Une force étrangère à notre raison qui intervient dans nos choix, nos pensées, nos corps : l’inconscient selon Sigmund Freud portait la révolution dans notre représentation de l’humain, et le soupçon sur les normes communes. Leur perception et plus largement le « bon sens » s’en sont trouvés modifiés. Aujourd’hui, la célébration d’un ego « transparent » par les entrepreneurs en hygiène mentale signe un retour en arrière.
Pour neutraliser une idée qui risque de semer le doute sur les valeurs justifiant le système en place, il n’est nul besoin, dans nos démocraties, de l’interdire — on est pour la liberté… Il suffit de la dévoyer, de la pervertir, de l’évider. C’est discret et élégant, et de surcroît bien accueilli, puisqu’il ne s’agit pas de se montrer réactionnaire en attaquant une découverte mais au contraire de s’afficher progressiste en la popularisant ; enfin, discrète merveille, c’est rentable. C’est là ce qui s’est remarquablement produit avec la notion d’inconscient.
Quand les écrits de Sigmund Freud et de ses disciples vinrent affirmer que ce mystérieux concentré de nos tréfonds était un acteur de nos vies, ce fut un bouleversement du regard porté sur les troubles psychiques, et une révolution dans la représentation du monde. Car qu’en était-il alors de notre libre arbitre ? Qu’en était-il de notre responsabilité ? Quel rôle attribuer à la reine de nos facultés, la raison, et à cette capacité si précieuse, que doit encourager une saine discipline, la volonté ? Que devenait la singularité humaine si l’individu était « agi » par des forces qu’il ignorait ?
Bien sûr, on savait depuis toujours qu’on n’était pas totalement maître en notre demeure. Rêves, lapsus, associations intempestives d’idées, pathologies physiques incompréhensibles, passions orageuses : au fil des siècles s’étaient élaborées, outre les interprétations médicales, des versions diverses de ces manifestations incontrôlables, en particulier chez les philosophes et les poètes. Le mal obscur au cœur du descendant d’Adam — désirs involontaires et irrésistibles — fut longtemps une explication — « Mon Dieu, quelle guerre cruelle ! Je trouve deux hommes en moi », comme l’écrivait Jean Racine dans ses Cantiques spirituels (1694). Plus tard, c’est sur un autre plan que se traduira le sentiment d’exil intérieur, la perception d’une force hors de contrôle. Ce que développe avec courage, comme en écho au « Je est un autre » d’Arthur Rimbaud, Friedrich Nietzsche, dans Par-delà le bien et le mal (1881) : « Une pensée ne vient que quand elle veut, et non pas quand moi je la veux, de sorte que c’est une altération des faits de prétendre que le sujet “moi” est la condition de l’attribut “je pense”. Quelque chose pense, mais croire que ce quelque chose est l’antique et fameux moi, c’est une pure supposition. »
Vingt ans plus tard, Freud prolonge. Et élargit. Il redéfinit l’inconscient non seulement comme ce qu’on ne sait plus et ce qu’on ne sait pas, mais aussi comme ce qui travaille le corps et « informe » le conscient sans qu’on le sache. En d’autres termes, il « décentre » l’humain, tel qu’on se le représentait communément (ce n’est plus le « moi » qui, malgré tout, gouverne, le reste relevant largement du pathologique et devant rester à la marge), et propose une lecture de nos désordres, de nos choix, de nos aptitudes même, bouleversante : un déchiffrement soupçonneux de ce qu’on croit être notre vérité, une toute nouvelle façon d’accéder à une libération des illusions.
Les effets furent considérables. Freud en parlera comme de la troisième blessure narcissique de l’humanité, après le choc de la révolution copernicienne-galiléenne (non, ce n’est pas le Soleil qui tourne autour de la Terre…) et le séisme de la théorie darwinienne de l’évolution (non, l’humain n’est pas une créature unique, à part des espèces animales). Il avait raison. Mais, quand il pensait, à l’occasion de conférences qu’il s’apprêtait à faire aux États-Unis en 1909, leur « apporter la peste », il s’est trompé. L’inconscient s’est rabougri. La peste s’est transformée en soins de beauté — intérieure.
Un magnifique tour de passe-passe
Jadis, les essais des psychanalystes trouvaient place chez des éditeurs généralistes, et Françoise Dolto fut même une star sur France Inter, avec son émission « Lorsque l’enfant paraît » en 1976-1977. On était encore dans le sillage d’une certaine effervescence intellectuelle, celle des années 1960, qui avait vu fleurir les collections de sciences humaines et rendu célèbres des penseurs peu portés sur la vulgarisation comme Michel Foucault, Gilles Deleuze ou Pierre Bourdieu. C’était un temps où l’avenir était pluriel et sollicitait l’imaginaire. L’idée de révolution, y compris conceptuelle, ne semblait pas périmée. Transformer le monde, changer la vie… Cette époque suscite la nostalgie — on n’en finit pas d’en recycler les modes, les musiques, les icônes —, mais comme souvent, il s’agit d’une nostalgie inoffensive, car les enjeux animant ce qui est regretté ne sont guère ranimés…
C’est ce qui apparaît de façon éclatante avec l’usage actuel de l’« inconscient ». On l’a longtemps borné, et c’est une façon efficace de chercher à l’encadrer, à son usage psychothérapeutique, version « misère sexuelle » : comme, depuis le slogan de 1968 qui ordonnait de « jouir sans entraves », les « tabous » censés être la quintessence de l’inconscient, doublés par le refoulement, n’en finissent pas d’être surmontés, il a commencé à être vidé de son sens ravageur. Ce qui n’a pas empêché les attaques de se renouveler. À droite, à gauche, contre la psychanalyse, théorie et pratique, contre Freud, au nom de la science — découvertes des neurosciences cognitives, tandis que rayonnaient l’influence du manuel de psychiatrie américain (le célèbre DSM, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) et la combativité de l’industrie pharmaceutique. On n’a pas eu besoin d’effacer sa découverte, on lui a réglé son compte. Ratatiné. Il faut dire que la plupart de ces éléments nouveaux allaient dans le même sens : celui d’une dissolution de sa puissance de descellement des certitudes. L’action inverse de celle qu’exerce son opposé, très en forme aujourd’hui, l’ego « transparent ».
