PUITS. France Travail a succédé à Pôle emploi, avec un budget toujours à la hausse, des recrutements supplémentaires, mais un fonctionnement et une efficacité contestés.
Lara Tchekov
Avez-vous déjà signé un contrat grâce à France Travail ? Peu d’usagers s’en vantent. Un problème systémique, si l’on en croit les nombreuses polémiques qui entourent l’ex-Pôle emploi depuis des années : offres illégales dénoncées par la CGT Chômeurs, recrutements expéditifs, accompagnement jugé insuffisant, rapport au vitriol de la Cour des comptes sur son inefficacité dans le retour à l’emploi… Autant de failles qui jettent un doute sur sa crédibilité. Dernière charge en date : celle de l’eurodéputée Reconquête Sarah Knafo, qui publie un rapport détaillant les nombreux dysfonctionnements de l’agence.
Pourtant, les moyens sont là : un budget d’environ 7 milliards d’euros en 2024, près de 56 000 collaborateurs, dont 37 000 dédiés aux demandeurs d’emploi. Malgré ces ressources, le chômage reste préoccupant. Rappelons qu’à sa création sous l’impulsion du général de Gaulle, l’Unédic indemnisait seulement 24 000 chômeurs. Fin 2024, on en recense 5 215 800. Dans ce contexte, la charge de travail des conseillers interroge. D’après les conclusions d’un rapport d’une mission Igas IGF, « nous avons 1 agent pour 98 demandeurs d’emploi, contre 1 pour 38 en Allemagne », assure Thibaut Guilluy, directeur général de France Travail au JDD.

Chiffres de France Travail. © Le JDD
Si on ne prend que les conseillers dédiés à l’accompagnement des demandeurs d’emploi, « ce chiffre s’établit plutôt à 1 agent pour 250 en moyenne », affirme-t-il, précisant que certains ont des portefeuilles plus réduits « pour les personnes qui en ont le plus besoin » comme certains jeunes ou les bénéficiaires du RSA. Sur le terrain, les agents, débordés et épuisés, dénoncent une bureaucratie étouffante et des procédures kafkaïennes. De leur côté, les chômeurs errent dans un labyrinthe administratif. Trop d’employés ? Pas assez ? Une chose est sûre : face à une crise de l’emploi qui s’aggrave, France Travail montre des signes d’essoufflement.
Face aux dysfonctionnements, les recours explosent : en 2023, le médiateur de France Travail a enregistré 52 464 dossiers, un record
Hélène, 51 ans, y a travaillé pendant huit ans comme juriste avant de jeter l’éponge. À son arrivée, elle touchait 1 490 euros brut par mois ; une rémunération qui, selon elle, illustre le fossé entre les employés et les cadres dirigeants. « On demande énormément aux conseillers pour un salaire dérisoire », lâche-t-elle. Elle décrit un ras-le-bol général et des syndicats offensifs. « La CGT est majoritaire et c’est infernal : tout repose sur des revendications et un discours autour du manque de moyens… Il y a une véritable culture de la fainéantise, certainement liée à la précarité salariale ». L’organisation interne est, selon elle, aussi problématique. « Sur dix conseillers, neuf sont affectés au placement (obligation de recherche active d’emploi, prise de rendez-vous…) et un seul, parfois deux, gèrent les droits au chômage ». Pour répondre aux besoins croissants d’indemnisation, l’ancien directeur général de Pôle emploi, Jean Bassères, avait créé le poste de CRI, Conseiller référent indemnisation. Une fonction devenue intenable, d’après l’ancienne juriste : « Ces conseillers doivent gérer des centaines de demandeurs d’emploi et sont sollicités en permanence par mail. » L’un de ses anciens collègues en a fait les frais : « À son retour de quinze jours de vacances, il avait 300 mails en attente. Il est matériellement impossible de répondre à toutes les demandes. »
Face aux dysfonctionnements, les recours explosent : en 2023, le médiateur de France Travail a enregistré 52 464 dossiers, un record. Le voyage en Absurdie, un journaliste l’a vécu et témoigne. Inscrit après avoir touché des indemnités, il s’actualise consciencieusement chaque mois, déclare une activité partielle et se rend à tous ses rendez-vous sous peine de radiation. « Je faisais des réunions en visio avec des conseillers qui ne connaissaient rien au métier de journaliste, et qui regroupait des participants venant d’univers différents », se souvient-il. Dix mois après son inscription, il perçoit deux allocations de 2000 euros chacune, avant de se désinscrire, ayant retrouvé un CDI. Quelques mois plus tard, il reçoit un courrier de Pôle emploi : il lui est réclamé un trop-perçu de 3 500 euros à rembourser sans délai. Résigné face à l’absurdité des procédures, il s’apprête à payer, avant de se raviser. Il décide d’aller demander des explications. Au centre Diderot, l’agent au guichet peine à comprendre la situation et l’oriente vers un conseiller qui se plonge dans son dossier informatique. Il s’agite, s’énerve, soupire. Au bout d’une demi-heure, il relève enfin la tête : « J’ai compris ! Ce n’est pas vous qui nous devez 3 500 euros… c’est nous qui vous les devons ! Vous recevrez un virement sous trois semaines. » Abasourdi, mais satisfait, le journaliste comprend que s’il n’avait pas pris la peine de se déplacer, il aurait payé sa sortie de l’enfer 3 500 euros.
