Voici le chat de Ben...paru recement sur le journal Le Monde:
SCRUTIN DU 8 AVRIL ET RÔLE DE LA PRESSE
Salem35 : Quelle lecture faites-vous des résultats du scrutin du 8 avril ?
Mohamed Benchicou : Le résultat qui a vu le président Bouteflika se faire réélire est surprenant, par son score stalinien de 85 %.
Je ne crois pas qu'il existe, en dehors des Etats bananiers, un Etat pluraliste où un président se fait réélire avec un tel score au premier tour alors que les cinq autres candidats ne se sont partagé que les 15 % restants. C'est un résultat choquant, mais qui n'augure rien de bon puisqu'il a été obtenu à la fois par la fraude et par la mobilisation de l'électorat populiste. Il n'augure rien de bon pour la démocratie et nos libertés en Algérie.
Ilhem : Pouvez-vous expliquer l'évolution des rapports entre Abdelaziz Bouteflika et l'armée ?
Mohamed Benchicou : Les rapports entre l'Etat et l'armée sont dans un virage important à l'occasion de cette élection. On parle d'un accord entre le président et les généraux. De quel accord s'agit-il en fait ? Pour l'heure, nous sommes au stade des spéculations. Ce qui est sûr c'est que le président Bouteflika n'aurait pas pu être réélu sans l'accord de la hiérarchie militaire. Nous sommes en face d'un scénario inattendu qui, à mon sens, pourrait produire bien des surprises dans les mois à venir et n'augure rien de bon pour la démocratie en Algérie. C'est d'autant plus étonnant que les trois dernières années ont vu les contradictions s'exacerber entre Bouteflika et les généraux autour de l'amnistie envers les islamistes armés, autour du changement de la Constitution que les militaires n'ont pas accepté, et autour de certains projets de loi importants, comme la loi sur les hydrocarbures, que les généraux ont rejetés. Les généraux ont-ils obtenu une assurance sur leur propre sort, sur le sort de l'institution militaire auprès de Bouteflika et auprès des Etats étrangers à qui ils ont fait valoir la neutralité qui les fait bénéficier aujourd'hui d'un standard démocratique semblable à celui de l'armée turque ? Nous le saurons dans les prochaines semaines.
Bakr : Quelle a été l'influence de la presse dans ces élections ?
Mohamed Benchicou : La presse n'a pas joué un grand rôle. Si on peut parler de défaite, c'est bien celle des titres les plus influents qui étaient contre le président de la République avec des arguments qui ont été développés pendant les cinq années de son mandat. Cela n'a pas eu d'impact sur le vote, ce qui veut bien dire que le président Bouteflika, un peu par la fraude et beaucoup par l'immense talent qu'il a de flatter le sentiment populiste des Algériens, a mobilisé de larges catégories sociales, comme le FIS l'avait fait avant lui sur des thèmes comme la patrie, la religion, l'honneur de la nation, l'ennemi étranger, le renouveau du tribalisme, les zaouias... Il a su dire aux Algériens découragés ce qu'ils souhaitaient entendre et la presse, elle, ne s'adressait pas à ces Algériens-là.
Samydz : Craignez-vous que les représailles contre votre journal s'exacerbent après la réélection d'Abdelaziz Bouteflika ?
Mohamed Benchicou : Oui, absolument, je le crains pour Le Matin, mais aussi pour tous les journaux qui ont eu une position hostile au président Bouteflika et au pouvoir d'une manière générale. Ce n'est même pas une crainte secrète, Bouteflika l'a largement dit au cours de ses meetings de campagne, où il a clairement et sévèrement critiqué la presse indépendante qu'il a accusée d'être à la solde de l'étranger et à qui il a promis un sort après les élections. Cette crainte de répression de la presse est largement partagée par les catégories sociales les plus larges en Algérie. La liberté de la presse est l'indicateur principal de la démocratie en Algérie. Si elle devait être remise en cause, ce serait la fin d'un processus démocratique qui date de 14 ans et il est du devoir des sociétés occidentales, démocratiques de veiller à ce que cette flamme démocratique en Algérie ne s'éteigne pas. Nous avons besoin de la solidarité de tous dans ces moments-là.
Roland : Que répondez-vous à cet argument des membres du régime selon lequel la presse est tellement libre qu'elle frise la diffamation et se permet n'importe quoi ?
Mohamed Benchicou : C'est un argument que nous entendons très souvent. Nous sommes disposés à débattre de cette norme d'expression éthique à condition que la norme ne vienne pas des gouvernements eux-mêmes, qui n'ont pas de leçon à donner en matière de déontologie, mais d'organisations, de journalistes, dont on accepterait très volontiers qu'ils organisent un examen précis et une analyse complète de l'expression journalistique en Algérie. Nous n'avons pas de mea culpa à faire sur le plan de l'expression même si, ici et là, nous partageons l'avis qui consiste à dire qu'il y a eu des dérapages par manque de maturité ou de professionnalisme. Il faut faire très attention : derrière cet appel à la modération et au "retour à l'éthique" se profile la volonté de détruire la presse indépendante et la rendre sans aucune expression.
