Le projet d'autoroute Est-Ouest a été attribué en 2006 à deux consortiums japonais et chinois. Dix-huit milliards de dollars plus tard, des tronçons entiers restent à faire ou à refaire. Le projet d'autoroute Est-Ouest a été attribué en 2006 à deux consortiums japonais et chinois. Dix-huit milliards de dollars plus tard, des tronçons entiers restent à faire ou à refaire. | BACHIR BELHADJ POUR "LE MONDE"
Les premiers kilomètres sont trompeurs pour qui prend le volant à partir d’El-Issa, à l’extrême ouest de l’Algérie. C’est même à s’y méprendre : on croirait rouler sur une autoroute, toute neuve, une vraie, avec son revêtement, ses rocades, ses panneaux.
Les premiers signes apparaissent au bout d’une demi-heure, ce groupe d’hommes, par exemple, qui agitent les bras comme des naufragés sur la bande d’arrêt d’urgence. Ils demandent « de l’eau, de l’eau ». Sitôt bu, ils m’engueulent. « C’est très dangereux de s’arrêter sur l’autoroute Est-Ouest quand les gens vous font des signes. » Puis ils se présentent : ils sont balayeurs d’autoroute.
« Ce métier n’existe pas », je leur dis.
C’est une blague, j’en suis sûre, les Algériens ont un génie de l’absurde, capable de tourner les choses les plus sinistres en chef-d’œuvre d’humour.
« Ça n’existe pas sauf en Algérie, rectifie l’un. Chaque équipe balaie 30 km par semaine, toujours les mêmes. »
Il a raison. La chaussée est tordue, une malfaçon, les machines n’arrivent pas à la nettoyer. Les balayeurs montrent l’asphalte tout juste posé et déjà crevassé, la signalisation en désordre où les kilomètres augmentent au lieu de décroître, et préviennent qu’un peu plus loin, du côté d’Aïn Nehala, la route vient de s’affaisser. Puis, triomphants, ils concluent : « Le tronçon où nous sommes est le plus réussi. » Je leur demande jusqu’où va l’autoroute. « Personne ne sait où elle peut vous conduire. Bon voyage. »
UN MONSTRE NOURRI DE PÉTROLE, D'ARNAQUES ET DE SCANDALES
Le voyage ? Il suffit de se laisser glisser, croit-on, sur 970 km de bitume, d’un bout à l’autre de l’Algérie, du Maroc à la Tunisie. Lancée en 2006 sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, l’autoroute Est-Ouest devait être le symbole d’un pays ambitieux qui se reconstruit après une décennie sanglante, une bravade face à tous les « printemps arabes » qui ont secoué la région, partout sauf en Algérie. Huit ans plus tard, toujours pas terminée, l’autoroute se révèle une des plus chères du monde. Mais surtout elle est devenue un monstre familier, nourri de pétrole, d’arnaques, de scandales, et dont toute l’Algérie se délecte des caprice
La première étape doit être Oran, forcément, la grande ville de l’Ouest. Tout le monde me l’a répété avant mon départ, même Omar Benderra, économiste de talent, qui n’a pas mis les pieds dans son pays depuis plus de vingt ans. Benderra est un des premiers à avoir été contraint à l’exil, au début des années 1990, quand l’Algérie commençait à s’enfoncer dans la « sale guerre », prise en tenailles entre l’islam politique et le régime des généraux, entre le terrorisme et la lutte antiterrorisme. Ça a duré dix ans, 200 000 morts. A l’époque, je débutais en Algérie et Omar voulait me laisser entrevoir la violence qui imprègne toute situation là-bas. Il avait commencé ainsi : « La première fois que j’ai vu une femme nue, elle était morte. J’avais 7 ans. »
L’autre soir – c’était il y a quelques semaines, juste avant ce voyage au Maghreb –, nous parlions de nouveau avec Omar de violence et d’Algérie. Mais la violence de l’argent cette fois, un ouragan de milliards : dans les années 2000, la hausse du baril de pétrole – passé de 40 à 140 dollars – a catapulté l’Algérie du rang de nation surendettée à celui de grand argentier de la Banque mondiale. Cette manne soudaine a, paradoxalement, dévoilé le pays : pas de logements, pas de routes, un chômage que personne ne se risque plus à recenser, aucun investissement public depuis vingt-cinq ans. « Sans cet afflux de dollars, je ne sais pas si l’Algérie existerait encore, dit Omar. A Oran, tu sentiras l’argent, c’est la cité des milliardaires. »
Les premiers kilomètres sont trompeurs pour qui prend le volant à partir d’El-Issa, à l’extrême ouest de l’Algérie. C’est même à s’y méprendre : on croirait rouler sur une autoroute, toute neuve, une vraie, avec son revêtement, ses rocades, ses panneaux.
