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Le dépit des routiers ukrainiens : “Votre solidarité s’arrête là où commence votre portefeuille”

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  • Le dépit des routiers ukrainiens : “Votre solidarité s’arrête là où commence votre portefeuille”

    REPOTAGE

    Dans les cabines de leurs camions, ils fument, boivent du café et jurent contre Zelensky, Poutine, Biden, les douaniers, les autres chauffeurs et la météo. Bloqués par les transporteurs polonais et slovaques, qui se plaignent d’une concurrence déloyale, les routiers ukrainiens prennent leur mal en patience. Le reportage du quotidien tchèque “Denik N”.

    “Cinquième jour”, dit-il en faisant passer sa cigarette d’un coin à l’autre de sa bouche. Pas besoin de ses mains. Elles sont posées avec résignation sur le volant. Je l’ai réveillé en toquant à la vitre et lui ai demandé depuis combien de jours il était là. Où va-t-il aux toilettes pendant tout ce temps ? “Là-bas”, me répond-il en me montrant de la main les champs alentour. Et quand il a faim ? “Taxi.” Il l’appelle avec son téléphone, un supermarché se trouve dans le village voisin.

    “Putain”, lance-t-il avec un calme qui ne reflète absolument pas l’état d’esprit supposé d’un homme qui attend, par un froid glacial, un vent fort et avec l’impression que le monde entier s’est ligué contre lui, dans une interminable colonne de camions au point de passage entre l’Union européenne et l’Ukraine. La file s’étend sur plus de 20 kilomètres et compte un peu plus de 700 camions dans la nuit du 4 au 5 décembre.

    “Je ferme le camion à clé, mais je dois donner les clés au gars qui se trouve devant moi. Parce que, parfois, ça avance un peu. Et si tu n’avances pas, le gars qui est derrière toi, eh bien, il te dépasse. On est solidaires, donc il attend un peu. Mais si personne ne fait démarrer ton camion et ne l’avance de ces quelques putains de mètres, alors les autres te dépassent, solidarité ou pas. Quel monde de merde, quelle vie de merde.”

    Il s’appelle Sasha et il est originaire de Borodianka. C’est aussi probablement la raison de son humeur noire. Borodiankaest une commune de l’oblast de Kiev qui, en février 2022, se trouvait sur la principale ligne d’avancée de l’armée russe qui se dirigeait vers la capitale ukrainienne. Et qui a reçu ce qu’elle méritait.

    Sasha était là à ce moment-là. “Vous vouliez tous nous aider à l’époque. Maintenant, vous avez oublié. Votre solidarité s’arrête là où commence votre portefeuille”, constate-t-il. Il transporte des voitures Opel.

    Les agriculteurs polonais exaspérés eux aussi


    Il y a quelques jours, alors que nous allions dans la direction opposée, de l’Union européenne vers l’Ukraine en passant par la Pologne, là où tout a commencé, la situation ressemblait à une impasse. Insoluble.

    À proximité du passage Korczowa-Krakovets, la police surveille un parking où sont garés des camions remplis d’Ukrainiens en colère. “On ne veut pas de nouilles chinoises, on veut du diesel et qu’on lève les barrières”, crient-ils aux journalistes qui sont parmi les rares témoins de leur cul-de-sac.
    “On est là comme des mendiants, jusqu’à Cracovie toutes les aires de repos sont pleines de nos gars avec leurs chargements.”

    Et les Polonais qui habitent là en ont assez de tous ces chauffeurs ukrainiens qui occupent toute la place et les dérangent.

    Les agriculteurs polonais se sont joints, eux aussi, à la voix du peuple européen, agacés de voir les Ukrainiens casser les prix et ne plus se contenter de faire venir les produits de chez eux. Ils ont pénétré dans le marché intérieur de l’UE et prennent maintenant le travail “de nous tous”, comme s’en plaignent, exaspérés, les agriculteurs et chauffeurs polonais.

    Les chauffeurs ukrainiens, coincés devant la douane polonaise, veulent que les politiciens résolvent le problème le plus vite possible et ne les laissent pas en plan dans des plaines froides inhospitalières et des aires de repos qui se transforment en décharges et en fosses d’aisances. Devant plusieurs postes-frontières polonais, des milliers de camions attendent d’être dédouanés. Ou un miracle. Les mêmes sentiments, les mêmes arguments et le même scepticisme seront exprimés, quelques jours plus tard, par leurs collègues que nous interviewerons à Vysné Nemecké, dans l’est de la Slovaquie.


