Affaires de mœurs, atteinte à l’Islam ou simple manipulation ? Qu’est-ce qui se cache derrière l’affaire des dix non-jeûneurs d’Ighzer Amokrane ? El Watan Week-end est revenu sur les lieux. Contre-enquête
«Cette affaire de non-jeûneurs est à l’origine, une affaire de mœurs. Récemment, un fœtus a été retrouvé dans une poubelle à proximité des locaux. Selon l’enquête de la police, ce fœtus proviendrait de l’immeuble des “100 Locaux commerciaux“. Il fallait trouver des coupables…» A Akbou, dans les couloirs du palais de justice, une source judiciaire a son avis sur l’affaire des dix «transgresseurs» du Ramadhan arrêtés le 29 août dernier. «Visiblement, la police a été embrouillée. Le mandat délivré par le procureur concernait une autre affaire. Mais il fallait inventer une histoire et inculper ces jeunes. Le non-respect des préceptes de l’Islam a servi de prétexte.» Pour en savoir plus, nous nous sommes rendus à Ighzer Amokrane. Plusieurs points posent problème.
Les faits ne peuvent pas s’être passés comme le rapporte la presse qui se base sur les rapports de police. Il est 11h30 quand la police, par un assaut spectaculaire, conduit par le commissaire principal, encercle le bâtiment abritant les 100 locaux commerciaux sis à l’entrée nord de l’artère principale de la petite ville d’Ighzer Amokrane, à 60 km de Béjaïa. Leur cible principale : Arab Chekaoui, propriétaire d’une gargote installée dans le local portant le numéro 78, soupçonné de servir des repas en plein Ramadhan, et que les riverains auraient dénoncé dans une lettre adressée à la police.
Un matelas et une table
Premier constat : la gargote n’a rien d’une gargote. Il s’agit en fait d’un local aménagé d’un matelas, d’une table et d’un ventilateur. D’après les témoignages, la police aurait défoncé la porte principale du bâtiment, qui en porte les traces. Deux jeunes se trouvant dans la cage d’escalier en train de fumer des cigarettes, ont été arrêtés. «Les autres policiers sont montés au premier étage, local n°78, compartiment sud de l’immeuble, propriété de Arab Chekaoui, poursuit un témoin. Les policiers ont appréhendé Arab et quatre autres personnes, cigarettes et cafés à la main. Ensuite, les policiers ont fouillé le local, rideau à moitié baissé. A l’intérieur du local, les policiers ont trouvé un matelas par terre, une petite table avec une télé, un ventilateur et quelques ustensiles de cuisine. A l’entrée du local, quatre jerricanes adossés sur le mur. Et un barbecue.»
Ce lieu présenté, selon les versions colportées par la presse, comme un lieu de débauche en est-il vraiment un ? «Beaucoup de jeunes viennent ici pour fumer ou manger, loin des regards, mais je ne pense pas que cela dérange les riverains. C’est également un endroit privilégié pour les couples. Mais le fait d’être avec une fille ne constitue pas en soi un délit», confie, sous couvert de l’anonymat, un des accusés dans l’affaire des non-jeûneurs de Ighzar Amokrane.
Drôle d’échelle
Les policiers auraient alors décidé de fouiller les locaux un par un, ne trouvant absolument rien d’anormal. A l’aide d’une échelle prêtée par la commune d’Ighzer Amokrane, le commissaire et deux officiers seraient, toujours d’après les témoins, montés sur le toit où ils ont appréhendé une autre personne en plein «délit». Selon des sources policières, d’autres personnes auraient tenté de s’enfuir par les toits. Sur place, nous constatons que cela est difficile : en effet, l’échelle, en bois, fabriquée de manière artisanale, utilisée par les locataires pour accéder au toit, ne peut aucunement être utilisée pour un débarquement en urgence.
En clair, elle n’est ni assez longue, ni assez solide pour atteindre l’ouverture du toit. Les autres ont été arrêtés à proximité de l’immeuble. Nous avons tenté de joindre des responsables au sein de la police. Nos demandes sont restées sans réponse. De quoi alimenter les rumeurs. «Il y a des personnes très influentes dans la région qui veulent absolument mettre la main sur ces locaux, souligne un officiel de la région. Et cette affaire ne fera qu’arranger leurs affaires. Ils pourront ainsi chasser ces jeunes de leurs locaux commerciaux…». En attendant, le 8 novembre prochain, Arab reste figé dans le temps et l’espace. Il risque trois ans de prison ferme.