Curieux : Comment la presse indépendante peut-elle contribuer à instaurer un climat propice à l'essor de la démocratie en Algérie ?
Mohamed Benchicou : Elle peut le faire d'abord par le respect de sa vocation première : informer et informer sur tout. Elle le fera si elle contribue à ce que rien ne reste dissimulé, à ce que rien ne reste caché, interdit à la connaissance des Algériens, si elle redevient un vrai miroir de l'actualité algérienne et des contradictions, si elle ne protège personne, si elle échappe aux connivences, si elle reste ouverte à la société. Nous n'avons pas d'autre choix pour espérer contribuer à l'essor démocratique en Algérie que d'accompagner les revendications et les mouvements revendicatifs et sociaux algériens. Je crois que malgré toutes ses maladresses, la presse algérienne a joué ce rôle et, malgré toutes ses imperfections, a permis à une grande partie de la société de s'exprimer. Et c'est un but qui se suffit à lui-même.
Mouss : Quels enseignements tirez-vous du 8 avril en tant que journaliste ?
Mohamed Benchicou : J'en tirerais une seule conclusion, c'est que nous aurions dû ne pas nous faire le relais d'une certaine illusion consistant à faire croire aux gens que les élections organisées par le système, même si elles mettaient en compétition des gens intéressants, allaient aboutir à un changement démocratique. Je crois que nous avons été instrumentalisés à notre insu. Nous avons agi avec naïveté. Nous aurions dû faire plus attention et alerter les gens sur la supercherie électorale. Ce travail, nous ne l'avons pas fait, ou pas suffisamment.
FRAUDE ÉLECTORALE ?
Roland : Le score du président Bouteflika est-il, d'après vous, le résultat d'une fraude électorale ? Comment expliquez vous que les observateurs internationaux n'aient rien relevé d'anormal dans cette élection ?
Mohamed Benchicou : Ce qui s'est produit est sans précédent. La fraude a eu lieu avant les élections, et pas pendant. Bouteflika a monopolisé les moyens de propagande dans la télévision algérienne, l'unique chaîne. Il l'a monopolisée avec les fonds publics qu'il a largement distribués au cours de ses visites en province, en distribuant massivement des enveloppes budgétaires six mois avant les élections. Il a installé une sorte de conditionnement psychologique de masse en sa faveur. Il ne restait plus qu'à laisser faire les urnes. Comme les Algériens ont un besoin constant de messie, de protecteur, il s'est présenté comme tel. Et le scrutin du 8 avril a mis face à face un homme qui avait tous les moyens de l'Etat, tous les moyens de flatter le populisme algérien, et cinq adversaires qui ne disposaient absolument de rien et étaient partis bien en retard dans la campagne qui avait commencé en fait il y a une année pour le président Bouteflika. Dans ces conditions, il était évident que les observateurs étrangers, qui étaient d'ailleurs en nombre minime, ne pouvaient s'apercevoir de rien. Le candidat Bouteflika a profité des moyens de l'Etat pour installer un système de conditionnement psychologique des électeurs, comme le FIS l'avait fait avant lui en 1991 par le biais des mosquées et des prêches.
Aman : Pouvez-vous nous donner une idée de cette fraude d'avant le scrutin ?
Mohamed Benchicou : La fraude d'avant le scrutin a consisté à faire campagne avant les autres candidats. Le président Bouteflika a commencé une campagne en janvier 2003. Toutes ses visites à l'intérieur du pays étaient marquées de manière systématique par des mises en scène durant lesquelles des citoyens se regroupaient pour lire à la télévision un appel pressant à Bouteflika, de la part de la population, pour qu'il se représente. C'était systématique. Et Bouteflika, en retour, distribuait généreusement des enveloppes qui étaient en moyenne de l'ordre de 500 milliards de centimes pour la région, argent qui n'était pas budgétisé par la loi de finances. Cela est le premier épisode de la fraude. Le second, c'est l'usage exclusif pour le président Bouteflika de la télévision, qui retransmettait durant toute la journée ses discours et ses rencontres avec la presse étrangère. Cela au moment où l'opposition n'avait aucun accès à la télévision algérienne. Celle-ci était interdite à l'opposition. Dans ces conditions, devant un tel processus de corruption des esprits, il était clair que les gens allaient voter pour celui qui se présentait comme le "père Noël". Sans parler de l'allégeance totale de l'administration, qui est censée être neutre, mais dont les responsables ont été nommés par Bouteflika dans le but de mettre en place les mécanismes de sa réélection.