Les premiers signes apparaissent au bout d’une demi-heure, ce groupe d’hommes, par exemple, qui agitent les bras comme des naufragés sur la bande d’arrêt d’urgence. Ils demandent « de l’eau, de l’eau ». Sitôt bu, ils m’engueulent. « C’est très dangereux de s’arrêter sur l’autoroute Est-Ouest quand les gens vous font des signes. » Puis ils se présentent : ils sont balayeurs d’autoroute.
« Ce métier n’existe pas », je leur dis.
C’est une blague, j’en suis sûre, les Algériens ont un génie de l’absurde, capable de tourner les choses les plus sinistres en chef-d’œuvre d’humour.
« Ça n’existe pas sauf en Algérie, rectifie l’un. Chaque équipe balaie 30 km par semaine, toujours les mêmes. »
Il a raison. La chaussée est tordue, une malfaçon, les machines n’arrivent pas à la nettoyer. Les balayeurs montrent l’asphalte tout juste posé et déjà crevassé, la signalisation en désordre où les kilomètres augmentent au lieu de décroître, et préviennent qu’un peu plus loin, du côté d’Aïn Nehala, la route vient de s’affaisser. Puis, triomphants, ils concluent : « Le tronçon où nous sommes est le plus réussi. » Je leur demande jusqu’où va l’autoroute. « Personne ne sait où elle peut vous conduire. Bon voyage. »
UN MONSTRE NOURRI DE PÉTROLE, D'ARNAQUES ET DE SCANDALES
Le voyage ? Il suffit de se laisser glisser, croit-on, sur 970 km de bitume, d’un bout à l’autre de l’Algérie, du Maroc à la Tunisie. Lancée en 2006 sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, l’autoroute Est-Ouest devait être le symbole d’un pays ambitieux qui se reconstruit après une décennie sanglante, une bravade face à tous les « printemps arabes » qui ont secoué la région, partout sauf en Algérie. Huit ans plus tard, toujours pas terminée, l’autoroute se révèle une des plus chères du monde. Mais surtout elle est devenue un monstre familier, nourri de pétrole, d’arnaques, de scandales, et dont toute l’Algérie se délecte des caprice
La première étape doit être Oran, forcément, la grande ville de l’Ouest. Tout le monde me l’a répété avant mon départ, même Omar Benderra, économiste de talent, qui n’a pas mis les pieds dans son pays depuis plus de vingt ans. Benderra est un des premiers à avoir été contraint à l’exil, au début des années 1990, quand l’Algérie commençait à s’enfoncer dans la « sale guerre », prise en tenailles entre l’islam politique et le régime des généraux, entre le terrorisme et la lutte antiterrorisme. Ça a duré dix ans, 200 000 morts. A l’époque, je débutais en Algérie et Omar voulait me laisser entrevoir la violence qui imprègne toute situation là-bas. Il avait commencé ainsi : « La première fois que j’ai vu une femme nue, elle était morte. J’avais 7 ans. »
L’autre soir – c’était il y a quelques semaines, juste avant ce voyage au Maghreb –, nous parlions de nouveau avec Omar de violence et d’Algérie. Mais la violence de l’argent cette fois, un ouragan de milliards : dans les années 2000, la hausse du baril de pétrole – passé de 40 à 140 dollars – a catapulté l’Algérie du rang de nation surendettée à celui de grand argentier de la Banque mondiale. Cette manne soudaine a, paradoxalement, dévoilé le pays : pas de logements, pas de routes, un chômage que personne ne se risque plus à recenser, aucun investissement public depuis vingt-cinq ans. « Sans cet afflux de dollars, je ne sais pas si l’Algérie existerait encore, dit Omar. A Oran, tu sentiras l’argent, c’est la cité des milliardaires. »
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