Amar Meddah, 26 ans Je ne jeûne pas et je l’assume
Avant de bénéficier d’un local commercial, j’étais un marchand de légumes et fruits ambulant. Aujourd’hui, je suis en train de l’aménager pour lancer bientôt mon commerce.
Ce jour-là, les policiers m’ont surpris dans les escaliers, devant mon local, en train de fumer une cigarette et de jouer avec mon téléphone portable. Ils ont défoncé le rideau de mon local. Mon petit frère, âgé de 17 ans, se trouvait à l’intérieur en train de dormir. Ils nous ont embarqués et j’ai refusé d’être ligoté. Une fois au commissariat, mon petit frère, mineur, a été relâché. Quant à moi, les policiers ont essayé de me faire signer un procès-verbal, à charge contre Arab, comme quoi il servait des repas et recevait des filles dans son local. Ils m’ont menacé : si je refusais de collaborer, je passerais la nuit dans ma cellule. Je leur ai demandé de me donner à boire, car au bout de trois heures d’interrogatoire, j’avais soif. Ils ont accepté et j’ai bu devant tout le monde. Suite à cela, un policier m’a demandé de lui présenter un certificat attestant que je suis malade.
Relâché dans la soirée, j’ai été convoqué le lendemain devant le procureur de la République qui a décidé, après une brève audition, de nous libérer. Notre dossier a été transféré à un juge. Dans cette affaire, nous sommes considérés comme des criminels. L’armada de policiers, la manière avec laquelle nous avons été attrapés ressemble aux procédés utilisés contre les gangs. Alors que mes amis et moi n’avons rien fait. Je ne jeûne pas et je l’assume. Ce n’est pas aux policiers ou autres de nous juger, seul Dieu peut le faire.
Arab Chekaoui, 27 ans, principal accusé «Seul Dieu peut me juger»
J’ai bénéficié d’un local commercial dans le cadre de l’opération des«100 Locaux commerciaux» pour chaque commune, décidée par le président Bouteflika. J’ai introduit une demande de prêt bancaire pour ouvrir une pizzéria et je suis dans l’attente d’une réponse depuis deux mois. Pendant ce temps-là, mon local me sert d’habitation. Le jour de l’arrestation, j’étais au balcon en train de siroter mon café et de fumer avec quatre amis, quand subitement, des policiers ont débarqué pour nous arrêter. Ils ont foncé dans mon local et ont trouvé un barbecue utilisé la veille.
Les policiers m’ont menotté comme un vulgaire délinquant. Une fois arrivés au commissariat, ils ont tenté de me faire signer un procès-verbal plein de mensonges. Ils voulaient me faire dire que je servais des repas pendant le Ramadhan. Bien évidemment, j’ai refusé de signer. Ils m’ont aussi accusé d’être en possession d’armes blanches alors qu’il ne s’agit en fait que de deux couteaux de cuisine. Enfin, les policiers et la presse ont parlé de la présence d’une fille parmi nous.
Je ne dérange personne
Je vous le dis, il n’y en avait aucune ! J’ai passé la nuit dans la cellule et le lendemain, j’ai été présenté devant le procureur de la République. Le procureur m’a demandé si je servais des repas aux autres. Ma réponse fut tout simplement «non». Car mon local était fermé. Sauf que parfois, il m’arrive de préparer à manger, mais uniquement pour moi ou des amis qui me rendent visite. Le procureur a donc décidé de me placer en détention préventive pour atteinte aux préceptes de l’Islam, car je suis un repris de justice. Là encore, il y a à dire. J’ai été arrêté au cours des événements du Printemps noir, pour coups et blessures sur une fille que je n’ai jamais vue. J’ai donc tout de même passé quatorze mois en prison pour un crime que je n’ai jamais commis.
A la prison, où j’ai passé neuf jours, les autres détenus ont voulu m’obliger à jeûner, mais je n’ai pas pu résister, alors je mangeais et fumais devant tout le monde. Moi, je ne fais pas le carême, je l’assume devant Dieu, mais je ne dérange personne. Chez moi, je ne peux pas manger par respect pour mes parents, donc mon local me le permet. Seul Dieu est en mesure de me juger et ce n’est pas aux policiers, ni aux juges de le faire.
