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À découvert. Brahim, autoentrepreneur noyé dans la spirale des crédits

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  • À découvert. Brahim, autoentrepreneur noyé dans la spirale des crédits

    Ce travailleur indépendant a vu son activité péricliter, faute de clients. Pour se relancer, il a contracté des crédits. Il affiche aujourd’hui 20 000 euros de dettes. Selon une note récente de l’Insee, les personnes déclarant une activité indépendante sont les plus nombreuses à avoir basculé dans la pauvreté.

    Faïza Zerouala


    C’est un moment suspendu. Une seconde durant laquelle le ténor ou la soprano tient sa note jusqu’à arrêter le temps. Brahim Metiba donnerait tout pour retourner à l’opéra. Juste pour revivre cet unique instant où les chanteurs et chanteuses « donnent leur âme » pour exprimer une douleur, un désespoir ou une joie.

    Lorsque sa vie professionnelle d’autoentrepreneur était florissante, il a consommé avec avidité de l’art pour apaiser ses blessures et se nourrir. Mais depuis la fin de l’année dernière, toutes les sorties culturelles sont bannies, surtout lorsqu’elles sont aussi onéreuses que l’opéra ou le théâtre. Sacrifier cette partie de sa vie n’a pas été chose aisée.

    Brahim Metiba a souhaité témoigner, à visage découvert, dans une volonté d’assumer sa situation, même si la culpabilité d’avoir fait de mauvais choix affleure souvent dans son récit. Raconter ce glissement sans fards c’est aussi « donner du sens » à ce qu’il traverse et peut-être dépasser une « honte » tenace.

    Agrandir l’image : Illustration 1Brahim Metiba. © Illustration Simon Toupet / Mediapart

    Travailleur indépendant, l’homme aide les établissements d’enseignement supérieur à déployer et à intégrer des outils de suivi de la scolarité, comme une sorte de Pronote du supérieur. Un projet de ce type peut être très long à mener, et les écoles rechignent de plus en plus à se lancer.

    Brahim Metiba fait face à une « chute brutale » d’activité depuis 2024. Au fur et à mesure que son chiffre d’affaires s’effiloche, les difficultés financières s’amoncellent. Incapable de rembourser les crédits contractés pour soutenir son activité, il cumule les dettes et ne peut plus faire face à ses charges courantes.

    Ce basculement progressif vers la précarité n’est pas un cas unique. Récemment parue, la note de l’Insee sur la pauvreté en France en 2023 indique que 600 000 personnes y ont sombré. Parmi les catégories particulièrement touchées : celles et ceux déclarant une activité indépendante. Leur taux de pauvreté s’élève à 19,2 %, en hausse de près de 1 point. « Les revenus d’activité moyens des indépendants augmentent moins vite que l’inflation », indique l’étude.

    Le cercle vicieux du crédit


    Arrivé en France à l’âge de 23 ans, Brahim Metiba est né dans l’est de l’Algérie, il y a quarante-huit ans. La guerre civile imprègne ses années d’adolescence et le début de sa vie d’adulte. Il étouffe dans son pays natal. Après ses études d’ingénieur, il s’installe en France à l’aube des années 2000. Sa voie est toute tracée alors qu’Internet émerge. Il va devenir développeur, puis ingénieur d’affaires ou technico-commercial. Avant de tout plaquer pour un job alimentaire au musée d’Orsay et des cours de philosophie. Après ces détours, il devient chef de projet pour un éditeur de logiciels de scolarité.

    En 2021, galvanisé par ses années d’expérience, il se lance à son compte, d’abord comme autoentrepreneur. Puis il monte sa structure sous le statut de société par actions simplifiée unipersonnelle (Sasu), qui ne compte qu’un associé unique. Les trois premières années, il parvient à générer un bon chiffre d’affaires. Il se verse environ 3 000 euros net par mois. En parallèle, Brahim Metiba mène une carrière littéraire et publie des romans autofictionnels, dès 2015, aux éditions Mauconduit puis Elyzad, qui lui rapportent moins de 300 euros par an en droits d’auteur, l’écriture restant une activité prestigieuse, mais peu lucrative.

    Brahim Metiba ne trouve pas d’explication concrète au déclin de son entreprise. Autour de lui, dans son quartier des Hauts-de-Seine, il voit pléthore de commerces mettre la clé sous la porte après quelques mois à peine. « C’est un phénomène global, les gens n’ont plus d’argent. » Il subit également les conséquences du regroupement d’écoles.

    Résultat, il passe en mars 2024 d’un trimestre à 27 000 euros de chiffre d’affaires à 5 000 euros tous les deux mois et baisse une première fois son salaire à 2 000 euros. Pour redresser son activité, il investit sur sa communication. Et met le doigt dans un cercle vicieux : le crédit. « Le glissement est facile. »


    Agrandir l’image : Illustration 2Brahim Metiba. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart

    Un an auparavant, son banquier l’avait incité à emprunter 5 000 euros pour avoir un peu d’air. Il accepte et engage quelques travaux dans son appartement, se fait plaisir par un abonnement à l’opéra, au théâtre. En mars 2024, il contracte un deuxième crédit de 7 000 euros sur son compte professionnel. « Je pense à ce moment-là que je peux me redresser, car je peux continuer à me verser un salaire et investir pour la boîte. » Puis, de nouveau en fin d’année, « dans l’urgence », il emprunte 7 000 euros sur son compte personnel. Il espère encore pouvoir se relancer.

