Le Soir d’Algérie 22 janvier 2011
Mohamed-Chafik Mesbah, auteur de l’ouvrage Problématique Algérie (Editions le Soir d’Algérie ), a bien voulu apporter, dans nos colonnes, son analyse des émeutes récemment intervenues en Algérie.
Le Soir d’Algérie : Etait-il possible de prévoir les émeutes récemment intervenues en Algérie ?
Mohamed-Chafik Mesbah : Depuis de nombreuses années, des émeutes récurrentes ont frappé différentes localités du pays à travers des mouvements de contestation sporadiques et circonscrits, suscités, en général, par des revendications d’ordre socio-économique, mais touchant, dans leur ensemble, à la qualité médiocre de la gouvernance publique. Considérant que ces mouvements sporadiques n’avaient pas vocation à s’agréger en se fédérant dans un mouvement de contestation de dimension nationale, les pouvoirs publics ont accordé au phénomène une attention négligente. Toutes choses étant égales par ailleurs, il suffisait, pourtant, pour apprécier, correctement, le phénomène, de se référer aux situations similaires en Amérique latine – certes, dans les années 70 – où des émeutes identiques, tout aussi sporadiques et circonscrites, avaient débouché sur des mouvements de contestation nationale qui ont défait les dictatures militaires latino-américaines. Les émeutes qui viennent de secouer le pays démontrent, à l’évidence, qu’un mouvement de contestation peut se dérouler, au même moment, sur tout le territoire national. Il faut s’interroger, plutôt, comment ces émeutes pourraient se transformer en un mouvement de contestation susceptible de provoquer un changement de régime, c’est-à-dire un processus révolutionnaire comme en Tunisie.
L’ensemble de la population n’est pas sortie dans la rue…
Dans l’absolu, oui. Ce sont, en effet, des groupes de dizaines, parfois de centaines, de jeunes âgés de moins de vingt ans, mineurs à l’occasion, qui sont sortis dans la rue. Les émeutes ont touché l’ensemble du territoire national mais sans exercer d’effet d’entraînement sur le reste de la population. Il n’en reste pas moins que le reste de la population, tout en se démarquant des actes de violence, n’a pas contesté le bien-fondé des slogans scandés par les jeunes manifestants. La lucidité politique commande, à cet égard, de ne pas se tromper de diagnostic. C’est la réalité sociale dans sa globalité qu’il faut observer. Les pouvoirs publics semblent, pourtant, se cantonner au constat d’un mouvement de foule circonscrit à des groupes de jeunes manifestants qui ont pu se défouler. Erreur fatale pour demain !
L’hypothèse d’une manipulation est à exclure ?
Pour l’heure, ce qui est établi, c’est la simultanéité des émeutes sur l’ensemble du territoire national ainsi que leur arrêt tout aussi simultané, presque. Il est même curieux que des localités du grand Sud – Tamanrasset, Adrar… –, traditionnellement épargnées par les mouvements de contestation, se soient jointes aux émeutes. Est-ce un pur phénomène de mimétisme social ? La question ne trouve pas encore de réponse convaincante. Ceux qui avancent l’hypothèse de la manipulation pensent, en réalité, à plusieurs scénarios qui peuvent être ramenés à deux variantes principales. Dans la première, ce seraient les lobbies d’affaires opposés aux mesures gouvernementales visant à l’instauration d’une certaine transparence des activités économiques – selon l’objectif officiel affiché – qui auraient suscité les émeutes pour préserver leurs intérêts et obliger les pouvoirs publics à se déjuger. Certes, ces lobbies d’affaires existent et disposent de leviers économiques puissants. Peuvent-ils, cependant, produire l’effet qui vient de se vérifier à travers les émeutes que le pays vient de connaître ? La réponse est moins évidente. Cela ne semble pas aussi simple, à moins que ces milieux d’affaires ne soient en connexion avec des centres de pouvoir masqués ou des organisations politiques encore non apparentes. Dans la seconde variante, les émeutes seraient le reflet d’une lutte sourde entre clans en présence au sein du régime avec pour arrière plan la succession envisagée à terme rapproché du président Abdelaziz Bouteflika. Certes, les enquêtes engagées par les services de renseignement contre la grande corruption ont fini par entacher des personnalités proches du chef de l’Etat nourrissant, d’autant, l’exaspération de la population contre la dilapidation éhontée des deniers publics. Certes, les déclarations officielles du ministre de l’Intérieur contestant les mesures économiques du Premier ministre pourraient laisser croire que la cohésion gouvernementale, en rapport avec cet enjeu de la succession, est mise à mal. Certes, les insinuations du secrétaire général du FLN, lequel suggère l’existence d’intentions nuisibles à la personne même de Abdelaziz Bouteflika, pourraient suggérer que ce sont des parties au pouvoir qui sont, expressément, ciblées. Bref, il est possible d’imaginer que la guerre de succession soit déjà ouverte. C’est, cependant, la problématique de fond qui importe le plus, celle qui concerne l’usure du système de gouvernance, dans sa globalité. Autrement, sur quelle donnée irréfragable s’appuyer pour affirmer qu’il s’est agi de délivrer «un coup de semonce» destiné au clan présidentiel ou de faire annuler les décisions économiques désavantageuses du gouvernement ?