On est donc passé aux choses sérieuses. C’est-à-dire au retour du « bon sens », cette construction idéologique qui se donne pour la bonne vieille vérité. Nos remuements opaques sont traités avec bienveillance et mis aux normes — notamment par des philosophes ou apparentés, qui se chargent de traiter des complications du mental. Comme dit Christophe André, psychiatre qui a endossé le rôle de modeste maître de sagesse et vidéaste à succès sur YouTube : « L’inconscient ? Je ne suis ni pour ni contre, bien au contraire », mais il faut bien reconnaître que « les rêves, les actes manqués, etc., peuvent provenir de ratés dans le traitement et le stockage » des informations que nous recevons de notre environnement. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’il y ait « plusieurs inconscients » (1). Là, évidemment, la notion n’est plus exactement la même… Autant donc la diluer en subconscient, et pourquoi pas en inutile empêchement à être soi : magnifique tour de passe-passe. Il ne s’agit plus de saisir ce qui nous déborde, mais d’aménager notre bien-être. Simple. Il faut donc par exemple « considérer la dépression comme un squatteur, ce qu’elle est d’ailleurs (elle s’est installée sans votre accord), et lui désobéir : “Je ne suis pas en dépression. Ses intérêts ne sont pas les miens” (2) ». Un peu de volonté, d’effort sur soi, et ça ira, c’est connu. D’ailleurs : « Toutes les blessures (…) sont liées au manque d’amour ou amplifiées par lui. (…) Leurs guérisons seront liées à toutes les formes et toutes les expressions de la compassion. C’est aussi simple que ça (3). » Simple — on ne s’en lasse pas : « Mieux vaut accepter d’abord ce qui cause ma colère ou ma tristesse et garder mon énergie pour des actions plus importantes que la plainte ou l’agacement (4). » Et qu’est-ce qui est plus important ? Le bonheur. La paix intérieure. L’épanouissement personnel.
Christophe André est le héraut de la « psychologie positive » : un ensemble de « démarches destiné à nous aider à mieux affronter l’adversité », appuyé bien évidemment sur « des données issues de la recherche » (La Vie, 1er mai 2021). Il a mis à la mode une technique de « méditation de pleine conscience » qui permet de « désapprendre à être dépendant des sources d’angoisse » (France Inter, 6 mai 2023). On plie, mais ne rompt pas. On ne cherche plus à changer le monde, ne serait-ce qu’intérieur, on lui est supérieur, par la grâce d’une discipline spirituelle. On lui est supérieur, en accueillant les imperfections, avec « compassion » envers soi, et en s’adaptant à ce qu’on est — et à ce qui est. Merveilleuse conformité avec l’idéologie bourgeoise. On ne se rebelle pas, on apprend la tolérance. L’histoire particulière n’a pas d’importance, on est tous semblables, au fond du fond, puissants ou misérables, tous tributaires des mêmes petites misères — tous humains, tous égaux, puisque tous faillibles, et tous susceptibles de dépasser en douceur nos conflits.
Sans surprise excessive, le succès est au rendez-vous : la difficulté d’être n’est pas précisément en voie de disparition, les guides pour mettre entre parenthèses les symptômes en dédaignant les causes se positionnent sur un créneau porteur. Outre ses livres, vidéos et conférences, Christophe André organise ainsi des séances de méditation. Y compris pour les parlementaires. Ce qui, soit dit en passant dans Philosophie Magazine (10 janvier 2018), « attire d’abord les centristes », mais pas seulement : « Les députés LREM [La République en marche] m’ont paru très réceptifs » — aux vertus de l’adaptation au monde tel qu’il est, peut-être ?
Le philosophe Charles Pépin est un autre représentant des professeurs d’apaisement intime, de lucidité conquise sur les obstacles multiples à l’accomplissement. Dans « La question philo », son émission hebdomadaire sur France Inter, il donne des clés. « Pour vivre, vous devez être vous-même. Vous devez écouter, dit Bergson, la note qui est la vôtre, la mélodie intérieure de votre subjectivité. Mais comment faire pour savoir quelle est cette mélodie personnelle ? (…) Il faut se tourner vers le passé, et chercher quand on l’a entendue » (11 septembre 2023). Vous le saurez, en toute limpidité. Instant de révélation. Votre vraie identité, là. Nue. Mieux encore : du côté du passé, rien n’est jamais joué. « Il ne faut pas simplement accepter certaines choses du passé car elles ont eu lieu. On peut intervenir dessus. » Une scène d’enfance qui a induit un complexe quelconque ? Il faut la rejouer — littéralement — autrement, et l’« enfant intérieur » s’en trouve « réparé » (5).
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