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Permis de polluer : un marché paré à décoller

vendredi 11 mars 2005, par Hassiba

Les entreprises pourront très bientôt s’échanger des droits d’émissions de CO2. Décryptage de ces nouvelles bourses environnementales.

Bienvenue à Kyotoland. Ou plutôt dans le nouveau monde de la « finance carbone ». C’est à peu près en ces termes que Bruno Larminat s’adresse, fin janvier, à ses collaborateurs lors d’un comité de direction. Bruno Larminat ? C’est le responsable de l’usine Ciment Calcia de Gargenville (Yvelines), une des dix filiales françaises de la multinationale transalpine Italcementi. Ce jour-là, il rappelle que la Vieille Europe est la première grande zone économique sur le point de mettre en place un plan de lutte contre le réchauffement climatique... Avec une bourse de carbone qui précède de deux ans le futur marché mondial des droits d’émission, prévu dans le protocole de Kyoto pour 2008.

Pourtant, ce sont surtout les chiffres attendus depuis des mois, et qui sont là, inscrits dans un document, que Bruno Larminat va commenter : le Plan national d’allocation des quotas d’émissions de gaz à effet de serre (Pnaq). « Ciment Calcia de Gargenville pourra émettre trois cent dix mille trente-six tonnes de dioxyde de carbone par an sur la période 2005-2007 », explique-t-il en lisant le document. En France, 1 126 sites sont tombés sous le coup de la mesure et se partagent 150,7 millions de tonnes de CO2, entre 2005 et 2007, affectés par le ministère de l’Environnement. Comme pour les autres, le volume des droits d’émission de Ciment Calcia de Gargenville reprend la consommation énergétique année après année, corrigé d’un coefficient d’amélioration technologique. Et le tout sur ce que les experts appellent un principe de croissance organique ou potentielle.

Premiers échanges entre grandes entreprises
A Gargenville, comme sur l’ensemble des sites répertoriés dans le Pnaq, la lutte contre le réchauffement commence à prendre des allures de business. « Bien sûr, nous travaillons depuis longtemps sur l’amélioration des procédés de production, mais cette fois nous sommes dans le concret... Et avec le responsable de l’environnement, nous avons d’abord pensé que l’allocation de nos quotas devrait couvrir tout juste nos rejets de CO2 sur la première période 2005-2007. Il est trop tôt pour en juger, mais peut-être qu’il ne sera pas nécessaire d’acheter des permis de polluer », ajoute Bruno Larminat.

Nous voilà donc dans le monde de la finance environnementale. Pour l’instant, la « bourse du CO2 » est toujours en phase de mise en place. En clair, ce marché ­ qui doit permettre à un exploitant de site d’acquérir auprès d’un autre industriel les quotas qui lui sont nécessaires pour éviter des pénalités ­ devait être opérationnel en France le 28 février. Cependant, pour cause de négociation de dernière minute, le coup d’envoi ne sera donné en France que dans les prochains jours. Ce qui n’empêche pas les échanges de tonnes de CO2, dans l’Hexagone ou sur l’ensemble des pays de l’Europe. « Il s’agit seulement d’échanges réalisés sur des marchés à terme, explique un spécialiste. En fait, ce sont les très grandes entreprises concernées par le plan de réduction des gaz à effet de serre au niveau européen qui s’engagent aujourd’hui à acheter ou à vendre des tonnes de CO2 pour livraison dans un ou deux ans. »

Dans quelque temps, ces entreprises pourront s’échanger les certificats relatifs aux quotas reçus en début d’année. Pour l’instant la règle est simple : un mécanisme de gré à gré et à terme, qui a permis d’établir un prix d’équilibre de la tonne de CO2 à environ 10,7 euros. « Il s’agit d’un prix qui ne résulte que des transactions d’une petite partie des 1 126 sites français ou des 12 000 sites européens, explique Thierry Carol, de Powernext, la place de marché des permis de polluer. Il faudra attendre la généralisation d’un marché au comptant (ou marché spot), capable d’organiser la rencontre entre offre et demande. »

Un compte CO2 par site à la Caisse des dépôts
Les spécialistes sont unanimes : « Ce jour-là, nous verrons débarquer des centaines d’entreprises qui voudront acheter ou vendre, et pour livraison immédiate, des tonnes de carbone. » Reste un détail. Qui organisera le transfert des quotas, des actes de propriété de ces tonnes de CO2, d’un site à un autre ? A l’échelle de l’Hexagone, c’est la Caisse des dépôts et consignations (CDC) qui est comptable pour l’Etat, des allocations de chaque site. « Techniquement, nous sommes prêts », explique-t-on à la CDC, qui s’est vu attribuer, en fin d’année dernière, le rôle de « teneur du registre national des quotas d’émission des gaz à effet de serre ».

Chaque entreprise de l’Hexagone y possède désormais un « compte CO2 », qui sera débité ou crédité en fonction des opérations de cession ou d’acquisition, tant au niveau de l’espace national qu’au niveau européen. Idem dans les autres pays de l’Union. « En France, nous serons chargés d’organiser les transferts de quotas d’un compte à l’autre, entre deux entreprises françaises, ou entre une entreprise française et une lituanienne par exemple, lorsque les échanges se seront faits par l’intermédiaire des Bourses de Leipzig, de Londres, d’Oslo ou de Paris », explique Richard Bednarck, responsable des registres CO2 à la CDC.

Quand les spéculateurs entreront en piste...
En France, tout devrait donc déjà fonctionner si quelques combats n’étaient pas intervenus ces derniers jours. Ainsi, les fédérations industrielles (ciments, papier, chimie, verres, etc.) ont discuté pied à pied la facturation des comptes CO2 de la CDC. D’après les calculs de la Caisse, le prix de 0,083 centime d’euro par tonne allouée doit permettre à l’institution de rentrer dans ses frais de gestion. Les industriels aimeraient diviser ce prix par deux. Les discussions se poursuivent, en attendant que le gouvernement siffle la fin de la récréation.

Quoi qu’il en soit, tout le monde en est convaincu : les vingt-cinq pays de l’Union européenne ne subventionneront pas la baisse de la pollution, mais engageront le marché à le faire. « En d’autres termes, les Etats ont commencé à organiser la pénurie, en instaurant des quotas d’émission de plus en plus drastiques, et chargent le marché de gérer cette pénurie, estime le directeur général délégué de Gasolys, une filiale de Gaz de France, chargée du trading d’énergie. A Gasolys, comme dans d’autres structures de négoce de matières premières, nous développons en ce moment un département de trading entièrement dédié au CO2. »

Un bien financier comme un autre. Qui devrait se renchérir dès que les 2 milliards de tonnes de CO2 de l’Union européenne se retrouveront sur les quatre places financières du Vieux Continent, traitées au comptant et à terme (Paris, Londres, Leipzig, Oslo). Certains fonds de spéculations ont déjà fait le pari de voir s’envoler le prix de la tonne d’ici à 2007. Et ont donc déjà pris des options d’achat qu’ils revendront en haut de cycle.

Par Vittorio de FILIPPIS, www.liberation.fr