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Vincent Cocquebert, essayiste : « A l’ère de l’egocène, on veut un monde qui soit le reflet de notre moi »

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  • Vincent Cocquebert, essayiste : « A l’ère de l’egocène, on veut un monde qui soit le reflet de notre moi »

    Entre le consumérisme qui nous propose un monde « sur mesure » et le sentiment qu’il n’y a plus de destin politique commun, le repli sur soi est général. Est-ce « la fin de l’autre ? », s’interroge, dans un entretien au « Monde », Vincent Cocquebert.




    Vincent Cocquebert, à Paris, le 22 octobre 2023. JUDITH MAZEROLLE

    Dans La Civilisation du cocon (2021) et Millennial burn-out (2019), Vincent Cocquebert observait les dérives de notre époque. Avec Uniques au monde. De l’invention de soi à la disparition de l’autre (Arkhê, 168 pages, 17 euros), l’essayiste fait le constat d’une ère sociale de repli sur soi qu’il baptise « egocène », faite de « micromondes dépeuplés », créés sur mesure par le système marchand.

    Qu’est-ce qui caractérise ce que vous appelez l’« egocène » ?


    C’est cette période historique où, en l’absence de discours politique générateur d’utopie et de collectif, l’individu est porté à se replier sur lui-même et à ne concevoir qu’une utopie individuelle : l’épanouissement de soi.

    A partir des années 1980, la décennie du culte du moi, de la performance, de la réussite personnelle, les discours politiques sont devenus beaucoup plus catégoriels. Ce morcellement du discours a alimenté le sentiment qu’il n’y avait plus vraiment de destin commun, et que l’ultime quête était intérieure. Aux « grands récits » se sont substitués les petits récits du soi et du quotidien.

    D’où un désir de repli : ce que j’ai appelé dans mon précédent livre la « société du cocon » correspond à une phase de repli domestique, idéologique, psychologique et même territorial, où l’on entre en quête de protection, de sécurité, de bien-être, d’entre-soi. Le numérique nous a permis de réaliser cette pulsion d’isolationnisme et de sécession domestique, en faisant entièrement venir le monde à nous. Nous ne sommes plus seulement, comme l’analysait le sociologue Norbert Elias, traversés par le sentiment individuel d’être séparés du reste de la société. Nous sommes désormais repliés sur nous-mêmes et en lutte permanente avec un monde que l’on souhaiterait soumettre à notre mesure.

    L’egocène, c’est en quelque sorte la réponse à cette civilisation du repli : on n’accepte pas le monde tel qu’il est, mais on ne veut plus le changer, on veut plutôt le régler à notre mesure et faire en sorte qu’il nous corresponde, qu’il soit un reflet du moi. Nous vivons dans une réalité de plus en plus personnalisée, sur mesure. Les personnes avec qui nous échangeons, les produits ou les loisirs que nous consommons, les fictions dans lesquelles nous nous immergeons, et même les hommes et femmes politiques pour lesquels nous votons – ou non – sont soumis à cette obsession de l’« identification ».

    Cette quête de singularité passe largement, expliquez-vous, par la consommation…


    Les marques, ayant bien compris que, aujourd’hui, les consommateurs étaient dans une quête de distinction, ont créé une sorte de marketing relationnel : il s’agit de parler au cœur du client, d’entretenir un dialogue avec lui. La dernière campagne Adidas utilisait des images grand format de consommateurs anonymes portant des modèles Gazelle, avec ce commentaire : « Nous avons donné au monde un original. Vous nous en avez rendu mille. » Autrement dit, on a beau vous donner le même objet à tous, le rapport que vous allez avoir avec cet objet exprime votre singularité.

    Les marques sont venues se placer comme le dernier champ de discours de valorisation de l’être, alors que les champs de valorisation narcissiques habituels – le couple, le travail, la vie citoyenne – sont de plus en plus incertains.

    A force de chercher à narcissiser le consommateur, on arrive à des propositions commerciales aussi absurdes que« créez la salade qui vous ressemble ! », comme nous invite à le faire la marque Mix Buffet. On offre au consommateur un peu de pouvoir, un peu de maîtrise, on le transforme en petit tyran : on juge, on note, chacun est le roi de cette petite sphère qui fait figure de dernier monde enchanté.

    Nous vivrions alors, écrivez-vous, dans « des micromondes dépeuplés »…


    A force de créer ces petits mondes dont nous sommes les grands ordonnateurs, on comprend de moins en moins les représentations des autres. Se confronter à la réalité d’autrui devient de plus en plus difficile.