Faut-il suivre les pouvoirs publics lorsqu’ils ramènent l’origine des émeutes au seul renchérissement des produits alimentaires ?
Le renchérissement des produits alimentaires de base est vécu à l’échelle familiale plus qu’à l’échelle individuelle. Ce renchérissement du prix a, probablement, constitué un prétexte. Ce qui prédominait, plutôt, chez ces jeunes manifestants, c’est une immense rancœur contre un système de gouvernance qu’ils ressentent comme, foncièrement, hostile. Ces jeunes aspirent, en réalité, à une vie digne, grâce à l’obtention d’un emploi et l’accès aux loisirs mais, également – surtout pourrait-on dire – à travers les marques d’une réelle considération. Sans doute, cette rancœur a été encore plus ravivée par les chiffres colossaux sur les réserves en devises du pays sans cesse claironnés par les pouvoirs publics et les sommes colossales détournées dans les affaires de grande corruption que la presse a révélées. Ces jeunes manifestants, habités par une agressivité chronique, peuvent recourir aux stupéfiants pour noyer leur amertume. Ces manifestants autant que les postulants à la mort, les harragua, ne sont pas des marginaux au sens pathologique du terme. Ils sont le produit de dysfonctionnements avérés du mode de gouvernance de la société algérienne.
Ce mal-vie concernerait, seulement, cette frange désœuvrée de la jeunesse ?
Il faut avoir présent à l’esprit que les jeunes de moins de vingt ans représentent 60% de la population en Algérie, c’est parmi eux que le chômage sévit le plus. L’esprit de contestation qu’ils manifestent se retrouve, néanmoins, chez le reste de la population. Il n’est pas exagéré d’affirmer que la société algérienne est scindée en deux blocs. D’une part, la société réelle, la grande majorité de la population, en particulier tous «les laissés- pour-compte» tous âges confondus, qui peinent pour s’assurer les conditions d’une vie à peine acceptable. D’autre part, la société virtuelle, c’est-à-dire les appareils et institutions publiques avec les personnels responsables qui les peuplent, en déphasage chronique avec la société réelle. Cette cassure a trouvé à s’illustrer dans les épisodes ininterrompus de contestation de la gouvernance publique qui se sont déroulées et continuent de se dérouler à l’échelon local. Le taux d’abstention élevé enregistré dans les scrutins électoraux organisés depuis une décennie, en particulier les élections législatives et présidentielle, en est une autre illustration.
Comment le gouvernement a-t-il pu se méprendre sur l’impact prévisible des mesures économiques qu’il avait adoptées ?
Un manque de clairvoyance politique, au moins. Le déficit de maturité chez nos gouvernants est patent, un constat qui peut se vérifier dans tous les actes de gouvernance publique. Dans le cas d’espèce, l’objectif officiellement affiché, «tordre le cou» aux lobbies qui tirent profit du commerce informel, était, sans doute, louable. Mais la gouvernance publique ne consiste pas, seulement, à édicter des mesures de réglementation économique. La démarche doit être globale, autant que possible graduelle ou sélective, en embrassant tous les angles d’approche possibles, notamment politique et sociale. La démarche du gouvernement laisse croire que ni la réaction des lobbies d’affaires, ni la révolte des ménages n’avaient été envisagées. Le gouvernement a-t-il, comme il le laisse imaginer, voulu livrer une bataille donquichottesque à des lobbies puissants et agissants qui, notamment, contrôlent toute la distribution nationale de presque tous les produits agroalimentaires à travers le pays ? Bien informé celui qui discernera la part de cynisme de celle de l’ingénuité dans la démarche du gouvernement !
