Dans le journal Le Monde
Les oeuvres civilisatrices de nos pays occidentaux ne sont pour rien, la majeure partie des commentateurs nationaux de(s) l'ex-colon(s) nous le rabâchent sans cesse, dans les tragédies qui se sont nouées à la suite des guerres de décolonisation.
"'indépendance est proclamée le 15 août 1947, en même temps que la partition - bâclée - en deux Etats : l'Union indienne, à majorité hindoue, et le Pakistan, à majorité musulmane. Lord Mountbatten, dernier vice-roi des Indes, et l'Angleterre fuient en courant le joyau de la couronne, devenu un bourbier infernal."
Alors qu'on arrive au 60ème anniversaire de l'indépendance de l'Inde, une petite rétrospective de la mémoire libératrice et post-coloniale de ce grand pays et de son icône nationale et universelle, le Mahatma Mohandas Karmachand GANDHI.
"Il avait plaidé pour l'harmonie des religions, mais elles se livrent à un impitoyable massacre. Contre l'"intouchabilité", mais cela lui vaut la haine de tous les extrémistes hindous. Contre l'oppression des femmes, mais elles sont les premières victimes du malheur indien*. Gandhi a perdu. Il reprend son rouet et sa marche en chantant avec le poète Tagore, son ami : "Marche seul. S'ils ne répondent pas à ton appel, marche seul.""
* ça me rappelle le témoignage d'une femme algérienne dans le livre de Florence Beaugé : Algérie, un guerre sans gloire.
A Thoa Khalsa, 84 femmes avalent de l'opium et sautent, l'une après l'autre, dans un puits. Des musulmans occupent ce village du Pendjab en avril 1947, à quelques mois de la partition de l'Inde, et la tradition sikh veut que les femmes s'immolent quand les hommes ne sont plus là pour les défendre. Quatre d'entre elles survivront parce qu'il n'y a pas assez d'eau dans le puits pour les noyer toutes, mais les autres sont des "martyres". En mourant, elles ont préservé l'honneur de la communauté. Martyres aussi ces jeunes filles que leurs pères ont tuées, au sabre ou de leurs propres mains, pour éviter qu'elles ne soient enlevées, violées, converties à l'islam. Mangal Singh, avec ses deux frères, a tué 17 membres de sa famille, enfants, neveux. Dans Les Voies de la partition Inde-Pakistan, Urvashi Butalia recense les cruautés liées à ce chapitre de l'histoire indienne qui, soixante ans après, ronge encore le pays de remords et de chagrin.
Les femmes enlevées - 75 000, selon les estimations - sont violées, vendues, converties de force. Elles sont promenées nues dans les rues, ont les seins coupés, le sexe tatoué des signes de l'"autre" religion. Car, dans l'orgie de violences née de la Partition, une obsession submerge l'Inde : kidnapper, violer la femme de l'"autre" pour l'humilier, l'intimider, détruire sa capacité de reproduction. Obsession qui, par rivalité mimétique, ravage autant les hindous que les musulmans. Mutilées, arrachées à leur communauté, ces femmes sont la métaphore du corps amputé de l'Inde, Mère éternelle - Bharat Mata. Et l'une des caricatures les plus chères aux nationalistes hindous est alors celle d'un corps féminin épousant la forme de l'Inde et Nehru découpant un bras qui représente le Pakistan.
L'indépendance est proclamée le 15 août 1947, en même temps que la partition - bâclée - en deux Etats : l'Union indienne, à majorité hindoue, et le Pakistan, à majorité musulmane. Lord Mountbatten, dernier vice-roi des Indes, et l'Angleterre fuient en courant le joyau de la couronne, devenu un bourbier infernal. Outre les suicides collectifs, des émeutes font des milliers de morts à Rawalpindi (Pendjab) en mars 1947. Ou au Bengale, en novembre 1946, quand des pèlerins hindous massacrent, à Garh Mukhteshwar, des commerçants musulmans. En août 1946, à Calcutta, une Action Day de la Ligue musulmane tourne à la "grande tuerie" : armés de haches, de bâtons, d'épieux ou d'armes à feu, des hommes assassinent, pillent, lors de vrais pogroms, et profanent des mosquées. En représailles, dans le district de Noâkhâli, des musulmans tuent et brûlent des temples.
