
Il est triste de l’affirmer et encore plus affligeant de le penser, cette ancienne génération qui a pesé comme un plomb sur le pays est aujourd’hui en faillite. Ce n’est pas un hasard historique d’en arriver là. Car, à interpréter dans toutes ses tessitures cette litanie de maux dont souffrent nos compatriotes, on en comprend mieux la profondeur, l’abysse des incompréhensions, des craquements et des dissonances, lesquelles se font entendre ça et là dans la chair de notre société, l’ossature de notre État et le corps même des nos élites vieillissantes, gérontocrates, hantées par le démon révolutionnaire et tristement dépassées par le temps. Qu’on veuille ou pas l’admettre, ces élites-là ont cadenassé le pays dans l’archaïsme, le carriérisme et l’arriérisme après l’avoir sauvé in extremis de la terreur et de l’abjection coloniale. C’est à la fois une déconfiture morale, un échec politique et un camouflet générationnel, patents à bien des égards. Ceci est, bien entendu, plus qu’un constat, c’est désormais un jugement que partagent spécialistes, médias et citoyens lambdas dans la mesure où, par-delà cette dimension épico-lyrique de la lutte révolutionnaire, il y a le tropisme de «l’ensauvagement dictatorial», fort hégémonique durant les années 60, 70 et les fortunes prébendières et prédatrices dominantes de nos jours. Au grand malheur de notre brave peuple, l’autisme et le refus d’esquisser la moindre autocritique, les contrevérités, les billevesées et le bricolage historique ont fini par calfeutrer légèrement les fissures tailladant les fondations de la maison algérienne sans en combler les trous. Aujourd’hui, tout donne l’impression d’un vide, le goût d’un ratage, la sensation d’une déconvenue. La réalité de mon pays est pessimisme, désolation et désespérance! Voilà la ritournelle en vogue qui malmène les minces espoirs qui y restent quand sur leurs sièges cossus, l’orchestre des thuriféraires veut nous convaincre du contraire comme si la plèbe algérienne survit sur une planète lointaine autre que la terre. Ce qui est en soi la référence constitutive du discours pathogène, réactionnaire, irréaliste et démagogue distillé en haut lieu comme une panacée universelle à tous les errements étatistes. Il se trouve en plus, à mon humble avis, au cœur de cet engrenage maléfique de régressions tous azimuts un certain esprit de jouissance «sadico-maniaque» pour inventer un terme inédit en psychologique pathologique ayant mis en miettes tout sens du sacrifice, de don du soi et du patriotisme et participant d’un processus de normalisation sociale fort regrettable. Une normalisation somme toute à la négative des ressorts de la pensée collective à même d’initier, forger et parachever ce que le sociologue algérien feu Abdelkader Djeghloul appelle à juste raison «l’archéologie de la modernité algérienne», laquelle se base sur un triptyque indissociablement lié: une fraternité instinctive, un destin unique et une vision d’avenir largement partagée. Or, comme la majorité des algériens l’ont constaté, de fil en aiguille, les velléités modernistes d’un segment du courant nationaliste en germe à l’aube de l’indépendance nationale, lequel fut mis en minorité par la suite, sont tristement passées à la moulinette en raison de la mise au ban du G.P.R.A (gouvernement provisoire de la république algérienne), l’unique et le véritable représentant de la volonté populaire loin du refrain des pronunciamientos, des raclements des godasses et des détonations des baïonnettes. En conséquence de quoi, la tendance régressive, tentaculaire et omniprésente des sphères dirigeantes, aurait phagocyté l’aspiration des algériens à l’émancipation définitive, totale et effective du joug des tutelles.
C’est incontestablement là que les bombes incendiaires à effet retardataire de la dictature ainsi que de l’islamisme politique se sont greffées sur l’implant colonial et trouvé un premier terreau de fertilisation sous des prescriptions médico-populistes différemment interprétées par les uns et les autres : d’abord, une légitimité linguistico-révolutionnaire saupoudrée par des doses du narcissisme et inspirée en grande partie du bâathisme nassériste chez «l’historique» Ahmed Ben Bella (1916-2012), puis une légitimité révolutionnaire prétorienne, proche du puritanisme idéaliste et sous-tendant un État-Providence prêt à satisfaire l’ensemble des besoins vitaux du «sujet politique» tout en faisant en même temps table rase des exigences de base du «citoyen politique» (libertés individuelles, culturelles, identitaires) sous l’ère du «colonel» Boumédiène (1932-1978). Ensuite, une légitimité révolutionnaire avec une variante économico-libérale relancée en haut des sphères dirigeantes par le président Chadli sous la pression tant de la rue désaxée et en perte de repères que des milieux d’affaires et du business attirés par l’appât du gain facile et sévissant au sein même des appareils d’État, du reste atrophiés et gangrenés par la peste de la corruption à tous les niveaux. Ce modèle fut, précisons-le bien, une opération de «déboumédiénisation» totale visant, sur le plan politique interne, la chasse aux sorcières : tous les symboles de l’étape précédente furent en effet écartés (Bouteflika, Benyahia). Sur l’échelle internationale, le désengagement graduel des causes tiers-mondistes chère à une Algérie post-révolutionnaire est devenu presque effectif peu avant et au lendemain de la chute du mur de Berlin en 89. Au final, sur le plan économique, cette opération a mené à l’abandon des politiques économiques de nationalisation à la faveur du grand plan d’Al-Infitah et des stratégies économiques, vidées de tout sens telles que la politique d’anti-pénurie (P.A.P). Puis, vient l’étape cruciale de la légitimité religieuse dans les années 90 basée sur le sang et l’appartenance de la patrie algérienne à cette «Oumma islamique» mythique, transcendentale et éternelle qui tire ses assises du sacré et du divin lancés à contre-courant du profane et du positif prédominant jusque-là. Laquelle légitimité a, encore faudrait-il le rappeler ici, été freinée par «une légalité de tout-sécuritaire» construite sur les décombres de l’arrêt du processus électoral en 1992, poursuivie et consolidée ensuite par la lutte anti-terroriste (terrorisme résiduel, la peur doit changer de camp..etc), réactivée en force bien après sous la houlette des américains au lendemain des attentats du 11 septembre.
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