Banqua Banqua

La logique alimentaire a même permis l'éclosion d'une analyse du printemps arabe par le couffin et l'estomac. Sur le cas libyen, l'un des contre-arguments contre la révolution libyenne était : «Pourquoi se soulèvent-ils puisque Khadafi leur donne leur part de pétrole ?» L'argumentaire était assorti de chiffres sur l'économie distributive de la Libye, les prêts sans intérêts, les aides, les salaires sans contreparties, etc. C'est dit par des gens appartenant à un peuple qui a autrefois chassé les colons, a fait la guerre pour la liberté et a sacrifié des millions de morts pour la libération. Une logique d'intestin qui veut que si le ventre est plein, il n'y a aucune raison à vouloir la liberté, la dignité, la démocratie, la justice, l'égalité, toutes ces choses qui ne se mangent pas. Une version du sens de l'existence qui se limite au butin et au rassasiement : si on a sa part, pourquoi vouloir avoir un pays ? Si on mange bien, pourquoi demander un drapeau ? Si on a un salaire sans rien faire, pourquoi marcher debout et acheter des pantalons ? Du coup, une pensée pour le passé: heureusement que ce genre de gens n'était pas la majorité en 54: là, un petit plan de Constantine avec juste un kilo de banane et deux kilos de farine auraient suffi. «Pourquoi les Libyens se sont rebellés alors que Kadhafi leur donnait à manger ?» est une question qui tue le chroniqueur. Elle est posée par des gens qui ne savent même ce que veut dire la dignité. C'est ce qui explique pourquoi «Banqua Banqua» a remplacé si facilement «la bataille d'Alger».
par Kamel Daoud
Le Quotidien d'Oran
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