Tout le monde sait que la Partition tournera au bain de sang, mais, en août 1947, le Congrès pousse un soupir de soulagement. Jawaharlal Nehru, père de l'indépendance, avoue : "Nous étions épuisés. Il fallait qu'on aboutisse. Nous pensions que la Partition serait temporaire." Chef de la Ligue musulmane, Mohammed Jinnah décroche le rêve de sa vie : une Inde indépendante en "deux nations". Mais "nul ne sait où va passer ce Pakistan d'utopie, ce pays de nulle part", écrit l'historien Eric-Paul Meyer. Voté à Londres en juillet, l'Acte d'indépendance de l'Inde ne dit pas un mot des risques d'exode, de déchirement des familles. La commission Radcliffe trace une frontière qui mutile des zones urbaines et rurales, de populations mélangées. Le Pendjab et le Bengale sont à majorité musulmane, mais abritent de grosses minorités d'hindous et de sikhs. Lahore et Karachi, villes de commerçants et de fonctionnaires, sont à majorité hindoue.
Dès que le tracé de la frontière devient officiel, le 15 août, les maisons sont évacuées. A Delhi, ville frontière entre les deux nouveaux pays, la milice hindoue RSF vide les quartiers de leurs occupants musulmans, réfugiés dans les mosquées, pour faire une place aux hindous qui arrivent par convois entiers. Karachi se vide de ses hindous comme Delhi de ses musulmans. Dans les quartiers mixtes, des gens ordinaires massacrent leurs voisins sans autre raison que la différence de religion. C'est la première fois en Inde qu'on élimine physiquement, à une telle échelle, des populations pour aboutir à des zones ethno-religieuses pures.
Des politiques et des prêtres fanatiques attisent les haines. C'est l'heure du grand "nettoyage" - safa'i. Ce récit d'un sikh à la frontière d'Attari : "Un jour, tout notre village s'est retrouvé en route pour un village musulman proche, en vue d'une expédition punitive. Nous sommes carrément devenus fous... Et cela m'a coûté cinquante ans de remords, de nuits sans sommeil. Je n'arrive pas à oublier les visages des gens que j'ai tués." Même écho chez Nasir Hussain, paysan musulman : "En l'espace de deux jours, une vague sauvage de haine nous a submergés. Je ne peux même pas me rappeler combien d'hommes j'ai tués."
La Partition fait de l'Inde un territoire mangé aux mites. Les deux parties, occidentale et orientale, du néo-Pakistan sont séparées par 1 300 kilomètres de territoire indien. Et le nombre des victimes est phénoménal. Parmi les estimations les plus élevées, 1 million de morts en trois mois et un exode humain jamais vu. Quinze millions de personnes passent la frontière dans les deux sens : 9 millions d'hindous et de sikhs venant du Pakistan ; 6 millions de musulmans quittant l'Inde. Un million l'ont franchie à pied dans les kafila, ces colonnes étirées sur des dizaines de kilomètres, hommes et femmes en haillons, affamés, épuisés, écrasés de chagrin, mais trouvant encore un peu de force pour provoquer l'autre. Des milliers de familles sont séparées en une nuit, des vies pour toujours disloquées. Urvashi Butalia : "Il est difficile de séparer deux vies. En séparer des millions est pure folie."
Une "monstrueuse vivisection", avait prévenu le mahatma Gandhi à propos de la Partition. A 77 ans, Gandhi, héros shakespearien, erre halluciné, comme le Roi Lear, dans les ruines et le chaos du monde. De son monde. Il marche dans les rues désertes de Calcutta, où les habitants sont terrés, entre les carcasses calcinées des voitures et les maisons incendiées. Il se rend dans les villages rasés où les vautours rôdent déjà autour des cadavres. Il tient des réunions de prière, écoute le récit des atrocités, "essuie les larmes de tous les yeux", écrit l'écrivaine Christine Jordis dans sa belle biographie. Jusqu'à la dernière minute, sur la planche de bois qui lui sert de lit et d'écritoire, il aura tout tenté : nouer des contacts, jeûner, chercher un accord avec Mohammed Jinnah pour le convaincre de ne pas céder au mirage d'une Inde découpée qui est, pour lui, un contre-sens historique, un non-sens absolu.