    Deux campagnes publicitaires illustrent bien cette nouvelle ère sociale. Celle pour le site de rencontre Happn disait : « Promis, ça vaut la peine d’être vécu. » Comme si la rencontre d’une nouvelle personne était d’abord probablement synonyme de perte de temps, d’expérience foncièrement désagréable, et que l’on a besoin d’entendre : « Ne t’inquiète pas, ça ne va pas être si horrible que ça. »

    Au même moment, il y avait une autre campagne pour un service de livraison ultrarapide dont le slogan martial était : « C’est moi qui commande ! » On fait du consommateur une sorte de petit dictateur qui commande depuis son canapé. Les deux campagnes se répondent : sur les sites de rencontre, il y a d’ailleurs toute une liste des critères que l’on exige des autres, avec l’idée qu’en effet « c’est moi qui commande ».

    L’altérité apparaît comme de plus en plus pesante, porteuse de frustrations. Pourquoi ?


    Un rapport de l’Observatoire des perspectives utopiques a montré que, lorsqu’on demandait aux gens ce qui fait une « vie réussie »,seulement 13 % des Français répondaient : une vie avec de multiples rencontres, un enrichissement par la relation aux autres. Ceux qui répondent : « l’aisance financière et le confort matériel » à cette même question sont deux fois plus nombreux. Moins on est confiants et ouverts sur autrui, plus le matérialisme prend de l’importance. Deux tiers des Français estiment que« l’on ne se méfie jamais assez d’autrui ». Autant que ceux qui considèrent que « pouvoir acheter contribue fortement au bonheur ».

    La défiance entre les individus atteint des sommets, et en même temps on souffre énormément de solitude. Une récente étude menée par SOS Amitié s’inquiétait du nombre d’appelants de moins de 14 ans qui, entre 2020 et 2022, a bondi de 40 %.

    La rencontre, sur laquelle on n’a pas le contrôle, qui peut être inconfortable, décevante, devient quelque chose que l’on ressent comme lourd, angoissant. Tout le monde danse devant sa caméra sur TikTok, mais les boîtes de nuit se vident.

    Les relations amoureuses nous semblent dès lors de plus en plus anxiogènes, au point que, comme dans la série de Blanche Gardin, La Meilleure Version de moi-même [2021, Canal+], le fantasme non dit finit par être celui de se lier, voire de se marier à soi, comme une sorte de « romance selfie », un amour non plus dirigé vers l’extérieur, mais vers soi-même.

    Soi-même, c’est aussi son corps. L’attention portée au corps, dites-vous, est aussi symptomatique de ce désir de repli poussé à l’extrême…


    Comme on n’a plus de prise sur le monde, on revient à l’unité de base, le corps. On s’est replié sur ce qu’on pourrait appeler notre « packaging identitaire », à travers le sport, la chirurgie esthétique, le développement du muscle – qui n’a jamais été aussi anachronique, puisqu’on n’en a plus besoin pour travailler. Le façonnage du corps permet une sorte de reprise en main : on contrôle au moins ça. Le muscle fait aussi office d’armure corporelle qui vient mettre une sorte de barrière entre soi et le monde.
    Comment passe-t-on de l’épanouissement à l’« évanouissement » de soi ?



    Dans les années 1990, le sociologue Alain Ehrenberg parlait déjà de la « fatigue d’être soi »,décrivant comment l’individu conquérant, en quête de performance, était un fardeau pour lui-même, et comment cette quête nous menait à la dépression, la maladie de la modernité.

    Aujourd’hui, on observe de nombreux états qu’on pourrait qualifier de « borderline », dans lesquels les gens ont l’impression qu’ils vont craquer. Ce que l’on appelle le burn-out est une façon de s’évanouir à soi, de s’expulser de cette quête de la performance, de la réussite : on se consume. De plus en plus de gens préfèrent disparaître. Littéralement, parfois : en France, chaque année, 13 000 personnes « quittent leur vie », sans laisser de trace.

    Mais les jeunes qui pratiquent le shifting – cette manière de voyager par la pensée grâce à des techniques proches de l’autohypnose en s’inventant des mondes imaginaires et des réalités alternatives – sont aussi dans une façon de s’évader d’un quotidien trop dur, trop déprimant ou qui n’est tout simplement pas à notre mesure. On le voit aussi à travers le retour de l’intérêt pour les drogues psychédéliques, comme le LSD. Ou l’explosion de la pratique de la méditation, qui vise à atteindre une suppression de l’ego.

    L’anthropologue David Le Breton parle dans Disparaître de soi [Métailié, 2015] de cette volonté d’effacement face à l’obligation de s’individualiser. Il appelle « blancheur » cet état qui frappe insidieusement les individus « arrivant au bout de leurs ressources pour continuer à assumer leur personnage ». C’est à une révolution de nos affects et de nos représentations qu’il faut s’atteler afin de sortir de cette ère mortifère de l’« egocène », d’abord individuellement, puis collectivement, afin de retrouver le sens de notre dépendance les uns envers les autres.

    Valentine Faure
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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