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À découvert. Camélia, diplômée de Sciences Po, au RSA

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  • À découvert. Camélia, diplômée de Sciences Po, au RSA


    Diplômée du supérieur depuis deux ans, la femme de 26 ans peine à trouver un travail dans son domaine, la culture. Après un service civique, elle vient de commencer à percevoir le RSA à contrecœur, et étouffe sous le poids de la culpabilité.

    Lyon (Rhône ).– Les messages en souffrance sur son compte Instagram s’amoncellent. À 26 ans, Camélia* n’a pas la force de répondre aux questions sur sa vie professionnelle, intrusives, faussement bienveillantes, d’anciens camarades de promotion ou de connaissances. Alors, elle les ignore.

    Quand elle rencontre des personnes sans aucun risque d’être pincée, ou d’ancien·nes camarades qu’elle ne voit jamais, la jeune femme ment. Elle s’invente ce travail de chargée de projet culturel dans une association qu’elle désespère de décrocher à Lyon.

    Mais le secteur qu’elle vise, la culture, est bouché, les financements publics partout en berne depuis le vote du dernier budget. Camélia ne reçoit aucune réponse aux candidatures qu’elle envoie de manière industrielle. La jeune femme l’assure, elle a postulé au bas mot à mille offres d’emploi cette année. Le réseau social LinkedIn, « l’antre du diable », où les un·es et les autres annoncent et dissertent sur leur réussite, lui apparaît comme un cauchemar. Financièrement, il ne lui reste que le RSA, qu’elle commence tout juste à toucher.

    Agrandir l’image : Illustration 1Camélia dans son appartement, le 2 avril 2025. © Photo Bastien Doudaine pour Mediapart

    Deux ans après avoir décroché son diplôme, Camélia a le sentiment d’être dans une ornière, d’où il est impossible de s’échapper. Elle qui a toujours été une très bonne élève n’a pas l’habitude de l’échec. Après une année de sciences politiques à l’université, puis cinq ans à Sciences Po, elle se rêvait professeure de faculté, journaliste ou chargée de projet dans la culture. Persuadée aussi qu’elle échapperait aux difficultés liées à la conjoncture post-covid, avec son bagage académique, son expérience à l’étranger, sa maîtrise de la langue arabe.

    Elle enrage d’autant plus qu’elle a joué le jeu et réalisé le parcours académique parfait. Inutile de préciser que la jeune diplômée ne croit plus en la fable méritocratique à laquelle elle a été biberonnée. « La méritocratie, c’était le fil directeur de ma vie,souligne Camélia. Je vivais avec ce mot. Pour moi, tu as ce que tu mérites. On m’a toujours dit : “Travaille et tu auras un bon métier.” Aujourd’hui, je me sens trahie, et le mot est faible. J’ai des diplômes mais pas de réseau ni piston. »

    Ses livres, son « seul patrimoine »


    Fille d’immigrés algériens – son père est chauffeur routier à la retraite, sa mère, en situation de handicap, fait le ménage dans les écoles –, elle a toujours considéré les études comme vecteur d’ascension sociale. Sa mère n’a cessé de lui répéter : « Tu ne vas pas finir comme moi, tu ne vas pas faire du ménage. » Ses parents se sont saignés pour lui offrir une école privée catholique, jugée meilleure que le public.

    « Comme dans beaucoup de familles immigrées, l’école, c’est notre seule porte de sortie, donc on met tout dedans parce qu’on n’a pas de capital économique ni de capital culturel légitime »,analyse Camélia, qui a toujours été la « seule Maghrébine entourée de Blancs bourgeois ».Imaginer qu’elle peine à trouver un emploi en raison de ses origines la désespère. « Je peux toujours acquérir de l’expérience mais ma tête d’Arabe je ne peux pas la changer, donc c’est foutu… »

    Camélia a grandi avec ses parents et ses trois sœurs dans une HLM de Lyon, où elle vit toujours, entourée de ses livres, son « seul patrimoine », dit-elle en riant. Heureusement, elle peut rester chez ses parents, et à ce titre n’a pas de loyer à payer. Mais elle se désespère d’être un « poids » pour sa famille.

    Elle fait des courses pour le foyer comme elle le peut, car la vie est chère. « Par exemple, ma mère refait nos chambres et j’ai eu besoin d’acheter des chevilles pour accrocher des étagères, ça m’a coûté plus de 10 euros. Tout file comme ça. » Elle assume aussi l’ensemble de ses dépenses personnelles, ses rares sorties, l’essence pour la voiture, ses abonnements de téléphone ou de musique. Elle participe à des cagnottes pour aider des personnes en galère, même à hauteur de 5 euros.

    600 euros mensuels pour un service civique


    C’est une bourse, « échelon 6 », l’un des plus élevés, qui l’a aidée à faire ses études, à étudier à l’étranger et à effectuer un stage au Moyen-Orient. Aujourd’hui, son père touche environ 1 000 euros de retraite. Sa mère à peine le Smic, avec lequel elle aide sa famille restée en Algérie. Si l’une des sœurs de Camélia est indépendante, les deux autres sont encore à la maison. L’une est intermittente du spectacle, l’autre travaille en temps partiel en intérim. Cette dernière porte le voile, ce qui complique sa recherche d’emploi.