Hector : Il semble que la jeunesse dorée d'Algérie soutienne le pouvoir en place, comment expliquez-vous ce fait ? Quelle proportion représente-t-elle aujourd'hui dans ce pays ?
Mohamed Benchicou : Je ne sais pas sur quoi repose une telle affirmation. La jeunesse dorée en Algérie n'est pas prépondérante. Ce serait la progéniture d'une classe qui s'est enrichie ces dernières années à travers un certain nombre d'activités parallèles et qui, à mon sens, a plutôt rejoint le camp des abstensionnistes, comme d'ailleurs tout le reste de la jeunesse algérienne, qui a préféré ne pas voter. Je ne crois pas que Bouteflika représente pour cette jeunesse un modèle de gouvernance, de prospérité. Il représenterait plutôt, aux yeux des moins de 25 ans, le symbole du parti unique, de l'oppression et de la dictature, ce que Bouteflika, historiquement, est vraiment.
Wiwi : Selon vous, qu'a réalisé le président Bouteflika de positif pour la nation et les Algériens ?
Mohamed Benchicou : J'aurais bien aimé trouver au président Bouteflika quelques résultats positifs pour justifier à la fois sa réélection et son score de 85 % au premier tour. Il se trouve que Bouteflika a produit une chimère de la réussite, et non la réussite. Il a su parler aux gens, il les a persuadés du retour de la paix alors que celle-ci n'est pas revenue, puisque l'Etat d'urgence est maintenu. Il n'a pas ramené la prospérité, puisque le taux de chômage avoisine encore les 30 % de la population active. Il n'a pas rétabli l'image du pays à l'extérieur, puisque nous attendons toujours les investisseurs étrangers qui avaient promis d'investir en Algérie. Bouteflika n'a rien apporté de positif pendant ces cinq ans, sauf l'illusion et la subornation des esprits. Il s'est présenté comme le messie et, avec l'aide de l'appareil propagandiste, il a conditionné psychologiquement les Algériens.
Toto : Comment la Kabylie a-t-elle voté ?
Mohamed Benchicou : D'abord, remarquons que la Kabylie n'a pas voté. Elle a voté à hauteur de 15 %. J'étais moi-même en Kabylie ce jour-là. Il n'y a pas eu d'empêchement de vote, ce sont les citoyens qui ont préféré ne pas aller aux urnes car ils ne se reconnaissent pas dans le système qui, depuis trois ans, a fait que cette région soit en dissidence. Le régime de Bouteflika a rejeté toutes les exigences de la région sur le retour de la démocratie, le jugement des responsables de la répression d'avril 2001, et surtout sur l'officialisation de la langue tamazight. En Kabylie, les gens n'ont pas voté. Ceux qui ont voté se sont reportés sur Bouteflika à Bejaïa et à Bouira ou bien sur le parti de Saïd Sadi, qui l'a remporté très légèrement sur le FLN et sur Bouteflika.
Michel : La réélection du président Bouteflika n'est-elle pas aussi due au manque de charisme des autres candidats ?
Mohamed Benchicou : Oui, mais même si cela était le cas, cela n'aurait eu d'impact réel que dans un contexte de vote transparent et démocratique. Les dés étaient pipés à l'avance et même avec beaucoup de charisme, les adversaires de Bouteflika avaient très peu de chances de l'emporter, pour les raisons dont on a parlé tout à l'heure.
RÔLE DE L'OPPOSITION ET POSITION DE LA FRANCE
Reda12 : Quel sera le rôle de l'opposition dans les cinq prochaines années ?
Mohamed Benchicou : L'opposition sort très affaiblie de cette élection, qui a marqué la suprématie d'un seul homme sur tout le reste de la carte politique algérienne. Il ne reste pratiquement plus rien de l'opposition, qui doit absolument aujourd'hui se remettre en cause. A mon avis, c'est un point fondamental, cesser de croire qu'on peut participer à des élections organisées et conduites par le système et qui ne généreront jamais un changement de ce système. Le système n'organisera pas d'élections qui conduiraient à sa perte. Il reste à l'opposition aujourd'hui à se tourner vers les mouvements sociaux, la société, l'accompagner dans ses revendications de tous ordres. Le chemin sera dur, mais il faut absolument se désillusionner quant à la possibilité d'obtenir un changement démocratique par les élections tant que ce système reste en place.
Libre : Le voyage précoce de Jacques Chirac à Alger n'est-il pas la caution la plus absolue du résultat de l'élection présidentielle algérienne ? Plus largement, quelles sont les relations entre le président Bouteflika et la France ?