    COURRIER INTERNATIONAL

    La situation aux points de passage polonais s’est aggravée après la mort d’un premier camionneur ukrainien dans les environs du village de Korczowa. Puis d’un autre quelques jours plus tard. Pour avoir parcouru une bonne partie de l’Ukraine, nous savons que le moral des routiers ukrainiens n’est que le reflet de celui qui, avec le temps maussade, s’est installé dans tout le pays au début de cet hiver.

    Boroianka, la commune d’où Sasha a évacué sa famille l’année dernière dans des circonstances dramatiques, a été le théâtre d’âpres combats. Les Russes avaient besoin de l’occuper pour s’ouvrir la porte de Kiev. Les 1er et 2 mars 2022, l’aviation russe a bombardé huit immeubles d’habitation. Quarante-et-un civils ukrainiens ont été tués. Puis les chars russes ont pénétré dans le centre. Sasha a fui avec sa famille vers l’ouest.

    Les Russes ont occupé Borodianka pendant un mois. Ils ont abattu plusieurs de ses amis et détruit la rue principale. Borodianka fait partie des communes de l’oblast de Kiev qui ont le plus souffert des destructions et de la brutalité des Russes. Ils y ont tué 120 personnes, et 80 autres n’ont jamais été retrouvées.

    Sasha a pris sa femme et ses enfants et il est rentré chez lui. “J’ai d’abord évacué ceux qui n’avaient pas pu s’enfuir, puis j’ai aidé à distribuer de la nourriture. Je suis allé jusqu’à Kharkov et à Zaporijja avec ma propre camionnette, j’ai fait du volontariat autant que j’ai pu. J’ai survécu et, lorsque les Russes se sont retirés, j’ai ramené ma famille. Il me faut la nourrir d’une façon ou d’une autre. Et me voilà coincé ici maintenant. Quelques jours, ce n’est encore rien, mais cela peut aussi durer plusieurs semaines ! C’est quoi, cette vie ?”

    “Avec la guerre, tout ça ne s’appliquait pas à nous”


    Il n’a pas besoin que je lui réponde. Il le sait. Comme la majorité de ses collègues dans la file, il est convaincu que l’Ukraine ne mérite pas cela. Et que pour toutes les souffrances et l’injustice qu’elle a subies avec les Russes aux trousses depuis des siècles, elle mérite quelques avantages. Sauf que les camionneurs polonais et slovaques n’ont pas la même vision des choses qu’eux. Sasha est toujours passé par Vyšné Nemecké ; il transporte surtout des voitures depuis les usines de Trnava. Mais beaucoup de ses collègues sont ici pour la première fois. Ils espéraient que les Slovaques ne suivraient pas l’exemple des Polonais et laisseraient la frontière ouverte. Ils se sont trompés.

    Derrière Sasha, Dima attend, lui, avec son camion rempli de couches jetables. Lui arrive de Tchéquie. Il ne fume pas. Il a mal à la gorge parce qu’il fait des économies et ne se chauffe pas comme les autres. “Nous, nous roulons seuls, pas à deux”, explique-t-il, c’est sa manière d’économiser de l’argent. “Et nous conduisons aussi économiquement et rapidement que possible. Nous sommes moins exigeants que les chauffeurs européens qui doivent respecter un million de règles et de lois et doivent toujours faire des pauses… Avec la guerre, tout ça ne s’appliquait pas à nous. Enfin, si, un peu quand même, mais vous fermiez les yeux”, sourit-il. “Vous nous avez fait grâce d’une licence presque impossible à obtenir. Désormais, vous ne faites plus semblant de ne rien voir.” Il me propose du thé, dit qu’il n’a plus de sucre, son ami apportera du lait demain, il est trois camions devant. Ils font les courses à tour de rôle.


