En écrivant un livre sur le colonel Amirouche, je prolonge une conduite que je m’étais fixée de longue date : soumettre au débat les sujets qui, d’une façon ou d’une autre, impactent la vie nationale pour éviter que la rumeur, la manipulation ou les deux ne confisquent de dossiers majeurs dans la construction de l’État démocratique et social annoncé par Novembre et configuré à la Soummam.
C’est ainsi qu’il a fallu introduire la question identitaire et celle des droits de l’homme dans la scène algérienne à l’époque du parti unique avant d’intégrer la condition féminine et la régionalisation dans le programme du RCD. Un peu plus tard, on s’en souvient, j’ai invité à réfléchir sur l’avenir de la presse privée. Aujourd’hui, le temps est venu d’aborder lucidement la place et le rôle de l’histoire dans la vie publique et cela pour deux raisons. D’une façon générale, aucun pays ne peut indéfiniment esquiver ou escamoter son passé sans être rattrapé par la vérité ou pire, voir d’autres acteurs, plus ou moins bien intentionnés, structurer en lieu et place de la collectivité concernée les référents nationaux. Plus immédiatement, la nécessité de débattre de notre passé dans la transparence se justifie par le fait que, si l’on excepte le président Boudiaf qui assumait un début d’alternative, aucun chef d’État n’a proposé un projet soumis à des évaluations et assumé un bilan. Tous les dirigeants qui ont pris le pouvoir, qui par un putsch qui par des fraudes électorales, se sont construit un parcours de sauveur de la nation en assaisonnant notre histoire selon les appétits de leurs clans.
Les élites en question
J’ai choisi l’histoire d’Amirouche parce que le sort qui lui a été réservé est exemplaire des turpitudes algériennes. J’ai pu voir très tôt comment des hommes préparaient en pleine guerre le pouvoir de l’arbitraire et par quels procédés ils avaient volé et violé la conscience nationale en abusant de notre patrimoine mémoriel après l’indépendance. Le cas Amirouche offre l’avantage, si l’on peut dire, de mieux éclairer nos mœurs politiques d’avant et d’après guerre. Quinze jours après la sortie du livre, le succès en librairie ne s’est malheureusement pas accompagné de commentaires à la mesure de ce que nous sommes en droit d’attendre sur une guerre de libération aseptisée et qui, comme toutes les révolutions, eut ses épisodes de grandeur et ses parts d’ombre. Ceux qui se sont manifestés publiquement se répartissent en trois groupes : il y a des anciens maquisards, des intellectuels et des politiques. Passons rapidement sur les premiers dont la crédibilité et la légitimité ne sont pas les plus affirmées dans leur catégorie. Que répondre à quelqu’un qui déclare : «Saïd Sadi étant trop jeune pendant la guerre, il n’avait pas à s’immiscer dans le domaine historique.» ou : «Au lieu d’écrire sur Amirouche, Saïd Sadi aurait dû parler de Krim Belkacem.» On imagine bien que si le livre avait concerné le signataire des accords d’Evian, j’aurais eu droit à une interpellation tout aussi sèche pour avoir commis un écrit sur des hommes «se prélassant dans les palaces de Tunis ou du Caire au lieu de traiter de patriotes qui ont lié leur destin à celui de leur peuple». Ces polémiques n’ont d’intérêt que dans la mesure où elles soulignent la misère politique du régime qui emmagasine certains anciens combattants pour les actionner en cas de nécessité ; cette allégeance étant rétribuée par quelques prêts bancaires «non remboursables» ou d’autres avantages plus ou moins avouables. En disant cela, je souhaiterais convaincre que je ne cherche à accabler personne et que je ne saisis cette opportunité que pour mieux décoder les mécanismes du système algérien. Souvent inaudibles, les voix intellectuelles sont hélas réduites, pour une bonne partie, à la fonction d’indicateurs du sens du vent. Si l’on exclut l’exception notable de Yasmina Khadra, lui aussi sollicité, mais qui eut le mérite de s’interdire de commenter un livre qu’il n’a pas lu, on ne peut que déplorer la sortie de Rachid Boudjedra, pour lequel j’ai une estime