Les oeuvres civilisatrices de nos pays occidentaux ne sont pour rien, la majeure partie des commentateurs nationaux de(s) l'ex-colon(s) nous le rabâchent sans cesse, dans les tragédies qui se sont nouées à la suite des guerres de décolonisation.
"'indépendance est proclamée le 15 août 1947, en même temps que la partition - bâclée - en deux Etats : l'Union indienne, à majorité hindoue, et le Pakistan, à majorité musulmane. Lord Mountbatten, dernier vice-roi des Indes, et l'Angleterre fuient en courant le joyau de la couronne, devenu un bourbier infernal."
Alors qu'on arrive au 60ème anniversaire de l'indépendance de l'Inde, une petite rétrospective de la mémoire libératrice et post-coloniale de ce grand pays et de son icône nationale et universelle, le Mahatma Mohandas Karmachand GANDHI.
"Il avait plaidé pour l'harmonie des religions, mais elles se livrent à un impitoyable massacre. Contre l'"intouchabilité", mais cela lui vaut la haine de tous les extrémistes hindous. Contre l'oppression des femmes, mais elles sont les premières victimes du malheur indien*. Gandhi a perdu. Il reprend son rouet et sa marche en chantant avec le poète Tagore, son ami : "Marche seul. S'ils ne répondent pas à ton appel, marche seul.""
* ça me rappelle le témoignage d'une femme algérienne dans le livre de Florence Beaugé : Algérie, un guerre sans gloire.
A Thoa Khalsa, 84 femmes avalent de l'opium et sautent, l'une après l'autre, dans un puits. Des musulmans occupent ce village du Pendjab en avril 1947, à quelques mois de la partition de l'Inde, et la tradition sikh veut que les femmes s'immolent quand les hommes ne sont plus là pour les défendre. Quatre d'entre elles survivront parce qu'il n'y a pas assez d'eau dans le puits pour les noyer toutes, mais les autres sont des "martyres". En mourant, elles ont préservé l'honneur de la communauté. Martyres aussi ces jeunes filles que leurs pères ont tuées, au sabre ou de leurs propres mains, pour éviter qu'elles ne soient enlevées, violées, converties à l'islam. Mangal Singh, avec ses deux frères, a tué 17 membres de sa famille, enfants, neveux. Dans Les Voies de la partition Inde-Pakistan, Urvashi Butalia recense les cruautés liées à ce chapitre de l'histoire indienne qui, soixante ans après, ronge encore le pays de remords et de chagrin.
Les femmes enlevées - 75 000, selon les estimations - sont violées, vendues, converties de force. Elles sont promenées nues dans les rues, ont les seins coupés, le sexe tatoué des signes de l'"autre" religion. Car, dans l'orgie de violences née de la Partition, une obsession submerge l'Inde : kidnapper, violer la femme de l'"autre" pour l'humilier, l'intimider, détruire sa capacité de reproduction. Obsession qui, par rivalité mimétique, ravage autant les hindous que les musulmans. Mutilées, arrachées à leur communauté, ces femmes sont la métaphore du corps amputé de l'Inde, Mère éternelle - Bharat Mata. Et l'une des caricatures les plus chères aux nationalistes hindous est alors celle d'un corps féminin épousant la forme de l'Inde et Nehru découpant un bras qui représente le Pakistan.
L'indépendance est proclamée le 15 août 1947, en même temps que la partition - bâclée - en deux Etats : l'Union indienne, à majorité hindoue, et le Pakistan, à majorité musulmane. Lord Mountbatten, dernier vice-roi des Indes, et l'Angleterre fuient en courant le joyau de la couronne, devenu un bourbier infernal. Outre les suicides collectifs, des émeutes font des milliers de morts à Rawalpindi (Pendjab) en mars 1947. Ou au Bengale, en novembre 1946, quand des pèlerins hindous massacrent, à Garh Mukhteshwar, des commerçants musulmans. En août 1946, à Calcutta, une Action Day de la Ligue musulmane tourne à la "grande tuerie" : armés de haches, de bâtons, d'épieux ou d'armes à feu, des hommes assassinent, pillent, lors de vrais pogroms, et profanent des mosquées. En représailles, dans le district de Noâkhâli, des musulmans tuent et brûlent des temples.
