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Mélanie Plouviez, philosophe : « La France du XXIᵉ siècle est redevenue une société d’héritiers »

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  • Mélanie Plouviez, philosophe : « La France du XXIᵉ siècle est redevenue une société d’héritiers »

    Entretien

    Propos recueillis par Anne Chemin

    Autrice d’un ouvrage passionnant, cette spécialiste de philosophie sociale et politique, explore, dans un entretien au « Monde », la diversité et la radicalité des pensées du XIXᵉ siècle qui remettent en cause le principe de la transmission familiale.
    Mélanie Plouviez, maîtresse de conférences en philosophie sociale et politique à l’université de Côte d’Azur, ressuscite, dans L’Injustice en héritage. Repenser la transmission du patrimoine (La Découverte, 368 pages, 23 euros), les réflexions oubliées et souvent surprenantes des penseurs de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles sur la transmission héréditaire des biens.

    Vous estimez dans votre ouvrage que nous vivons dans une « société d’héritiers ». Pourquoi ces termes s’appliquent-ils, selon vous, à la fois à la France du XIXe siècle et à celle du XXIe siècle ?


    Une société d’héritiers, c’est une société dans laquelle l’héritage pèse plus que le travail dans la constitution du patrimoine. Cette mécanique de l’hérédité façonne un ordre social dans lequel les plus grandes fortunes sont réservées aux individus issus de familles riches. Les autres peuvent, grâce à leurs efforts, leurs mérites ou leurs diplômes, obtenir de fortes rémunérations, mais il leur est impossible d’atteindre les positions patrimoniales les plus élevées.

    C’était le cas de la société française du XIXe siècle mais c’est aussi le cas de celle du XXIe siècle. Dans Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013),Thomas Piketty montre en effet que la part du patrimoine hérité dans les ressources des générations nées depuis les années 1970 a retrouvé le niveau qu’elle atteignait pour les générations nées au XIXe siècle. La destruction des capitaux privés lors des deux guerres mondiales et l’instauration d’une fiscalité successorale fortement progressive avaient fait du XXe un siècle moins inégalitaire, mais aujourd’hui, la France est redevenue une société d’héritiers.

    Lorsque l’on évoque les sociétés d’héritiers, on cite souvent le « discours de Vautrin » dans « Le Père Goriot » (1835), de Balzac. En quoi est-ce pertinent ?


    Dans ce discours édifiant, le personnage de Vautrin, un ancien forçat, expose crûment les réalités sociales des années 1820 à Rastignac, un jeune ambitieux issu d’une famille désargentée qui est venu « faire son droit » à Paris. Il aura beau réussir brillamment ses études et accéder aux plus hautes professions juridiques, il n’atteindra jamais, grâce à ses seuls efforts, des positions patrimoniales équivalentes à celles que pourrait lui apporter un beau mariage.

    L’héritage, explique Vautrin, est la seule manière d’accéder aux plus hautes sphères de la société. Il lui conseille donc d’épouser une riche héritière, Victorine Taillefer, et ce bien qu’il faille en passer par un meurtre. Rastignac refusera ce pacte faustien, mais ce passage en dit long sur ce qu’est une société d’héritiers.
    Aujourd’hui, les controverses sur l’héritage concernent le taux d’imposition de la transmission et non son principe. Jugez-vous le débat tronqué ?


    La question de l’héritage a resurgi dans le débat public à la faveur de la campagne présidentielle de 2022, mais elle s’est effectivement trouvée cantonnée à la question du « plus ou moins d’impôt » : il n’y a pas eu de réflexion sur la légitimité de la transmission familiale du patrimoine.

    YANN LEGENDRE

    Au XIXe siècle, la question de l’héritage était au contraire sur toutes les lèvres. Sur la plateforme en ligne Gallica, j’ai recensé presque 50 000 ouvrages du XIXe siècle sur ce thème : une vie ne suffirait pas à les lire… De Gracchus Babeuf à Jeremy Bentham, de John Stuart Mill à Jean Jaurès, d’Alexis de Tocqueville à Pierre-Joseph Proudhon, cette institution était étudiée, questionnée, contestée… Ce foisonnement contraste avec la pauvreté de notre imaginaire social et politique. D’où l’utilité de revenir aux pensées de l’héritage qui émergent lors de la Révolution française et au XIXe siècle.