Mohamed Benchicou : Le voyage brutal du président Chirac en Algérie a surpris les Algériens et notamment les démocrates algériens, qui y voient effectivement une sorte de caution, non seulement au président Bouteflika, mais de la fraude qui l'a fait réélire. Les républicains algériens espèrent toutefois que ce voyage à Alger du président Chirac servira à transmettre un message au président Bouteflika pour le respect des engagements démocratiques, du pluralisme, de la liberté de la presse, pour éviter la tentation hégémonique stalinienne que lui procure ce score de 85 % au premier tour et l'anéantissement total de l'opposition. Espérons que ce message sera porté par le président Chirac. Quant aux relations entre l'Algérie et la France, il est clair qu'elles ont, sur le plan strictement diplomatique et politique, connu un essor fantastique puisque durant les cinq dernières années, le président Bouteflika a fait sept visites en France et le président Chirac en a fait deux, ce qui est remarquable et qui fait que les rapports diplomatiques ont connu un degré jamais connu auparavant. Mais ces bonnes relations sont restées au stade strictement diplomatique. Les Algériens n'ont rien vu. Ces relations n'ont pas été suivies de résultats économiques, de reprise des relations commerciales, des investissements, de retour des sociétés françaises en Algérie, d'allègement des modalités d'obtention de visa par les Algériens. Il y a eu juste une recrudescence des relations, des visites protocolaires et diplomatiques.
Mehdi : La réélection du président Bouteflika annonce-t-elle un retour du FIS ?
Mohamed Benchicou : Je crois que oui. L'un des créneaux les plus importants du programme du candidat Bouteflika a été la réconciliation nationale, c'est-à-dire la réconciliation avec les islamistes de toutes tendances. Cela a été interprété comme une main tendue au FIS, qui d'ailleurs l'a très bien saisie puisque le responsable de l'instance du FIS à l'étranger, Rabah Kebir, a appelé à voter pour le candidat Bouteflika et que les principaux dirigeants de l'Armée islamique du salut, qui est l'ancienne armée du FIS, ont appelé eux aussi à voter pour Bouteflika. Il y a 48 heures, les principaux dirigeants du FIS, dont Abassi Madani, ont signé un appel rappelant au président Bouteflika ses engagements et exigeant l'amnistie des dirigeants du FIS et leur retour à la vie politique. Je crois que d'une manière ou d'une autre, ce retour va se faire, d'autant plus que les forces qui s'y opposaient, dont l'armée, sont aujourd'hui très affaiblies.
Algerien : Je suis un fidèle lecteur de votre chronique dans "Le Matin". La virulence des attaques contre le président Bouteflika n'a-t-elle pas influencé le cours du vote ?
Mohamed Benchicou : J'ai entendu dire qu'à force de "maltraiter" le président, nous en avons fait une victime sympathique. Je ne partage pas cet avis car nos attaques reposaient sur des arguments qui hélas se sont vérifiés. Je crois plutôt que le vote en faveur de Bouteflika est venu de gens qui ne constituent pas forcément le lectorat de la presse indépendante. Cela dit, notre virulence n'a rien de personnel ni de subjectif. Elle repose sur un traitement de la politique, de la stratégie de Bouteflika, que nous allons d'ailleurs reconduire pendant le prochain mandat, car nous sommes persuadés que nous sommes en face d'une stratégie absolument terrible pour l'Algérie.
Louis : Vous dites que l'opposition est sortie largement affaiblie, qu'en est-il du parti islamiste Hamas MSP qui a toujours été considéré comme faisant partie de l'opposition et qui a soutenu le président Bouteflika lors des dernières élections ?
Mohamed Benchicou : Le MSP a eu l'instinct de soutenir le président Bouteflika en automne déjà et de ce fait, fait partie des coalitions présidentielles qui vont rafler tous les postes par le fait même de la victoire lourde et hégémonique du président Bouteflika. C'est un parti qui, pour les cinq prochaines années, à mon sens, est appelé à tirer profit de cette allégeance de dernière minute mais qui, sur le plan de la société, ne joue pas un rôle prépondérant et n'a pas une base similaire à celle du FIS ou d'El Islah de Djeballah.
Reda : Comment voyez-vous l'avenir pour l'Algérie et les Algériens ?
Mohamed Benchicou : Si on se fie aux propos du candidat Bouteflika devenu président pour un second mandat, nous allons vers une sorte de normalisation à la tunisienne, c'est-à-dire avec rétrécissement du champ des libertés, liberté de presse ou même de manifestation, puisque l'Etat d'urgence va être maintenu. Cette normalisation va se faire de manière autoritaire, mais aussi de manière très conflictuelle. La société algérienne n'acceptera pas la remise en cause des quelques libertés qu'elle a pu arracher. Cela sera d'autant plus, hélas, vrai que le système n'est pas prêt à compenser cette réduction des libertés par une amélioration de la redistribution du revenu national, c'est-à-dire la création de richesse au profit de la population. Nous allons, à mon sens, vers une crise politique majeure, marquée par des frictions au sein du système mais aussi par des soulèvements populaires.