    Camélia, quant à elle, ne décroche même plus de missions d’intérim. Elle a été assistante administrative ou chargée de clientèle. « J’ai fait la bêtise de dire à mes boîtes d’intérim que je ne voulais pas de CDI parce que je savais que je cherchais ailleurs et qu’à tout moment je pouvais les planter. »

    Sa rémunération la plus récente ? Les 600 euros mensuels pour un service civique dans le sud de la France, pendant un an. La mission ne s’est pas révélée passionnante et ses conditions de logement difficiles. La cohabitation forcée avec des souris et la plomberie aléatoire du logement auront raison de sa motivation. Elle a préféré terminer sa mission en distanciel fin avril.

    Depuis, elle s’est résolue, malgré sa réticence, à demander le RSA, faute de solution. « Je me suis sentie comme une merde. Attention, je ne considère pas ceux qui le touchent comme ça, mais j’estime que moi, je n’ai pas à le percevoir. Je peux travailler, je veux travailler. »

    Début juin, les 559 euros perçus, après un mois de mai sans ressources le temps que son RSA s’enclenche, ont un goût amer. Tout de suite, son découvert a absorbé une grosse partie de la somme. Le 11 du mois, par miracle, elle a touché 70 euros, fruit d’un remboursement d’une copine pour le Airbnb loué à l’occasion du mariage d’une amie. Mais ce solde positif aura une vie très courte, précise Camélia. La prochaine échéance de cette location, payée en deux fois, va arriver le surlendemain. Moins 130 euros. Puis le prélèvement pour son téléphone, 15 euros.
    Camélia est coutumière de ces oscillations mais concède être en quelque sorte enfermée dans un « cercle vicieux », celui du découvert. Toutes ses rentrées d’argent servent à boucher le trou creusé le mois précédent. Au mois de mai, le négatif s’élevait même à 550 euros.

    Dans un courrier, sa banque lui explique qu’elle dispose de deux tout petits mois pour résoudre sa situation. Faute de quoi son autorisation de découvert lui sera retirée. « Je ne sais pas comment je vais m’en sortir. J’hésite entre rire et pleurer. Ils vont faire quoi ? Fermer mon compte ? Je récupérerai mon RSA en cash, tant pis ! »

    Cette situation reste oppressante. Elle jure pourtant n’avoir pas fait « des trucs de ouf » ce mois-ci, elle se surveille. Et quand bien même, il faut vivre. Camélia s’est seulement octroyé le luxe d’une sortie avec ses trois copines. « Ma meilleure amie qui se marie déménage dans le Sud. On s’est baladées, on a pris un goûter puis on est allées manger un kebab. Et j’ai pris un ticket de bus pour rentrer. »


    Agrandir l’image : Illustration 2Camélia dans son appartement, le 2 avril 2025. © Photo Bastien Doudaine pour Mediapart

    Il y a eu aussi ces « microdépenses » et imprévus qui la mettent en difficulté. Six euros pour emmener sa nièce au musée, la même somme pour un bubble tea (une boisson coréenne, qu’elle essaie d’arrêter) ou encore les tenues pour le mariage de son amie. Camélia a écumé tous les sites possibles pour trouver les deux robes de soirée, à son goût et dans son budget, qu’elle prévoit de revendre sur des sites de seconde main après la célébration. Elle s’est fait violence pour commander sur Shein, le site d’ultra-fast-fashion qu’elle boycotte d’ordinaire pour des raisons politiques.

    Dans la chambre de l’appartement lyonnais de ses parents, Camélia évoque cette charge mentale de personne précaire, entravée dans sa vie et ses mouvements. Elle ne connaît plus le goût des vacances et s’isole de plus en plus. Mais parfois, son impossibilité de participer sans compter à des sorties a créé des tensions avec ses amies, qui finissent par sortir sans elle. « C’est simple, je ne peux pas payer, donc je ne participe pas. Ceux qui proposent de payer pour moi ne comprennent pas à quel point c’est humiliant. »

    Une solitude qui pointe


    Célibataire, elle n’envisage même plus de se laisser draguer ou d’échanger avec un homme. « La première question ça va être : “Tu fais quoi dans la vie ?”, et puis si on sort, je n’ai pas envie qu’il m’invite tout le temps alors que je n’ai même pas les moyens de payer le parking… »

    À sa détresse s’ajoute la culpabilité. « Je culpabilise parce que je n’ai pas de travail, je culpabilise parce que je suis un poids pour mes parents alors que je devrais les aider et leur rendre ce qu’ils ont fait pour moi, je culpabilise parce que je n’ai pas d’argent pour honorer ma meilleure amie pour son mariage, parce que je prends des bubble tea alors que je suis pauvre, je culpabilise parce que je suis à découvert, je culpabilise d’avoir fait ces études pour être bloquée, je culpabilise pour tout. »

    Pour conjurer cet état mental négatif, elle essaie de lire des romans. Petit pays, de Gaël Faye, en ce moment, et même un livre de pensée positive offert par la mère de sa meilleure amie. Elle fait du yoga dans une association deux fois par semaine, et va faire de longues balades pour se forcer à sortir de chez elle. Elle aimerait reprendre le bénévolat dans une association qui aide les familles roms à inscrire leurs enfants à l’école, et organise des ateliers ludiques dans les bidonvilles.

    Après la rencontre, Camélia envoie un message pour préciser son ressenti et éviter toute méprise. Elle ne voudrait pas sembler se plaindre ou passer pour une ingrate. « Je suis consciente qu’il y a pire que moi », dit elle, « reconnaissante » à l’égard de ses parents, ses ami·es et « les services publics » qui l’aident. En attendant de gagner son indépendance.

    Faïza Zerouala
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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