Mohamed-Chafik Mesbah, auteur de l’ouvrage Problématique Algérie (Editions le Soir d’Algérie ), a bien voulu apporter, dans nos colonnes, son analyse des émeutes récemment intervenues en Algérie.
Le Soir d’Algérie : Etait-il possible de prévoir les émeutes récemment intervenues en Algérie ?
Mohamed-Chafik Mesbah : Depuis de nombreuses années, des émeutes récurrentes ont frappé différentes localités du pays à travers des mouvements de contestation sporadiques et circonscrits, suscités, en général, par des revendications d’ordre socio-économique, mais touchant, dans leur ensemble, à la qualité médiocre de la gouvernance publique. Considérant que ces mouvements sporadiques n’avaient pas vocation à s’agréger en se fédérant dans un mouvement de contestation de dimension nationale, les pouvoirs publics ont accordé au phénomène une attention négligente. Toutes choses étant égales par ailleurs, il suffisait, pourtant, pour apprécier, correctement, le phénomène, de se référer aux situations similaires en Amérique latine – certes, dans les années 70 – où des émeutes identiques, tout aussi sporadiques et circonscrites, avaient débouché sur des mouvements de contestation nationale qui ont défait les dictatures militaires latino-américaines. Les émeutes qui viennent de secouer le pays démontrent, à l’évidence, qu’un mouvement de contestation peut se dérouler, au même moment, sur tout le territoire national. Il faut s’interroger, plutôt, comment ces émeutes pourraient se transformer en un mouvement de contestation susceptible de provoquer un changement de régime, c’est-à-dire un processus révolutionnaire comme en Tunisie.
L’ensemble de la population n’est pas sortie dans la rue…
Dans l’absolu, oui. Ce sont, en effet, des groupes de dizaines, parfois de centaines, de jeunes âgés de moins de vingt ans, mineurs à l’occasion, qui sont sortis dans la rue. Les émeutes ont touché l’ensemble du territoire national mais sans exercer d’effet d’entraînement sur le reste de la population. Il n’en reste pas moins que le reste de la population, tout en se démarquant des actes de violence, n’a pas contesté le bien-fondé des slogans scandés par les jeunes manifestants. La lucidité politique commande, à cet égard, de ne pas se tromper de diagnostic. C’est la réalité sociale dans sa globalité qu’il faut observer. Les pouvoirs publics semblent, pourtant, se cantonner au constat d’un mouvement de foule circonscrit à des groupes de jeunes manifestants qui ont pu se défouler. Erreur fatale pour demain !
L’hypothèse d’une manipulation est à exclure ?
Pour l’heure, ce qui est établi, c’est la simultanéité des émeutes sur l’ensemble du territoire national ainsi que leur arrêt tout aussi simultané, presque. Il est même curieux que des localités du grand Sud – Tamanrasset, Adrar… –, traditionnellement épargnées par les mouvements de contestation, se soient jointes aux émeutes. Est-ce un pur phénomène de mimétisme social ? La question ne trouve pas encore de réponse convaincante. Ceux qui avancent l’hypothèse de la manipulation pensent, en réalité, à plusieurs scénarios qui peuvent être ramenés à deux variantes principales. Dans la première, ce seraient les lobbies d’affaires opposés aux mesures gouvernementales visant à l’instauration d’une certaine transparence des activités économiques – selon l’objectif officiel affiché – qui auraient suscité les émeutes pour préserver leurs intérêts et obliger les pouvoirs publics à se déjuger. Certes, ces lobbies d’affaires existent et disposent de leviers économiques puissants. Peuvent-ils, cependant, produire l’effet qui vient de se vérifier à travers les émeutes que le pays vient de connaître ? La réponse est moins évidente. Cela ne semble pas aussi simple, à moins que ces milieux d’affaires ne soient en connexion avec des centres de pouvoir masqués ou des organisations politiques encore non apparentes. Dans la seconde variante, les émeutes seraient le reflet d’une lutte sourde entre clans en présence au sein du régime avec pour arrière plan la succession envisagée à terme rapproché du président Abdelaziz Bouteflika. Certes, les enquêtes engagées par les services de renseignement contre la grande corruption ont fini par entacher des personnalités proches du chef de l’Etat nourrissant, d’autant, l’exaspération de la population contre la dilapidation éhontée des deniers publics. Certes, les déclarations officielles du ministre de l’Intérieur contestant les mesures économiques du Premier ministre pourraient laisser croire que la cohésion gouvernementale, en rapport avec cet enjeu de la succession, est mise à mal. Certes, les insinuations du secrétaire général du FLN, lequel suggère l’existence d’intentions nuisibles à la personne même de Abdelaziz Bouteflika, pourraient suggérer que ce sont des parties au pouvoir qui sont, expressément, ciblées. Bref, il est possible d’imaginer que la guerre de succession soit déjà ouverte. C’est, cependant, la problématique de fond qui importe le plus, celle qui concerne l’usure du système de gouvernance, dans sa globalité. Autrement, sur quelle donnée irréfragable s’appuyer pour affirmer qu’il s’est agi de délivrer «un coup de semonce» destiné au clan présidentiel ou de faire annuler les décisions économiques désavantageuses du gouvernement ?