SCRUTIN DU 8 AVRIL ET RÔLE DE LA PRESSE
Salem35 : Quelle lecture faites-vous des résultats du scrutin du 8 avril ?
Mohamed Benchicou : Le résultat qui a vu le président Bouteflika se faire réélire est surprenant, par son score stalinien de 85 %.
Je ne crois pas qu'il existe, en dehors des Etats bananiers, un Etat pluraliste où un président se fait réélire avec un tel score au premier tour alors que les cinq autres candidats ne se sont partagé que les 15 % restants. C'est un résultat choquant, mais qui n'augure rien de bon puisqu'il a été obtenu à la fois par la fraude et par la mobilisation de l'électorat populiste. Il n'augure rien de bon pour la démocratie et nos libertés en Algérie.
Ilhem : Pouvez-vous expliquer l'évolution des rapports entre Abdelaziz Bouteflika et l'armée ?
Mohamed Benchicou : Les rapports entre l'Etat et l'armée sont dans un virage important à l'occasion de cette élection. On parle d'un accord entre le président et les généraux. De quel accord s'agit-il en fait ? Pour l'heure, nous sommes au stade des spéculations. Ce qui est sûr c'est que le président Bouteflika n'aurait pas pu être réélu sans l'accord de la hiérarchie militaire. Nous sommes en face d'un scénario inattendu qui, à mon sens, pourrait produire bien des surprises dans les mois à venir et n'augure rien de bon pour la démocratie en Algérie. C'est d'autant plus étonnant que les trois dernières années ont vu les contradictions s'exacerber entre Bouteflika et les généraux autour de l'amnistie envers les islamistes armés, autour du changement de la Constitution que les militaires n'ont pas accepté, et autour de certains projets de loi importants, comme la loi sur les hydrocarbures, que les généraux ont rejetés. Les généraux ont-ils obtenu une assurance sur leur propre sort, sur le sort de l'institution militaire auprès de Bouteflika et auprès des Etats étrangers à qui ils ont fait valoir la neutralité qui les fait bénéficier aujourd'hui d'un standard démocratique semblable à celui de l'armée turque ? Nous le saurons dans les prochaines semaines.
Bakr : Quelle a été l'influence de la presse dans ces élections ?
Mohamed Benchicou : La presse n'a pas joué un grand rôle. Si on peut parler de défaite, c'est bien celle des titres les plus influents qui étaient contre le président de la République avec des arguments qui ont été développés pendant les cinq années de son mandat. Cela n'a pas eu d'impact sur le vote, ce qui veut bien dire que le président Bouteflika, un peu par la fraude et beaucoup par l'immense talent qu'il a de flatter le sentiment populiste des Algériens, a mobilisé de larges catégories sociales, comme le FIS l'avait fait avant lui sur des thèmes comme la patrie, la religion, l'honneur de la nation, l'ennemi étranger, le renouveau du tribalisme, les zaouias... Il a su dire aux Algériens découragés ce qu'ils souhaitaient entendre et la presse, elle, ne s'adressait pas à ces Algériens-là.
Samydz : Craignez-vous que les représailles contre votre journal s'exacerbent après la réélection d'Abdelaziz Bouteflika ?
Mohamed Benchicou : Oui, absolument, je le crains pour Le Matin, mais aussi pour tous les journaux qui ont eu une position hostile au président Bouteflika et au pouvoir d'une manière générale. Ce n'est même pas une crainte secrète, Bouteflika l'a largement dit au cours de ses meetings de campagne, où il a clairement et sévèrement critiqué la presse indépendante qu'il a accusée d'être à la solde de l'étranger et à qui il a promis un sort après les élections. Cette crainte de répression de la presse est largement partagée par les catégories sociales les plus larges en Algérie. La liberté de la presse est l'indicateur principal de la démocratie en Algérie. Si elle devait être remise en cause, ce serait la fin d'un processus démocratique qui date de 14 ans et il est du devoir des sociétés occidentales, démocratiques de veiller à ce que cette flamme démocratique en Algérie ne s'éteigne pas. Nous avons besoin de la solidarité de tous dans ces moments-là.
Roland : Que répondez-vous à cet argument des membres du régime selon lequel la presse est tellement libre qu'elle frise la diffamation et se permet n'importe quoi ?
Mohamed Benchicou : C'est un argument que nous entendons très souvent. Nous sommes disposés à débattre de cette norme d'expression éthique à condition que la norme ne vienne pas des gouvernements eux-mêmes, qui n'ont pas de leçon à donner en matière de déontologie, mais d'organisations, de journalistes, dont on accepterait très volontiers qu'ils organisent un examen précis et une analyse complète de l'expression journalistique en Algérie. Nous n'avons pas de mea culpa à faire sur le plan de l'expression même si, ici et là, nous partageons l'avis qui consiste à dire qu'il y a eu des dérapages par manque de maturité ou de professionnalisme. Il faut faire très attention : derrière cet appel à la modération et au "retour à l'éthique" se profile la volonté de détruire la presse indépendante et la rendre sans aucune expression.