    La Révolution française, qui met fin à la transmission héréditaire du pouvoir politique, débat-elle également de la transmission héréditaire des biens ?


    Elle ne remet pas en cause le principe de l’héritage familial, mais elle arrête les trois principes qui fondent, aujourd’hui encore, l’architecture du système successoral français.
    Le Monde Ateliers

    La première contribution majeure de la Révolution, c’est le principe du partage égal entre tous les enfants ; en 1790, la Constituante abolit les droits d’aînesse et de masculinité qui permettaient, sous l’Ancien Régime, d’orienter l’essentiel du patrimoine familial vers le premier enfant mâle. Désormais, l’héritage bénéficie autant à l’aîné qu’au cadet, autant à la sœur qu’au frère.

    Le deuxième principe hérité de la Révolution, c’est l’unification du droit sur l’ensemble du territoire. Sous l’Ancien Régime, les règles successorales variaient en fonction des localités, des types de biens et des statuts sociaux, mais la Constituante pose en 1790 un principe d’unité : les règles seront désormais les mêmes pour tous.

    Le troisième principe, c’est l’instauration, sur tout le territoire, d’une fiscalité unique sur les successions fondée sur l’obligation de déclaration : les droits d’enregistrement. Chacun doit déclarer à l’administration fiscale toute transmission de patrimoine, qu’il s’agisse d’un héritage, d’un legs ou d’une donation entre vivants, et ce quel que soit le bien transmis et quelle qu’en soit la valeur.

    Le XIXe siècle est, écrivez-vous, le « siècle des pensées de l’héritage ». Comment les philosophes de l’époque abordent-ils la question ?


    Cet immense corpus est traversé par une idée qui nous est devenue étrangère : aux yeux de Robespierre, des saint-simoniens ou de Durkheim, la propriété individuelle doit s’éteindre avec la mort du propriétaire. Ces auteurs ne nient pas tout droit de propriété individuelle mais ils le restreignent à la durée de vie de son détenteur. Ce faisant, ils inventent une théorie de la propriété hybride : individuelle durant la vie, sociale après la mort.

    Cette conception n’est pas sans intérêt pour aujourd’hui : elle permet en effet de concilier notre attachement moderne à la propriété individuelle avec une destination plus élevée que le seul intérêt individuel ou familial. Si ce que je possède de manière privée, je le possède par concession sociale pour mon seul temps de vie, je ne peux pas en user de manière absolue.

    Dans un monde frappé par le dérèglement climatique et la destruction de la biodiversité, ce bouleversement théorique pourrait en particulier conduire à remettre en question les usages privatifs qui engendrent des dégradations pour tous.

    A quoi ressemble le système imaginé par les disciples de Saint-Simon (1760-1825), qui souhaitent abolir l’héritage familial ?


    Dans les années 1830, les saint-simoniens estiment en effet que la Révolution française s’est arrêtée en chemin : elle a aboli la transmission héréditaire du pouvoir politique mais, en conservant l’héritage familial, elle a maintenu celle du pouvoir économique. Ils proposent donc de substituer au principe d’hérédité le principe méritocratique de « capacité » : les biens d’un individu, et en particulier les moyens de production, ne doivent pas aller à ses enfants, mais aux travailleurs qui seront le plus capables de les administrer.

    Pour le philosophe positiviste Auguste Comte [1798-1857], cette gestion de l’outil de production doit s’incarner dans un rituel. Sept ans avant sa retraite, le chef d’industrie forme son successeur et, au terme de cette période, lors d’une cérémonie publique, il fait le bilan de sa vie de travail et expose les raisons pour lesquelles il transmet sa charge, non à ses enfants, mais à ce compagnon de travail. Ce rituel donne à l’acte de transmission une profondeur que nous avons perdue.