Tout le monde sait que la Partition tournera au bain de sang, mais, en août 1947, le Congrès pousse un soupir de soulagement. Jawaharlal Nehru, père de l'indépendance, avoue : "Nous étions épuisés. Il fallait qu'on aboutisse. Nous pensions que la Partition serait temporaire." Chef de la Ligue musulmane, Mohammed Jinnah décroche le rêve de sa vie : une Inde indépendante en "deux nations". Mais "nul ne sait où va passer ce Pakistan d'utopie, ce pays de nulle part", écrit l'historien Eric-Paul Meyer. Voté à Londres en juillet, l'Acte d'indépendance de l'Inde ne dit pas un mot des risques d'exode, de déchirement des familles. La commission Radcliffe trace une frontière qui mutile des zones urbaines et rurales, de populations mélangées. Le Pendjab et le Bengale sont à majorité musulmane, mais abritent de grosses minorités d'hindous et de sikhs. Lahore et Karachi, villes de commerçants et de fonctionnaires, sont à majorité hindoue.
Dès que le tracé de la frontière devient officiel, le 15 août, les maisons sont évacuées. A Delhi, ville frontière entre les deux nouveaux pays, la milice hindoue RSF vide les quartiers de leurs occupants musulmans, réfugiés dans les mosquées, pour faire une place aux hindous qui arrivent par convois entiers. Karachi se vide de ses hindous comme Delhi de ses musulmans. Dans les quartiers mixtes, des gens ordinaires massacrent leurs voisins sans autre raison que la différence de religion. C'est la première fois en Inde qu'on élimine physiquement, à une telle échelle, des populations pour aboutir à des zones ethno-religieuses pures.
Des politiques et des prêtres fanatiques attisent les haines. C'est l'heure du grand "nettoyage" - safa'i. Ce récit d'un sikh à la frontière d'Attari : "Un jour, tout notre village s'est retrouvé en route pour un village musulman proche, en vue d'une expédition punitive. Nous sommes carrément devenus fous... Et cela m'a coûté cinquante ans de remords, de nuits sans sommeil. Je n'arrive pas à oublier les visages des gens que j'ai tués." Même écho chez Nasir Hussain, paysan musulman : "En l'espace de deux jours, une vague sauvage de haine nous a submergés. Je ne peux même pas me rappeler combien d'hommes j'ai tués."
La Partition fait de l'Inde un territoire mangé aux mites. Les deux parties, occidentale et orientale, du néo-Pakistan sont séparées par 1 300 kilomètres de territoire indien. Et le nombre des victimes est phénoménal. Parmi les estimations les plus élevées, 1 million de morts en trois mois et un exode humain jamais vu. Quinze millions de personnes passent la frontière dans les deux sens : 9 millions d'hindous et de sikhs venant du Pakistan ; 6 millions de musulmans quittant l'Inde. Un million l'ont franchie à pied dans les kafila, ces colonnes étirées sur des dizaines de kilomètres, hommes et femmes en haillons, affamés, épuisés, écrasés de chagrin, mais trouvant encore un peu de force pour provoquer l'autre. Des milliers de familles sont séparées en une nuit, des vies pour toujours disloquées. Urvashi Butalia : "Il est difficile de séparer deux vies. En séparer des millions est pure folie."
Une "monstrueuse vivisection", avait prévenu le mahatma Gandhi à propos de la Partition. A 77 ans, Gandhi, héros shakespearien, erre halluciné, comme le Roi Lear, dans les ruines et le chaos du monde. De son monde. Il marche dans les rues désertes de Calcutta, où les habitants sont terrés, entre les carcasses calcinées des voitures et les maisons incendiées. Il se rend dans les villages rasés où les vautours rôdent déjà autour des cadavres. Il tient des réunions de prière, écoute le récit des atrocités, "essuie les larmes de tous les yeux", écrit l'écrivaine Christine Jordis dans sa belle biographie. Jusqu'à la dernière minute, sur la planche de bois qui lui sert de lit et d'écritoire, il aura tout tenté : nouer des contacts, jeûner, chercher un accord avec Mohammed Jinnah pour le convaincre de ne pas céder au mirage d'une Inde découpée qui est, pour lui, un contre-sens historique, un non-sens absolu.
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