sincère, quand il dit : «Saïd Sadi est un politique. Il assène ses vérités.» Outre mes analyses personnelles, j’ai construit mon livre sur des évènements, des témoignages et des documents. Ces éléments peuvent être vrais ou faux mais il n’y a pas beaucoup de place pour l’interprétation dans ce genre de situations. Mais ce qui pose problème dans les affirmations de Boudjedra, c’est cette tendance à soutenir des préjugés politiquement lourds de sens. Quand il avance qu’Abane a été tué par Krim et non Boussouf, il sait que cela est faux ; ce qui ne veut pas dire, par ailleurs, que le passage à l’acte de Boussouf n’a pas été facilité, voire encouragé par l’animosité que nourrissaient Krim et d’autres responsables envers Abane. Je peux croire pourtant que cette propension à suivre et relayer les modes ne participe pas d’une intention politicienne chez Boudjedra. Il n’en demeure pas moins, et nous le verrons plus loin, que ces complaisances sont récupérées et instrumentalisées. Restent les politiques qui se sont exprimés. J’en retiens deux : un membre de la direction d’un parti de la coalition gouvernementale proclamant sa proximité avec le clan d’Oujda et un ancien ministre qui a appartenu au segment noir du MALG. Le premier affirmant qu’il ne peut y avoir matière à débat puisque «l’histoire a tranché» est dans son rôle. Produit de la cooptation populiste qui propulse un parti créé trois mois auparavant au sommet de toutes les institutions par des méthodes que ne renierait pas le funeste Naegelin, il ne peut qu’espérer voir perdurer une histoire faite de fraudes, d’injustice et de prédation pour surnager politiquement. Si désordonnée et brutale qu’elle soit, la diatribe de l’ancien ministre publiée par le Quotidien d’Oran est paradoxalement plus utile pour l’analyse de l’impasse algérienne. Le titre «Basta » qui coiffait la page était à la fois une signature et un programme. Il ne s’agit surtout pas de tolérer une discussion ou un avis du bas peuple. Non, il faut que l’autre, extérieur à la secte, en l’occurrence Nordine Aït Hamouda, le fils du colonel Amirouche, se taise et se terre. Il n’a pas le droit d’exister et si on lui accorde une visibilité, c’est pour décréter qu’il est dément et, pourquoi pas, en appeler à l’ouverture des cliniques psychiatriques comme aux temps bénis du Goulag, On se surprend, devant tant d’impulsivité, à se demander si c’est le profil de l’individu, à l’évidence caractériel, qui a inspiré l’éructation ou les reliquats d’une formation dans une instance qui a cloîtré l’intelligence avant de la pervertir pour humilier et stériliser le pays. Mais ne faut-il pas être l’un pour servir l’autre avec autant de zèle et de cynisme ? Je ne sais pas, pour ma part, ce que j’aurais fait, une fois devenu adulte, si j’avais été à la place de celui dont on a voulu avilir le père avant de le priver de sépulture.
C’est ainsi qu’il a fallu introduire la question identitaire et celle des droits de l’homme dans la scène algérienne à l’époque du parti unique avant d’intégrer la condition féminine et la régionalisation dans le programme du RCD. Un peu plus tard, on s’en souvient, j’ai invité à réfléchir sur l’avenir de la presse privée. Aujourd’hui, le temps est venu d’aborder lucidement la place et le rôle de l’histoire dans la vie publique et cela pour deux raisons. D’une façon générale, aucun pays ne peut indéfiniment esquiver ou escamoter son passé sans être rattrapé par la vérité ou pire, voir d’autres acteurs, plus ou moins bien intentionnés, structurer en lieu et place de la collectivité concernée les référents nationaux. Plus immédiatement, la nécessité de débattre de notre passé dans la transparence se justifie par le fait que, si l’on excepte le président Boudiaf qui assumait un début d’alternative, aucun chef d’État n’a proposé un projet soumis à des évaluations et assumé un bilan. Tous les dirigeants qui ont pris le pouvoir, qui par un putsch qui par des fraudes électorales, se sont construit un parcours de sauveur de la nation en assaisonnant notre histoire selon les appétits de leurs clans.