    Brahim Metiba ne s’explique pas comment il a pu signer cela. « Je reste convaincu que les banquiers ont une responsabilité. J’ai essayé de faire valoir cela face à ma nouvelle banquière. Elle m’a expliqué que j’étais responsable et que j’avais signé les clauses derrière les astérisques. Je ne renie pas mes actes mais je suis persuadé que j’ai été poussé à la consommation. Dans d’autres circonstances, je suis intimement convaincu je n’aurais pas pris cette décision-là. »

    L’autoentrepreneur a décidé de formuler un recours et a saisi le médiateur du crédit. Son dossier a été jugé recevable. Il est dans l’attente d’une réponse définitive.

    Affronter l’administration


    Depuis, il a dégringolé. Il cumule un impayé de 3 275 euros et 18 250 euros de crédits à rembourser. Son compte professionnel affiche un découvert de 1 890 euros, le maximum. Son compte personnel affiche, lui, un solde négatif de 75 euros, uniquement des frais de gestion, car il n’est plus alimenté. Il a ouvert un nouveau compte sur une banque en ligne. Le solde y est créditeur à 260 euros, grâce à un don familial.

    Peu de revenus, pas de chômage en raison de son statut. Brahim Metiba parvient tout de même à réactiver d’anciens droits à France Travail. De décembre à février, il touche environ 2 000 euros. En mars et avril, seulement 600 euros. Puis plus rien.

    Reste le RSA, mais les modalités de calcul issues de la dernière réforme l’empêchent de toucher tout de suite ce minimum social. Par son témoignage, il souhaite dénoncer le calcul des ressources en décalé de trois mois, ce qui ne reflète en rien sa situation actuelle. « Cette incohérence rend la réforme non seulement responsable d’un creusement de la précarité, mais aussi inefficace dans sa mise en œuvre. » Il doit attendre août pour pouvoir toucher le RSA, avec « un rappel depuis avril ».

    Cette plongée dans la pauvreté s’accompagne aussi de la découverte de l’administration. Ses exigences exponentielles mais aussi ses indélicatesses. Au département, pour prétendre à l’aide alimentaire, le dossier réclamé est classique. Mais celui de la ville submerge Brahim Metiba. « L’assistante sociale m’a demandé de lister toutes mes ressources et l’échéancier de toutes mes charges. Quand elle a réclamé celui de l’assurance habitation, je ne savais même pas où le trouver. »

    L’autoentrepreneur prend ainsi conscience qu’il a longtemps négligé son budget. Aujourd’hui, il consulte chaque jour son compte pour savoir ce qu’il dépense. « C’est terrible, je ne savais même pas ce qui était prélevé et quand. Je découvrais des abonnements quand ça ne pouvait plus passer. Je pense que quand ma situation va se rétablir, j'aurai un autre rapport aux prélèvements. » Il tamise toutes ses dépenses et supprime au maximum le superflu. Parfois, ayant mis fin à tous ses abonnements presse, musique, vidéo, Brahim Metiba fait semblant d’avoir vu les séries dont ses amis lui parlent.

    Pas encore quinquagénaire, il vit seul, travaille souvent au café et enchaîne les boissons chaudes. « C’est une manière pour moi de sociabiliser, de parler à des gens, de m’aérer l’esprit. » Pour continuer « sans [s]e mettre en danger financièrement », il fréquente la terrasse de la boulangerie en face de chez lui et sa machine avec le café à 1 euro.
    Ses dépenses sont circonscrites à son loyer à 650 euros, obtenu grâce au dispositif du 1 % patronal. Le bailleur a accepté de geler trois mois ses loyers pour l’aider à se renflouer, depuis avril. Son assurance habitation lui revient à 120 euros par semestre, Internet et son téléphone lui coûtent 80 euros, et il a 40 euros de mutuelle cruciale pour assumer ses soins coûteux d’orthodontie. Il dépense autour de 12 euros par mois d’électricité, payés tous les deux mois à la consommation réelle, pour éviter les régulations. Il a seulement conservé son abonnement à Mediapart, car il y alimente un blog, et celui à YouTube pour ses entraînements sportifs.

    Il fréquente les hard-discountset a même pris la carte de fidélité qui offre des réductions, utilise une application qui vend à prix cassés les invendus et fait ses courses au marché au stand antigaspi. Lorsqu’il liste ses dépenses, désormais consignées dans un tableau Excel, Brahim Metiba évoque son coach sportif, un ami arrangeant mais qu’il paye cependant plusieurs heures par semaine, à 40 euros de l’heure.

    L’autoentrepreneur devance les critiques : « Je suis conscient que c’est onéreux, mais ça me fait tenir, c’est pour mon hygiène mentale. C’est ça ou les anxiolytiques. » Féru de sport, Brahim Metiba vient de participer à une course de 10 kilomètres malgré le coût du dossard (40 euros). « Courir, franchir la ligne d’arrivée et décrocher cette médaille de participation toute symbolique, ça m’a galvanisé, j’ai enfin accompli quelque chose. Parce que quand je me connecte à LinkedIn, j’ai l’impression d’être une merde face à toutes ces success stories. »

    Le déclassement social reste une violence à laquelle personne n’est préparé. L’humiliation d’aller à l’aide alimentaire. Celle de se coucher en ayant faim. Ses visites aux services sociaux de la ville, du département, les jugements sur ses dépenses, lui qui a eu l’outrecuidance d’allumer le chauffage en hiver. Trop, au goût de son interlocuteur qui épluchait sa facture d’énergie. Un autre jour, une assistante sociale a appelé un collègue d’un service en haut-parleur. Il parlait de Brahim comme s’il n’était pas présent, disant « le Monsieur ».

    Le mépris, l’émotion, l’écrivain les consigne, sous forme de journal intime, pour lui. Son écriture romanesque s’est tarie, stérilisée par les difficultés du quotidien.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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