62-2012 en cinq minutes

Le « Si » peut aussi être simple : si on s'occupait des paliers d'immeubles, du sens interdit ou des dents d'enfants plus que des mosquées par exemple. Reste que c'est un véritable monologue qui se déclenche dans la tête de l'Algérien quand il pose son pied dans le premier pays hors de son pays. Une sorte d'automatisme de la comparaison dure, méchante, sans pardon entre ce qu'il a rêvé en 1962 et ce qu'il a laissé derrière lui au port ou à l'aéroport. Le procès est sévère. Surtout à la descente de l'avion, durant ce trajet « 62-2012 » qui va de la police des frontières à chez soi : déni, amertume, haine de soi, ricanements et moqueries gigantesques. Tout y est vu poussières, échecs, ridicules. L'aéroport algérien est un tribunal populaire du peuple jugé par lui-même. Tous y vivent le poids lourd d'un désir de tout détruire et de tout recommencer ou de s'enfuir sans jamais s'assoir. C'est ce qui explique, au mieux, cette énigmatique habitude locale de se bousculer à l'embarquement comme si l'avion allait manquer de places, comme si nous étions trop nombreux pour la chaloupe de sauvetage ou comme s'il s'agissait de sortir du goulot d'une énorme bouteille qui elle-même veut se jeter à la mer, dans le vide et raconter partout que c'est elle le naufragé et qu'il n'y a personne d'autre sur l'ile déserte qu'elle vient de quitter.
par Kamel Daoud
Le Quotidien d'Oran