CHRONIQUE. Dès qu’il sort des sentiers battus de l’histoire décoloniale, l’intellectuel prend le risque d’être ostracisé, calomnié sur les réseaux sociaux, voire embastillé.
Soudainement, l'homme se tourne vers la caméra et s'adresse aux spectateurs : « Attendez, attendez une minute… Vous n'avez encore rien entendu ! » Dans la salle, l'excitation et la stupéfaction sont palpables. C'est la première fois qu'un tel événement se produit ! Cette phrase, qui a marqué l'histoire du septième art, est prononcée par l'acteur Al Jolson, une figure emblématique du music-hall américain à son apogée, dans le premier long-métrage parlant, Le Chanteur de jazz, en 1927. Un an avant, dans Une scène dans la plantation, un court-métrage de dix minutes qui fut, grâce à un procédé sonore, le premier clip de l'Histoire, Al Jolson, grimé en travailleur noir pauvre, chantait « Rock-a-Bye Your Baby » près d'une hutte misérable, dans le style d'Autant en emporte le vent. Ses lèvres sont exagérément grosses et soulignées pour que le public comprenne que le cinéma « parle ».
Congélation
La mythologie de la décolonisation a cette particularité de geler le récit de l'individu, de l'immobiliser dans le temps. Un éditorialiste a qualifié cette obligation, pour les intellectuels nés dans des histoires de décolonisation, de « congélation ». On n'est appelé à parler que lorsqu'on endosse cette histoire et pas une autre, et jamais le présent ou le futur. Un « boulot » d'éternel remake de l'association jérémiade-réclamation. Hors de ce propos ritualisé, vous êtes dans la trahison, sinon taxé d'intellectuel de service pour l'Occident.
« Racontez-nous encore quelque chose de la décolonisation ! C'est si palpitant ! » s'exclame-t-on depuis les places assises. Et si je tentais une histoire au présent ? « Taisez-vous ! » vous lance-t-on, menaçant d'excommunication. En termes plus techniques, il s'agit de la gloire et de la misère de l'intellectuel né de la décolonisation, contraint au cinéma muet. Mimant la souffrance et le trauma, la guerre même terminée, la « lutte », éternel second rôle. S'il doit prendre la parole, il devra le faire comme Al Jolson en 1926 : il doit se grimer en esclave, incarner un « type », souligner par le maquillage de grosses lèvres pour bien signaler ses propos folklorisés. Il doit se métamorphoser en acteur grossier dans un corps congelé : celui du colonisé éternel, puis du décolonisé qui s'éternise.
Le passage du cinéma muet au cinéma parlant a suscité, selon les chroniqueurs du début du XXᵉ siècle, de l'enthousiasme, de la stupeur et des tremblements. Charlie Chaplin a lui-même longtemps refusé le « sonore » ; des artistes à l'accent trop étranger ont été recalés, tandis que des célébrités hollywoodiennes ont reçu l'ordre de suivre des cours d'élocution pour renforcer leur talent ou briller davantage. Ou bien choisir de périr. L'angoisse du « son » fut immense.
Procès en traîtrise
La métaphore est d'or pour un écrivain né dans une ancienne colonie qui se trouve « congelé » dans le rôle de l'intellectuel de la récrimination. Il est donc admiré tant qu'il est muet. Les extrêmes gauches occidentales le sous-titrent, il synchronise ses combats avec ceux des « gauches » et il sert d'adjuvant et de « Persan » pour les discours de la radicalité autochtone.
S'il se met à « parler », il devra « mimer », se peindre le visage et grossir ses lèvres pour bien camper le personnage. Et s'il s'applique à parler de lui-même ? Il sera condamné pour dissidence à la congélation noble. En plus clair : on le qualifie de traître, d'intellectuel au service de la « droite », voire de suppôt de l'extrême droite ou de « brun de service ». Au bout de la chaîne des inculpations, il subira le même sort que celui réservé à Boualem Sansal, et certains eurodéputés voteront même, au Parlement de Strasbourg, contre sa libération des geôles d'un régime « décolonial permanent », parce qu'une telle prise de parole n'est pas permise dans le cinéma muet. Les écrivains qui comme Sansal ne font pas dans le victimisme, la caricature de soi et l'éloge de la congélation postcoloniale ne peuvent être que condamnés, traités de tous les noms et insultés dans leur vocation. Nous en sommes arrivés à un point où ceux qui se sont engagés, jusqu'à la caricature, à défendre la liberté pour la Palestine soutiennent l'emprisonnement d'un écrivain à Alger et votent contre la liberté elle-même.
Pour un intellectuel né dans une ancienne colonie, le passage du « muet » au « parlant » est un moment de crise. Il s'agit de se défaire du « mime » de soi et des stéréotypes collectifs. C'est une expérience exaltante de liberté pour lui, mais terrifiante pour le public. Ce moment lunaire, lorsqu'il se retourne et lance : « Attendez, attendez une minute… Vous n'avez encore rien entendu ! », le replace dans son roman, sa vie réelle. Une nouvelle ère s'ouvre, avec un « je » cosmique et une émancipation qui entraîne le spectateur hors de sa zone de confort. Voici le début d'une conversation égalitaire. Je le sais, car je continue de le payer.