Faut-il suivre les pouvoirs publics lorsqu’ils ramènent l’origine des émeutes au seul renchérissement des produits alimentaires ?
Le renchérissement des produits alimentaires de base est vécu à l’échelle familiale plus qu’à l’échelle individuelle. Ce renchérissement du prix a, probablement, constitué un prétexte. Ce qui prédominait, plutôt, chez ces jeunes manifestants, c’est une immense rancœur contre un système de gouvernance qu’ils ressentent comme, foncièrement, hostile. Ces jeunes aspirent, en réalité, à une vie digne, grâce à l’obtention d’un emploi et l’accès aux loisirs mais, également – surtout pourrait-on dire – à travers les marques d’une réelle considération. Sans doute, cette rancœur a été encore plus ravivée par les chiffres colossaux sur les réserves en devises du pays sans cesse claironnés par les pouvoirs publics et les sommes colossales détournées dans les affaires de grande corruption que la presse a révélées. Ces jeunes manifestants, habités par une agressivité chronique, peuvent recourir aux stupéfiants pour noyer leur amertume. Ces manifestants autant que les postulants à la mort, les harragua, ne sont pas des marginaux au sens pathologique du terme. Ils sont le produit de dysfonctionnements avérés du mode de gouvernance de la société algérienne.
Ce mal-vie concernerait, seulement, cette frange désœuvrée de la jeunesse ?
Il faut avoir présent à l’esprit que les jeunes de moins de vingt ans représentent 60% de la population en Algérie, c’est parmi eux que le chômage sévit le plus. L’esprit de contestation qu’ils manifestent se retrouve, néanmoins, chez le reste de la population. Il n’est pas exagéré d’affirmer que la société algérienne est scindée en deux blocs. D’une part, la société réelle, la grande majorité de la population, en particulier tous «les laissés- pour-compte» tous âges confondus, qui peinent pour s’assurer les conditions d’une vie à peine acceptable. D’autre part, la société virtuelle, c’est-à-dire les appareils et institutions publiques avec les personnels responsables qui les peuplent, en déphasage chronique avec la société réelle. Cette cassure a trouvé à s’illustrer dans les épisodes ininterrompus de contestation de la gouvernance publique qui se sont déroulées et continuent de se dérouler à l’échelon local. Le taux d’abstention élevé enregistré dans les scrutins électoraux organisés depuis une décennie, en particulier les élections législatives et présidentielle, en est une autre illustration.
Comment le gouvernement a-t-il pu se méprendre sur l’impact prévisible des mesures économiques qu’il avait adoptées ?
Un manque de clairvoyance politique, au moins. Le déficit de maturité chez nos gouvernants est patent, un constat qui peut se vérifier dans tous les actes de gouvernance publique. Dans le cas d’espèce, l’objectif officiellement affiché, «tordre le cou» aux lobbies qui tirent profit du commerce informel, était, sans doute, louable. Mais la gouvernance publique ne consiste pas, seulement, à édicter des mesures de réglementation économique. La démarche doit être globale, autant que possible graduelle ou sélective, en embrassant tous les angles d’approche possibles, notamment politique et sociale. La démarche du gouvernement laisse croire que ni la réaction des lobbies d’affaires, ni la révolte des ménages n’avaient été envisagées. Le gouvernement a-t-il, comme il le laisse imaginer, voulu livrer une bataille donquichottesque à des lobbies puissants et agissants qui, notamment, contrôlent toute la distribution nationale de presque tous les produits agroalimentaires à travers le pays ? Bien informé celui qui discernera la part de cynisme de celle de l’ingénuité dans la démarche du gouvernement !
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