Mais cet enfer sévit aussi de l’autre côté du comptoir. Il y a longtemps que les conseillers dénoncent la rudesse de leur quotidien. En 2023, près de 16 000 signalements d’agressions ont été enregistrés dans les 900 agences France Travail, contre 14 200 l’année précédente, selon des chiffres révélés par Politis. Au-delà de la violence, la surcharge de travail les étouffe. Trop-plein de dossiers, pression permanente… Certains ne tiennent plus. Le dernier drame remonte à un an : Laurent, 51 ans, agent de France Travail en Occitanie, s’est donné la mort, acculé par le poids de ses obligations. Son acte n’est pas un cas isolé : entre 2019 et 2023, 80 tentatives de suicide en moyenne ont été recensées chaque année chez les agents de Pôle emploi, selon France 3 Occitanie.
Mais la direction se veut rassurante. « Les conditions de travail de nos agents sont une priorité absolue : c’est pourquoi nous investissons dans la qualité de vie au travail », assure Thibaut Guilluy, qui met en avant « une politique volontariste en matière de prévention des risques psychosociaux avec notamment la mise en place de dispositifs d’aide et de soutien psychologique ». Il souligne également « l’engagement de 140 professionnels dédiés à la qualité de vie au travail dans les services RH de nos établissements ». Est-ce suffisant ? « Quand je suis arrivé, j’ai lancé un plan d’efficience et de simplification pour libérer les collaborateurs de tâches administratives ou répétitives, qui se met progressivement en place. »
France Travail vient de s’associer à la start-up Mistral AI pour déployer de nouveaux outils d’intelligence artificielle destinés à améliorer l’accompagnement des chômeurs
Pour tenter de redorer son image auprès des Français, l’ex-Pôle emploi, qui dispose déjà d’une solide équipe de communication, a récemment décidé de faire appel au privé. Ainsi vient-il de lancer un « marché de prestations de conseil stratégique en communication », d’un montant maximal de 4,8 millions d’euros sur quatre ans. Interrogé sur le coût de cette opération Thibaut Guilluy relativise : « Le montant maximum du marché ne correspond pas aux dépenses prévisionnelles estimées à 2 550 000 € sur quatre ans. » Aussi, France Travail vient de s’associer à la start-up Mistral AI pour déployer de nouveaux outils d’intelligence artificielle destinés à améliorer l’accompagnement des chômeurs. En interne, on vante une véritable révolution. En est-ce vraiment une ?
Victor, 59 ans, a connu le parcours classique des demandeurs d’emploi. Après son licenciement en novembre 2023, il s’inscrit rapidement sur la plateforme de France Travail et décroche un premier rendez-vous téléphonique avec un conseiller. Il se souvient encore de l’attente : « 25 minutes pour un appel qui n’a jamais été une vraie conversation », souffle-t-il. À l’autre bout du fil, l’agent lui récite un texte générique sur les indemnités. Curieux de connaître les spécificités de son dossier, il tente de poser une question. Silence. Quelques secondes plus tard, son interlocuteur lui lit une nouvelle tirade, sans lien avec son problème. Désemparé, Victor insiste. « Il n’avait réponse à rien. Je ne savais pas si je parlais à un humain ou à un robot. » Difficile de dire si son conseiller utilisait l’IA, mais pour lui, l’arrivée de cet outil interroge. « Si c’est pour qu’on nous lise des textes pré-écrits qui n’ont aucun sens, je peux utiliser Mistral AI moi-même », ironise-t-il. Thibaut Guilluy rassure : ça allégera la charge de travail des conseillers et leur simplifiera la vie. « Dans les faits, ils pourront consacrer plus de temps aux échanges humains et à l’accompagnement. » Pourvu que ce soit le cas.

Budget d'intervention et de fonctionnement de France Travail. © Le JDD