Les élites en question
J’ai choisi l’histoire d’Amirouche parce que le sort qui lui a été réservé est exemplaire des turpitudes algériennes. J’ai pu voir très tôt comment des hommes préparaient en pleine guerre le pouvoir de l’arbitraire et par quels procédés ils avaient volé et violé la conscience nationale en abusant de notre patrimoine mémoriel après l’indépendance. Le cas Amirouche offre l’avantage, si l’on peut dire, de mieux éclairer nos mœurs politiques d’avant et d’après guerre. Quinze jours après la sortie du livre, le succès en librairie ne s’est malheureusement pas accompagné de commentaires à la mesure de ce que nous sommes en droit d’attendre sur une guerre de libération aseptisée et qui, comme toutes les révolutions, eut ses épisodes de grandeur et ses parts d’ombre. Ceux qui se sont manifestés publiquement se répartissent en trois groupes : il y a des anciens maquisards, des intellectuels et des politiques. Passons rapidement sur les premiers dont la crédibilité et la légitimité ne sont pas les plus affirmées dans leur catégorie. Que répondre à quelqu’un qui déclare : «Saïd Sadi étant trop jeune pendant la guerre, il n’avait pas à s’immiscer dans le domaine historique.» ou : «Au lieu d’écrire sur Amirouche, Saïd Sadi aurait dû parler de Krim Belkacem.» On imagine bien que si le livre avait concerné le signataire des accords d’Evian, j’aurais eu droit à une interpellation tout aussi sèche pour avoir commis un écrit sur des hommes «se prélassant dans les palaces de Tunis ou du Caire au lieu de traiter de patriotes qui ont lié leur destin à celui de leur peuple». Ces polémiques n’ont d’intérêt que dans la mesure où elles soulignent la misère politique du régime qui emmagasine certains anciens combattants pour les actionner en cas de nécessité ; cette allégeance étant rétribuée par quelques prêts bancaires «non remboursables» ou d’autres avantages plus ou moins avouables. En disant cela, je souhaiterais convaincre que je ne cherche à accabler personne et que je ne saisis cette opportunité que pour mieux décoder les mécanismes du système algérien. Souvent inaudibles, les voix intellectuelles sont hélas réduites, pour une bonne partie, à la fonction d’indicateurs du sens du vent. Si l’on exclut l’exception notable de Yasmina Khadra, lui aussi sollicité, mais qui eut le mérite de s’interdire de commenter un livre qu’il n’a pas lu, on ne peut que déplorer la sortie de Rachid Boudjedra, pour lequel j’ai une estime sincère, quand il dit : «Saïd Sadi est un politique. Il assène ses vérités.» Outre mes analyses personnelles, j’ai construit mon livre sur des évènements, des témoignages et des documents. Ces éléments peuvent être vrais ou faux mais il n’y a pas beaucoup de place pour l’interprétation dans ce genre de situations. Mais ce qui pose problème dans les affirmations de Boudjedra, c’est cette tendance à soutenir des préjugés politiquement lourds de sens. Quand il avance qu’Abane a été tué par Krim et non Boussouf, il sait que cela est faux ; ce qui ne veut pas dire, par ailleurs, que le passage à l’acte de Boussouf n’a pas été facilité, voire encouragé par l’animosité que nourrissaient Krim et d’autres responsables envers Abane. Je peux croire pourtant que cette propension à suivre et relayer les modes ne participe pas d’une intention politicienne chez Boudjedra. Il n’en demeure pas moins, et nous le verrons plus loin, que ces complaisances sont récupérées et instrumentalisées. Restent les politiques qui se sont exprimés. J’en retiens deux : un membre de la direction d’un parti de la coalition gouvernementale proclamant sa proximité avec le clan d’Oujda et un ancien ministre qui a appartenu au segment noir du MALG. Le premier affirmant qu’il ne peut y avoir matière à débat puisque «l’histoire a tranché» est dans son rôle. Produit de la cooptation populiste qui propulse un parti créé trois mois auparavant au sommet de toutes les institutions par des méthodes que ne renierait pas le funeste Naegelin, il ne peut qu’espérer voir perdurer une histoire faite de fraudes, d’injustice et de prédation pour surnager politiquement. Si désordonnée et brutale qu’elle soit, la diatribe de l’ancien ministre publiée par le Quotidien d’Oran est paradoxalement plus utile pour l’analyse de l’impasse algérienne. Le titre «Basta » qui coiffait la page était à la fois une signature et un programme. Il ne s’agit surtout pas de tolérer une discussion ou un avis du bas peuple. Non, il faut que l’autre, extérieur à la secte, en l’occurrence Nordine Aït Hamouda, le fils du colonel Amirouche, se taise et se terre. Il n’a pas le droit d’exister et si on lui accorde une visibilité, c’est pour décréter qu’il est dément et, pourquoi pas, en appeler à l’ouverture des cliniques psychiatriques comme aux temps bénis du Goulag, On se surprend, devant tant d’impulsivité, à se demander si c’est le profil de l’individu, à l’évidence caractériel, qui a inspiré l’éructation ou les reliquats d’une formation dans une instance qui a cloîtré l’intelligence avant de la pervertir pour humilier et stériliser le pays. Mais ne faut-il pas être l’un pour servir l’autre avec autant de zèle et de cynisme ? Je ne sais pas, pour ma part, ce que j’aurais fait, une fois devenu adulte, si j’avais été à la place de celui dont on a voulu avilir le père avant de le priver de sépulture.
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