Soudainement, l'homme se tourne vers la caméra et s'adresse aux spectateurs : « Attendez, attendez une minute… Vous n'avez encore rien entendu ! » Dans la salle, l'excitation et la stupéfaction sont palpables. C'est la première fois qu'un tel événement se produit ! Cette phrase, qui a marqué l'histoire du septième art, est prononcée par l'acteur Al Jolson, une figure emblématique du music-hall américain à son apogée, dans le premier long-métrage parlant, Le Chanteur de jazz, en 1927. Un an avant, dans Une scène dans la plantation, un court-métrage de dix minutes qui fut, grâce à un procédé sonore, le premier clip de l'Histoire, Al Jolson, grimé en travailleur noir pauvre, chantait « Rock-a-Bye Your Baby » près d'une hutte misérable, dans le style d'Autant en emporte le vent. Ses lèvres sont exagérément grosses et soulignées pour que le public comprenne que le cinéma « parle ».
Congélation
La mythologie de la décolonisation a cette particularité de geler le récit de l'individu, de l'immobiliser dans le temps. Un éditorialiste a qualifié cette obligation, pour les intellectuels nés dans des histoires de décolonisation, de « congélation ». On n'est appelé à parler que lorsqu'on endosse cette histoire et pas une autre, et jamais le présent ou le futur. Un « boulot » d'éternel remake de l'association jérémiade-réclamation. Hors de ce propos ritualisé, vous êtes dans la trahison, sinon taxé d'intellectuel de service pour l'Occident.
« Racontez-nous encore quelque chose de la décolonisation ! C'est si palpitant ! » s'exclame-t-on depuis les places assises. Et si je tentais une histoire au présent ? « Taisez-vous ! » vous lance-t-on, menaçant d'excommunication. En termes plus techniques, il s'agit de la gloire et de la misère de l'intellectuel né de la décolonisation, contraint au cinéma muet. Mimant la souffrance et le trauma, la guerre même terminée, la « lutte », éternel second rôle. S'il doit prendre la parole, il devra le faire comme Al Jolson en 1926 : il doit se grimer en esclave, incarner un « type », souligner par le maquillage de grosses lèvres pour bien signaler ses propos folklorisés. Il doit se métamorphoser en acteur grossier dans un corps congelé : celui du colonisé éternel, puis du décolonisé qui s'éternise.
Le passage du cinéma muet au cinéma parlant a suscité, selon les chroniqueurs du début du XXᵉ siècle, de l'enthousiasme, de la stupeur et des tremblements. Charlie Chaplin a lui-même longtemps refusé le « sonore » ; des artistes à l'accent trop étranger ont été recalés, tandis que des célébrités hollywoodiennes ont reçu l'ordre de suivre des cours d'élocution pour renforcer leur talent ou briller davantage. Ou bien choisir de périr. L'angoisse du « son » fut immense.
Procès en traîtrise
La métaphore est d'or pour un écrivain né dans une ancienne colonie qui se trouve « congelé » dans le rôle de l'intellectuel de la récrimination. Il est donc admiré tant qu'il est muet. Les extrêmes gauches occidentales le sous-titrent, il synchronise ses combats avec ceux des « gauches » et il sert d'adjuvant et de « Persan » pour les discours de la radicalité autochtone.
S'il se met à « parler », il devra « mimer », se peindre le visage et grossir ses lèvres pour bien camper le personnage. Et s'il s'applique à parler de lui-même ? Il sera condamné pour dissidence à la congélation noble. En plus clair : on le qualifie de traître, d'intellectuel au service de la « droite », voire de suppôt de l'extrême droite ou de « brun de service ». Au bout de la chaîne des inculpations, il subira le même sort que celui réservé à Boualem Sansal, et certains eurodéputés voteront même, au Parlement de Strasbourg, contre sa libération des geôles d'un régime « décolonial permanent », parce qu'une telle prise de parole n'est pas permise dans le cinéma muet. Les écrivains qui comme Sansal ne font pas dans le victimisme, la caricature de soi et l'éloge de la congélation postcoloniale ne peuvent être que condamnés, traités de tous les noms et insultés dans leur vocation. Nous en sommes arrivés à un point où ceux qui se sont engagés, jusqu'à la caricature, à défendre la liberté pour la Palestine soutiennent l'emprisonnement d'un écrivain à Alger et votent contre la liberté elle-même.
Pour un intellectuel né dans une ancienne colonie, le passage du « muet » au « parlant » est un moment de crise. Il s'agit de se défaire du « mime » de soi et des stéréotypes collectifs. C'est une expérience exaltante de liberté pour lui, mais terrifiante pour le public. Ce moment lunaire, lorsqu'il se retourne et lance : « Attendez, attendez une minute… Vous n'avez encore rien entendu ! », le replace dans son roman, sa vie réelle. Une nouvelle ère s'ouvre, avec un « je » cosmique et une émancipation qui entraîne le spectateur hors de sa zone de confort. Voici le début d'une conversation égalitaire. Je le sais, car je continue de le payer.