Curieux : Comment la presse indépendante peut-elle contribuer à instaurer un climat propice à l'essor de la démocratie en Algérie ?
Mohamed Benchicou : Elle peut le faire d'abord par le respect de sa vocation première : informer et informer sur tout. Elle le fera si elle contribue à ce que rien ne reste dissimulé, à ce que rien ne reste caché, interdit à la connaissance des Algériens, si elle redevient un vrai miroir de l'actualité algérienne et des contradictions, si elle ne protège personne, si elle échappe aux connivences, si elle reste ouverte à la société. Nous n'avons pas d'autre choix pour espérer contribuer à l'essor démocratique en Algérie que d'accompagner les revendications et les mouvements revendicatifs et sociaux algériens. Je crois que malgré toutes ses maladresses, la presse algérienne a joué ce rôle et, malgré toutes ses imperfections, a permis à une grande partie de la société de s'exprimer. Et c'est un but qui se suffit à lui-même.
Mouss : Quels enseignements tirez-vous du 8 avril en tant que journaliste ?
Mohamed Benchicou : J'en tirerais une seule conclusion, c'est que nous aurions dû ne pas nous faire le relais d'une certaine illusion consistant à faire croire aux gens que les élections organisées par le système, même si elles mettaient en compétition des gens intéressants, allaient aboutir à un changement démocratique. Je crois que nous avons été instrumentalisés à notre insu. Nous avons agi avec naïveté. Nous aurions dû faire plus attention et alerter les gens sur la supercherie électorale. Ce travail, nous ne l'avons pas fait, ou pas suffisamment.
FRAUDE ÉLECTORALE ?
Roland : Le score du président Bouteflika est-il, d'après vous, le résultat d'une fraude électorale ? Comment expliquez vous que les observateurs internationaux n'aient rien relevé d'anormal dans cette élection ?
Mohamed Benchicou : Ce qui s'est produit est sans précédent. La fraude a eu lieu avant les élections, et pas pendant. Bouteflika a monopolisé les moyens de propagande dans la télévision algérienne, l'unique chaîne. Il l'a monopolisée avec les fonds publics qu'il a largement distribués au cours de ses visites en province, en distribuant massivement des enveloppes budgétaires six mois avant les élections. Il a installé une sorte de conditionnement psychologique de masse en sa faveur. Il ne restait plus qu'à laisser faire les urnes. Comme les Algériens ont un besoin constant de messie, de protecteur, il s'est présenté comme tel. Et le scrutin du 8 avril a mis face à face un homme qui avait tous les moyens de l'Etat, tous les moyens de flatter le populisme algérien, et cinq adversaires qui ne disposaient absolument de rien et étaient partis bien en retard dans la campagne qui avait commencé en fait il y a une année pour le président Bouteflika. Dans ces conditions, il était évident que les observateurs étrangers, qui étaient d'ailleurs en nombre minime, ne pouvaient s'apercevoir de rien. Le candidat Bouteflika a profité des moyens de l'Etat pour installer un système de conditionnement psychologique des électeurs, comme le FIS l'avait fait avant lui en 1991 par le biais des mosquées et des prêches.
Aman : Pouvez-vous nous donner une idée de cette fraude d'avant le scrutin ?
Mohamed Benchicou : La fraude d'avant le scrutin a consisté à faire campagne avant les autres candidats. Le président Bouteflika a commencé une campagne en janvier 2003. Toutes ses visites à l'intérieur du pays étaient marquées de manière systématique par des mises en scène durant lesquelles des citoyens se regroupaient pour lire à la télévision un appel pressant à Bouteflika, de la part de la population, pour qu'il se représente. C'était systématique. Et Bouteflika, en retour, distribuait généreusement des enveloppes qui étaient en moyenne de l'ordre de 500 milliards de centimes pour la région, argent qui n'était pas budgétisé par la loi de finances. Cela est le premier épisode de la fraude. Le second, c'est l'usage exclusif pour le président Bouteflika de la télévision, qui retransmettait durant toute la journée ses discours et ses rencontres avec la presse étrangère. Cela au moment où l'opposition n'avait aucun accès à la télévision algérienne. Celle-ci était interdite à l'opposition. Dans ces conditions, devant un tel processus de corruption des esprits, il était clair que les gens allaient voter pour celui qui se présentait comme le "père Noël". Sans parler de l'allégeance totale de l'administration, qui est censée être neutre, mais dont les responsables ont été nommés par Bouteflika dans le but de mettre en place les mécanismes de sa réélection.