    Le fondateur de la sociologie moderne, Emile Durkheim (1858-1917), propose, lui aussi, d’abolir la propriété individuelle mais sous une forme différente. Laquelle ?


    Durkheim, qui est socialiste mais qui n’est pas un révolutionnaire, estime que la famille moderne est devenue un groupe social trop restreint pour continuer à être le support légitime de l’activité économique. Il propose donc que les moyens de production soient transférés, à la mort de leur propriétaire, à son organisation professionnelle d’appartenance – une « corporation » rénovée, structurée démocratiquement et cogérée par les travailleurs.

    Ce mécanisme permettrait, selon lui, de financer de nouveaux droits sociaux. Dans une société comme la nôtre, où l’Etat social est affaibli, cette pensée pourrait utilement nourrir notre imaginaire !

    Les socialistes Karl Marx (1818-1883) et Mikhaïl Bakounine (1814-1876) s’opposent, eux, sur la question de l’héritage. Sur quoi leur différend porte-t-il ?


    Lors du congrès de la Première Internationale, à Bâle (Suisse), en 1869, les divergences entre Marx et Bakounine se cristallisent sur la question de l’héritage. Pour Marx, l’abolition de l’héritage découlera mécaniquement de la socialisation des moyens de production : dans un monde où la propriété est collective, la transmission familiale du patrimoine privé disparaîtra d’elle-même. Bakounine adopte, lui, une perspective inverse : à ses yeux, c’est l’abolition de l’héritage qui permettra de parvenir peu à peu à la socialisation des biens ; et ce, sans expropriation puisque le transfert se fera progressivement, au fil des successions.

    Toutes ces pensées du XIXe siècle peuvent-elles encore, selon vous, nous inspirer ?


    Ce détour par le XIXᵉ siècle bouscule profondément l’évidence que revêt pour nous l’héritage familial : il nous aide à questionner cette institution qui, pour nous, va de soi.

    « L’injustice en héritage » : réinventer la succession grâce aux penseurs du XIXᵉ siècle

    C’est un livre qui élargit l’horizon politique et stimule l’imagination sociale. Au premier abord, son sujet peut paraître quelque peu aride, mais le voyage se révèle vite surprenant et fécond : dans L’Injustice en héritage. Repenser la transmission du patrimoine (La Découverte, 368 pages, 23 euros), Mélanie Plouviez, maîtresse de conférences en philosophie sociale et politique à l’université Côte d’Azur, explore avec beaucoup de rigueur et de clarté les réflexions théoriques consacrées à la transmission depuis la Révolution française.

    La philosophe part d’un constat : si la France contemporaine, comme l’a montré Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013), est (re)devenue une « société d’héritiers », rares sont les Français qui remettent en cause la légitimité de la transmission familiale. Face à cette « pauvreté de notre imaginaire social et politique », Mélanie Plouviez entreprend de nous faire découvrir la radicalité des pensées du long XIXe siècle : à l’époque, nombreux sont les intellectuels qui questionnaient le droit des individus à conserver, à leur mort, un droit sur les choses qu’ils possédaient de leur vivant.

    La philosophe analyse ainsi en détail les discours deMirabeau et de Robespierre, mais aussi les écrits de Prosper Enfantin, chef de file des saint-simoniens, du philosophe allemand Johann Fichte, du révolutionnaire Mikhaïl Bakounine ou du fondateur de la sociologie moderne, Emile Durkheim. Ce passionnant détour par le passé a le mérite de ressusciter un questionnement oublié sur le rôle du hasard dans les inégalités sociales, et de remettre en question nos certitudes contemporaines sur le fait que l’héritage « va de soi ».


    « L’Injustice en héritage. Repenser la transmission du patrimoine », de Mélanie Plouviez, La Découverte, 368 pages, 23 euros. LA DÉCOUVERTE

    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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