    Des camions polonais bloquant le passage à la frontière avec l’Ukraine, à Hrebenne, le 4 décembre 2023. WOJTEK RADWANSKI / AFP

    Derrière Dima se trouve Alexei. Il n’a plus de diesel et il est furieux. Il appelle partout où il peut, espérant que quelqu’un lui en apportera. Mais il ne sait pas s’il réussira à passer les contrôles de police, qui veillent à ce que personne ne dépasse et à ce que tout le monde reste bien l’un derrière l’autre en attendant que les politiciens “fassent leur boulot et trouvent une solution pour [les] faire sortir de ce merdier”. Alexei est toujours passé par la Pologne. À présent, comme beaucoup d’autres, il essaie la Slovaquie. La Hongrie, ce n’est même pas la peine d’essayer, dit-il, quant à la Roumanie, le détour serait trop important pour que la route reste rentable. “Une Pampers coûterait des centaines de hryvnias”, s’esclaffe-t-il en haussant le ton.

    La file de camions s’étend sur plusieurs kilomètres


    “C’est calme”, constate le policier slovaque, d’abord pris de peur en nous voyant nous approcher. Il pensait que nous allions nous plaindre des chauffeurs. “Non, ils ne sont pas agressifs. Ils ne se battent pas.” Il a froid. Contrairement à eux, lui ne peut pas rester au chaud dans la cabine de son camion et regarder de séries sur son téléphone. Il lui faut rester planté là pour gérer la circulation.

    La file de camions s’étend sur plusieurs kilomètres, traversant les villages et petites villes de Krcava, Tehelna, Orechova, Tibava, Sobrance….. Cette dernière est particulièrement appréciée ; un Lidl s’y trouve, et les chauffeurs s’y rendent en taxi pour s’approvisionner en cigarettes et en nourriture.

    “Les premiers jours, ils étaient collés les uns derrière les autres même dans le village. Les gens ne pouvaient plus sortir leur voiture de chez eux pour aller au travail. Ils étaient bloqués avec eux. Admettez que ce n’est pas possible non plus, non ?” Je l’admets. La concentration de substances nocives provenant des gaz d’échappement est probablement le cadet des soucis des habitants des villages slovaques situés sur la route qui mène à la frontière ukrainienne.

    “Comment c’est là-bas ? ”, demande le policier en faisant un signe de la main en direction de l’Ukraine, d’où nous venons. Nous confirmons que ce n’est pas terrible. “Hum”, hausse-t-il les épaules. “On sait bien comment c’est chez eux, mais ce n’est pas une raison pour que nous autres en pâtissions et que nos chauffeurs en subissent les dommages.” Voilà qui est dit.

    Nous rencontrons de nombreux autres policiers gelés sur la route qui conduit de la frontière à l’intérieur de la Slovaquie. Une patrouille se tient à l’entrée et une autre à la sortie de chaque village. Ils communiquent entre eux par radio pour se dire quand ils peuvent envoyer un autre camion. Une fois le blocus levé, le rythme s’accélérera (la Slovaquie a finalement débloqué le transit le 4 décembre). Mais des centaines de camions continueront de border la route pendant plusieurs jours encore. Environ huit camions par heure passeront la frontière. Jusqu’à présent, c’était à peine quatre. “C’est un complot”, s’emporte Sasha.
    “Le fait que nous soyons meilleurs, moins chers et plus compétents, que nous sachions nous sortir de n’importe quelle situation, vous embête.”

    Mais qui donc se ligue contre eux ? Les politiciens, les Polonais ? Les Slovaques ? Les Russes peut-être ? Ou toute l’UE ? “Le destin, je suppose”, dit-il en souriant pour la première fois. Sa boutade le ferait même presque rire. “Mais les Ukrainiens montreront à tout le monde ce dont ils sont capables. Il y a encore six mois, nous faisions confiance à ceux d’en haut. Aujourd’hui, on voit bien qu’ils recommencent à s’en mettre plein les poches. Virons tous ces politiciens corrompus de leurs bureaux bien chauds comme nous chasserons les Russes de notre pays ! Sans généraux, on y arrivera par nous-mêmes. Ils ont mis nos enfants en pièces, on en fera de même avec les leurs. Il faut juste avoir le courage de leur en mettre plein le c.., à eux tous. Et nous y arriverons, avec ou sans vous.”

    Ça, de Sasha, ce n’était plus une boutade.

    Petra Prochazkova
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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