Hector : Il semble que la jeunesse dorée d'Algérie soutienne le pouvoir en place, comment expliquez-vous ce fait ? Quelle proportion représente-t-elle aujourd'hui dans ce pays ?
Mohamed Benchicou : Je ne sais pas sur quoi repose une telle affirmation. La jeunesse dorée en Algérie n'est pas prépondérante. Ce serait la progéniture d'une classe qui s'est enrichie ces dernières années à travers un certain nombre d'activités parallèles et qui, à mon sens, a plutôt rejoint le camp des abstensionnistes, comme d'ailleurs tout le reste de la jeunesse algérienne, qui a préféré ne pas voter. Je ne crois pas que Bouteflika représente pour cette jeunesse un modèle de gouvernance, de prospérité. Il représenterait plutôt, aux yeux des moins de 25 ans, le symbole du parti unique, de l'oppression et de la dictature, ce que Bouteflika, historiquement, est vraiment.
Wiwi : Selon vous, qu'a réalisé le président Bouteflika de positif pour la nation et les Algériens ?
Mohamed Benchicou : J'aurais bien aimé trouver au président Bouteflika quelques résultats positifs pour justifier à la fois sa réélection et son score de 85 % au premier tour. Il se trouve que Bouteflika a produit une chimère de la réussite, et non la réussite. Il a su parler aux gens, il les a persuadés du retour de la paix alors que celle-ci n'est pas revenue, puisque l'Etat d'urgence est maintenu. Il n'a pas ramené la prospérité, puisque le taux de chômage avoisine encore les 30 % de la population active. Il n'a pas rétabli l'image du pays à l'extérieur, puisque nous attendons toujours les investisseurs étrangers qui avaient promis d'investir en Algérie. Bouteflika n'a rien apporté de positif pendant ces cinq ans, sauf l'illusion et la subornation des esprits. Il s'est présenté comme le messie et, avec l'aide de l'appareil propagandiste, il a conditionné psychologiquement les Algériens.
Toto : Comment la Kabylie a-t-elle voté ?
Mohamed Benchicou : D'abord, remarquons que la Kabylie n'a pas voté. Elle a voté à hauteur de 15 %. J'étais moi-même en Kabylie ce jour-là. Il n'y a pas eu d'empêchement de vote, ce sont les citoyens qui ont préféré ne pas aller aux urnes car ils ne se reconnaissent pas dans le système qui, depuis trois ans, a fait que cette région soit en dissidence. Le régime de Bouteflika a rejeté toutes les exigences de la région sur le retour de la démocratie, le jugement des responsables de la répression d'avril 2001, et surtout sur l'officialisation de la langue tamazight. En Kabylie, les gens n'ont pas voté. Ceux qui ont voté se sont reportés sur Bouteflika à Bejaïa et à Bouira ou bien sur le parti de Saïd Sadi, qui l'a remporté très légèrement sur le FLN et sur Bouteflika.
Michel : La réélection du président Bouteflika n'est-elle pas aussi due au manque de charisme des autres candidats ?
Mohamed Benchicou : Oui, mais même si cela était le cas, cela n'aurait eu d'impact réel que dans un contexte de vote transparent et démocratique. Les dés étaient pipés à l'avance et même avec beaucoup de charisme, les adversaires de Bouteflika avaient très peu de chances de l'emporter, pour les raisons dont on a parlé tout à l'heure.
RÔLE DE L'OPPOSITION ET POSITION DE LA FRANCE
Reda12 : Quel sera le rôle de l'opposition dans les cinq prochaines années ?
Mohamed Benchicou : L'opposition sort très affaiblie de cette élection, qui a marqué la suprématie d'un seul homme sur tout le reste de la carte politique algérienne. Il ne reste pratiquement plus rien de l'opposition, qui doit absolument aujourd'hui se remettre en cause. A mon avis, c'est un point fondamental, cesser de croire qu'on peut participer à des élections organisées et conduites par le système et qui ne généreront jamais un changement de ce système. Le système n'organisera pas d'élections qui conduiraient à sa perte. Il reste à l'opposition aujourd'hui à se tourner vers les mouvements sociaux, la société, l'accompagner dans ses revendications de tous ordres. Le chemin sera dur, mais il faut absolument se désillusionner quant à la possibilité d'obtenir un changement démocratique par les élections tant que ce système reste en place.
Libre : Le voyage précoce de Jacques Chirac à Alger n'est-il pas la caution la plus absolue du résultat de l'élection présidentielle algérienne ? Plus largement, quelles sont les relations entre le président Bouteflika et la France ?