«Cette affaire de non-jeûneurs est à l’origine, une affaire de mœurs. Récemment, un fœtus a été retrouvé dans une poubelle à proximité des locaux. Selon l’enquête de la police, ce fœtus proviendrait de l’immeuble des “100 Locaux commerciaux“. Il fallait trouver des coupables…» A Akbou, dans les couloirs du palais de justice, une source judiciaire a son avis sur l’affaire des dix «transgresseurs» du Ramadhan arrêtés le 29 août dernier. «Visiblement, la police a été embrouillée. Le mandat délivré par le procureur concernait une autre affaire. Mais il fallait inventer une histoire et inculper ces jeunes. Le non-respect des préceptes de l’Islam a servi de prétexte.» Pour en savoir plus, nous nous sommes rendus à Ighzer Amokrane. Plusieurs points posent problème.
Les faits ne peuvent pas s’être passés comme le rapporte la presse qui se base sur les rapports de police. Il est 11h30 quand la police, par un assaut spectaculaire, conduit par le commissaire principal, encercle le bâtiment abritant les 100 locaux commerciaux sis à l’entrée nord de l’artère principale de la petite ville d’Ighzer Amokrane, à 60 km de Béjaïa. Leur cible principale : Arab Chekaoui, propriétaire d’une gargote installée dans le local portant le numéro 78, soupçonné de servir des repas en plein Ramadhan, et que les riverains auraient dénoncé dans une lettre adressée à la police.
Un matelas et une table
Premier constat : la gargote n’a rien d’une gargote. Il s’agit en fait d’un local aménagé d’un matelas, d’une table et d’un ventilateur. D’après les témoignages, la police aurait défoncé la porte principale du bâtiment, qui en porte les traces. Deux jeunes se trouvant dans la cage d’escalier en train de fumer des cigarettes, ont été arrêtés. «Les autres policiers sont montés au premier étage, local n°78, compartiment sud de l’immeuble, propriété de Arab Chekaoui, poursuit un témoin. Les policiers ont appréhendé Arab et quatre autres personnes, cigarettes et cafés à la main. Ensuite, les policiers ont fouillé le local, rideau à moitié baissé. A l’intérieur du local, les policiers ont trouvé un matelas par terre, une petite table avec une télé, un ventilateur et quelques ustensiles de cuisine. A l’entrée du local, quatre jerricanes adossés sur le mur. Et un barbecue.»
Ce lieu présenté, selon les versions colportées par la presse, comme un lieu de débauche en est-il vraiment un ? «Beaucoup de jeunes viennent ici pour fumer ou manger, loin des regards, mais je ne pense pas que cela dérange les riverains. C’est également un endroit privilégié pour les couples. Mais le fait d’être avec une fille ne constitue pas en soi un délit», confie, sous couvert de l’anonymat, un des accusés dans l’affaire des non-jeûneurs de Ighzar Amokrane.
Drôle d’échelle
Les policiers auraient alors décidé de fouiller les locaux un par un, ne trouvant absolument rien d’anormal. A l’aide d’une échelle prêtée par la commune d’Ighzer Amokrane, le commissaire et deux officiers seraient, toujours d’après les témoins, montés sur le toit où ils ont appréhendé une autre personne en plein «délit». Selon des sources policières, d’autres personnes auraient tenté de s’enfuir par les toits. Sur place, nous constatons que cela est difficile : en effet, l’échelle, en bois, fabriquée de manière artisanale, utilisée par les locataires pour accéder au toit, ne peut aucunement être utilisée pour un débarquement en urgence.
En clair, elle n’est ni assez longue, ni assez solide pour atteindre l’ouverture du toit. Les autres ont été arrêtés à proximité de l’immeuble. Nous avons tenté de joindre des responsables au sein de la police. Nos demandes sont restées sans réponse. De quoi alimenter les rumeurs. «Il y a des personnes très influentes dans la région qui veulent absolument mettre la main sur ces locaux, souligne un officiel de la région. Et cette affaire ne fera qu’arranger leurs affaires. Ils pourront ainsi chasser ces jeunes de leurs locaux commerciaux…». En attendant, le 8 novembre prochain, Arab reste figé dans le temps et l’espace. Il risque trois ans de prison ferme.
