti de la peine, on ne peut pas dire des choses pareilles et nous accuser ensuite d’être susceptibles. Nous n’avons pas à payer pour les mauvais ou une situation qui nous dépasse».
Un autre tient à expliquer que «la situation en cours au Mali est mauvaise, surtout au nord, où la population est terrorisée. Là-bas, il n’y a pas d’école, pas de soins, rien à manger… il n’y a pas de vie, les gens ont attendu longtemps que cela s’arrange mais l’amélioration n’est pas venue. Alors tout le monde cherche à s’enfuir». Ces étudiants n’ont pas de réponse lorsqu’il leur est demandé des informations au sujet des passeurs spécialisés dans l’acheminement des migrants clandestins.
«Personne ne connaît les chefs de ces opérations, mais les individus qui travaillent pour eux sont partout. Dans certains villages, ils vont même vers les jeunes et leur proposent de les aider à quitter le territoire en échange d’argent. Je ne sais pas combien ils doivent payer mais beaucoup de familles ont dû cotiser pour permettre à leurs enfants d’échapper à la guerre, les parents envoient aussi leurs enfants en compagnie d’un adulte, mais ils finissent dans les rues à mendier».
Tout faire pour éviter les problèmes
Non loin de l’ambassade du Mali, des Africains d’un autre genre sont regroupés à l’ombre d’un acacia qui fait la fierté de Dely-Brahim. La plupart sont vêtus de lourds pulls de laine et de bottes en caoutchouc. La température élevée de ces derniers jours les fait suer. Ce sont des migrants clandestins. Tous sont employés chez des habitants d’un petit quartier. Ils ont été embauchés par les propriétaires de maisons en construction, par les tenants d’une station-lavage ou comme peintres chez des particuliers. «Nous sortons peu ou presque pas de cet endroit, avouent plusieurs d’entre eux, parfois, il y a la police qui ramasse les Africains pour les renvoyer chez eux. Nous, on ne veut pas repartir. On n’est pas des voyous, on travaille, les gens nous aident, ils nous donnent à manger et des vêtements.» Tous confient être à l’affût de la moindre information laissant supposer que des rafles pourraient se produire. Les groupes ont tous à leur tête un chef chargé de se renseigner sur tout ce qu’il se passe. L’organisation est similaire chez toutes les nationalités.
A Sidi-Abdallah, une région qui enregistre actuellement une forte concentration d’immigrés clandestins, les chefs de groupe sont informés de toute l’actualité en cours. «Nous savons que nous n’en avons pas pour longtemps en Algérie, nous dit l’un d’eux. Le gouvernement ne veut pas de clandestins, en Europe aussi on ne veut pas de nous, sinon nous serions tous partis tenter notre chance. Chacun d’entre nous essaye de ramasser de l’argent, mais ce n’est pas facile, les boulots que nous faisons sont très mal payés.» Depuis un certain temps, nous fait savoir un autre, même les emplois se font rares, l’aumône et la nourriture qui leur étaient auparavant apportées par des particuliers aussi : «On dirait qu’ils ont peur de nous, de se retrouver dans des histoires ou des problèmes avec les autorités.»
A. C.