Mohamed Benchicou : Le voyage brutal du président Chirac en Algérie a surpris les Algériens et notamment les démocrates algériens, qui y voient effectivement une sorte de caution, non seulement au président Bouteflika, mais de la fraude qui l'a fait réélire. Les républicains algériens espèrent toutefois que ce voyage à Alger du président Chirac servira à transmettre un message au président Bouteflika pour le respect des engagements démocratiques, du pluralisme, de la liberté de la presse, pour éviter la tentation hégémonique stalinienne que lui procure ce score de 85 % au premier tour et l'anéantissement total de l'opposition. Espérons que ce message sera porté par le président Chirac. Quant aux relations entre l'Algérie et la France, il est clair qu'elles ont, sur le plan strictement diplomatique et politique, connu un essor fantastique puisque durant les cinq dernières années, le président Bouteflika a fait sept visites en France et le président Chirac en a fait deux, ce qui est remarquable et qui fait que les rapports diplomatiques ont connu un degré jamais connu auparavant. Mais ces bonnes relations sont restées au stade strictement diplomatique. Les Algériens n'ont rien vu. Ces relations n'ont pas été suivies de résultats économiques, de reprise des relations commerciales, des investissements, de retour des sociétés françaises en Algérie, d'allègement des modalités d'obtention de visa par les Algériens. Il y a eu juste une recrudescence des relations, des visites protocolaires et diplomatiques.
Mehdi : La réélection du président Bouteflika annonce-t-elle un retour du FIS ?
Mohamed Benchicou : Je crois que oui. L'un des créneaux les plus importants du programme du candidat Bouteflika a été la réconciliation nationale, c'est-à-dire la réconciliation avec les islamistes de toutes tendances. Cela a été interprété comme une main tendue au FIS, qui d'ailleurs l'a très bien saisie puisque le responsable de l'instance du FIS à l'étranger, Rabah Kebir, a appelé à voter pour le candidat Bouteflika et que les principaux dirigeants de l'Armée islamique du salut, qui est l'ancienne armée du FIS, ont appelé eux aussi à voter pour Bouteflika. Il y a 48 heures, les principaux dirigeants du FIS, dont Abassi Madani, ont signé un appel rappelant au président Bouteflika ses engagements et exigeant l'amnistie des dirigeants du FIS et leur retour à la vie politique. Je crois que d'une manière ou d'une autre, ce retour va se faire, d'autant plus que les forces qui s'y opposaient, dont l'armée, sont aujourd'hui très affaiblies.
Algerien : Je suis un fidèle lecteur de votre chronique dans "Le Matin". La virulence des attaques contre le président Bouteflika n'a-t-elle pas influencé le cours du vote ?
Mohamed Benchicou : J'ai entendu dire qu'à force de "maltraiter" le président, nous en avons fait une victime sympathique. Je ne partage pas cet avis car nos attaques reposaient sur des arguments qui hélas se sont vérifiés. Je crois plutôt que le vote en faveur de Bouteflika est venu de gens qui ne constituent pas forcément le lectorat de la presse indépendante. Cela dit, notre virulence n'a rien de personnel ni de subjectif. Elle repose sur un traitement de la politique, de la stratégie de Bouteflika, que nous allons d'ailleurs reconduire pendant le prochain mandat, car nous sommes persuadés que nous sommes en face d'une stratégie absolument terrible pour l'Algérie.
Louis : Vous dites que l'opposition est sortie largement affaiblie, qu'en est-il du parti islamiste Hamas MSP qui a toujours été considéré comme faisant partie de l'opposition et qui a soutenu le président Bouteflika lors des dernières élections ?
Mohamed Benchicou : Le MSP a eu l'instinct de soutenir le président Bouteflika en automne déjà et de ce fait, fait partie des coalitions présidentielles qui vont rafler tous les postes par le fait même de la victoire lourde et hégémonique du président Bouteflika. C'est un parti qui, pour les cinq prochaines années, à mon sens, est appelé à tirer profit de cette allégeance de dernière minute mais qui, sur le plan de la société, ne joue pas un rôle prépondérant et n'a pas une base similaire à celle du FIS ou d'El Islah de Djeballah.
Reda : Comment voyez-vous l'avenir pour l'Algérie et les Algériens ?
Mohamed Benchicou : Si on se fie aux propos du candidat Bouteflika devenu président pour un second mandat, nous allons vers une sorte de normalisation à la tunisienne, c'est-à-dire avec rétrécissement du champ des libertés, liberté de presse ou même de manifestation, puisque l'Etat d'urgence va être maintenu. Cette normalisation va se faire de manière autoritaire, mais aussi de manière très conflictuelle. La société algérienne n'acceptera pas la remise en cause des quelques libertés qu'elle a pu arracher. Cela sera d'autant plus, hélas, vrai que le système n'est pas prêt à compenser cette réduction des libertés par une amélioration de la redistribution du revenu national, c'est-à-dire la création de richesse au profit de la population. Nous allons, à mon sens, vers une crise politique majeure, marquée par des frictions au sein du système mais aussi par des soulèvements populaires.
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