Amar Meddah, 26 ans Je ne jeûne pas et je l’assume
Avant de bénéficier d’un local commercial, j’étais un marchand de légumes et fruits ambulant. Aujourd’hui, je suis en train de l’aménager pour lancer bientôt mon commerce.
Ce jour-là, les policiers m’ont surpris dans les escaliers, devant mon local, en train de fumer une cigarette et de jouer avec mon téléphone portable. Ils ont défoncé le rideau de mon local. Mon petit frère, âgé de 17 ans, se trouvait à l’intérieur en train de dormir. Ils nous ont embarqués et j’ai refusé d’être ligoté. Une fois au commissariat, mon petit frère, mineur, a été relâché. Quant à moi, les policiers ont essayé de me faire signer un procès-verbal, à charge contre Arab, comme quoi il servait des repas et recevait des filles dans son local. Ils m’ont menacé : si je refusais de collaborer, je passerais la nuit dans ma cellule. Je leur ai demandé de me donner à boire, car au bout de trois heures d’interrogatoire, j’avais soif. Ils ont accepté et j’ai bu devant tout le monde. Suite à cela, un policier m’a demandé de lui présenter un certificat attestant que je suis malade.
Relâché dans la soirée, j’ai été convoqué le lendemain devant le procureur de la République qui a décidé, après une brève audition, de nous libérer. Notre dossier a été transféré à un juge. Dans cette affaire, nous sommes considérés comme des criminels. L’armada de policiers, la manière avec laquelle nous avons été attrapés ressemble aux procédés utilisés contre les gangs. Alors que mes amis et moi n’avons rien fait. Je ne jeûne pas et je l’assume. Ce n’est pas aux policiers ou autres de nous juger, seul Dieu peut le faire.
Arab Chekaoui, 27 ans, principal accusé «Seul Dieu peut me juger»
J’ai bénéficié d’un local commercial dans le cadre de l’opération des«100 Locaux commerciaux» pour chaque commune, décidée par le président Bouteflika. J’ai introduit une demande de prêt bancaire pour ouvrir une pizzéria et je suis dans l’attente d’une réponse depuis deux mois. Pendant ce temps-là, mon local me sert d’habitation. Le jour de l’arrestation, j’étais au balcon en train de siroter mon café et de fumer avec quatre amis, quand subitement, des policiers ont débarqué pour nous arrêter. Ils ont foncé dans mon local et ont trouvé un barbecue utilisé la veille.
Les policiers m’ont menotté comme un vulgaire délinquant. Une fois arrivés au commissariat, ils ont tenté de me faire signer un procès-verbal plein de mensonges. Ils voulaient me faire dire que je servais des repas pendant le Ramadhan. Bien évidemment, j’ai refusé de signer. Ils m’ont aussi accusé d’être en possession d’armes blanches alors qu’il ne s’agit en fait que de deux couteaux de cuisine. Enfin, les policiers et la presse ont parlé de la présence d’une fille parmi nous.
Je ne dérange personne
Je vous le dis, il n’y en avait aucune ! J’ai passé la nuit dans la cellule et le lendemain, j’ai été présenté devant le procureur de la République. Le procureur m’a demandé si je servais des repas aux autres. Ma réponse fut tout simplement «non». Car mon local était fermé. Sauf que parfois, il m’arrive de préparer à manger, mais uniquement pour moi ou des amis qui me rendent visite. Le procureur a donc décidé de me placer en détention préventive pour atteinte aux préceptes de l’Islam, car je suis un repris de justice. Là encore, il y a à dire. J’ai été arrêté au cours des événements du Printemps noir, pour coups et blessures sur une fille que je n’ai jamais vue. J’ai donc tout de même passé quatorze mois en prison pour un crime que je n’ai jamais commis.
A la prison, où j’ai passé neuf jours, les autres détenus ont voulu m’obliger à jeûner, mais je n’ai pas pu résister, alors je mangeais et fumais devant tout le monde. Moi, je ne fais pas le carême, je l’assume devant Dieu, mais je ne dérange personne. Chez moi, je ne peux pas manger par respect pour mes parents, donc mon local me le permet. Seul Dieu est en mesure de me juger et ce n’est pas aux policiers, ni aux juges de le faire.
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