Aïssa Kadri. Sociologue et chercheur : «Les intellectuels algériens sont fascinés par le pouvoir»

El Watan - le 11.07.13 | 10h00 Réagissez
| © Lyès H.
Aïssa Kadri est professeur émérite. Il dirige un programme de recherche européen (Marie Curie Action) du 7e plan-cadre
de recherches.
-Il y a, ces dernières années, comme une torpeur des élites algériennes. Pourquoi, selon vous, les intellectuels ne participent-ils pas, ou très peu, aux débats nationaux ?
Elites, intellectuels et intelligentsias ne sont pas des concepts interchangeables, ils renvoient à des théories et contextes socioculturels et politiques situés, différenciés. On parlera pour l’Algérie, plus d’intelligentsias, que d’intellectuels ou d’élites. Si l’on excepte certaines interventions de personnalités ou d’intelligentsias «pilotées» faisant passer des messages subliminaux ou carrément provocateurs pour exister vis-à-vis de certains commanditaires ou cercles occultes autant nationaux qu’étrangers, plus que torpeur, je dirais absence ou retrait pour certains, dans des débats, sinon encadrés du moins pollués.
Pour reprendre l’immense Ibn Khaldoun qui caractérisant «l’Etat et le pouvoir… comme un marché sur la place publique… [où] les conteurs affluent, comme les caravanes» relevait que «tout dépend du gouvernement : quand celui-ci, ajoutait-il, évite l’injustice, la partialité, la faiblesse et la corruption et qu’il est décidé à marcher droit, sans écart, alors son marché ne traite que de l’or pur et l’argent fin. Mais que l’Etat se laisse mener par l’intérêt personnel et les rivalités, par les marchands de tyrannie et de déloyauté et voilà, concluait-il, que la fausse monnaie a cours sur la place !»
Je dirais que ne prévaut dans notre pays que la fausse monnaie qui a tendance à délégitimer, déconsidérer, noyer – tel un processus d’inflation galopante où la mauvaise monnaie chasse la bonne – toute initiative, toute intervention, tout engagement constructif et il y en a heureusement !
-Cela est-il spécifique à l’Algérie ?
C’est tout un ensemble de causes spécifiques à l’Algérie, à la fois d’ordre historique et sociologique qui expliquent que les intelligentsias et les intellectuels divisés n’ont pu s’autonomiser dans leur rapport à l’Etat et aux pouvoirs. La période coloniale a été de ce point de vue importante dans la mesure où le mode de structuration vertical, d’assujettissement, entre pouvoir colonial et intelligentsias algériennes ne cesse de faire valoir ses effets. Les intelligentsias et les intellectuels ont été de manière générale cooptés et instrumentalisés dans le procès de domination coloniale. Ensuite, dans la contestation de l’ordre colonial, ceux-ci de manière générale, là aussi, se sont agrafés au mouvement plébéien, s’inscrivant comme appendice des différentes directions.
Les velléités d’autonomie de certaines catégories d’intellectuels ont tourné court, au lendemain de l’indépendance et celles-ci ont été très vite mises au pas et domestiquées, à l’image de l’université dont le défunt M.-S. Benyahia, souhaitant «nationaliser les sciences sociales», disait qu’elle était encore une «citadelle du colonialisme». S’inscrivant dès lors dans une logique de soutien aux thèses du national- développementalisme, certaines autres catégories ont accompagné le pouvoir «césariste», participant à la canalisation et au contrôle du mouvement social. Si l’après-Octobre 88 a pu constituer un espace-temps de libération de la parole et des engagements, la parenthèse s’est vite refermée avec l’acmé des violences ciblant les intellectuels et intelligentsias, dans la continuité d’un certain anti-intellectualisme profondément ancré chez les intelligentsias autodidactes – au sens sartrien du terme – qui ont occupé les centres du pouvoir.
De fait, les intellectuels et intelligentsias algériens sont fascinés par l’Etat, au-delà, par le pouvoir qui place et classe, en l’absence d’espaces d’affirmation hors de l’Etat et des pouvoirs claniques, en l’absence d’une société civile dense qui puisse leur donner les conditions de leur affirmation. En demande de reconnaissance par l’Etat, plutôt par le pouvoir, ils sont en grande majorité inscrits dans une logique de «servitude volontaire». Ils ne participent pas par ailleurs d’un champ intellectuel autonome en tant qu’espace historiquement constitué avec ses institutions spécifiques autonomes et ses règles propres, fonctionnant dans un contexte d’Etat de droit.
-Le vieillissement de la classe politique algérienne apparaît évident à l’approche de l’élection présidentielle. Pourquoi n’y a-t-il pas, d’après-vous, un renouvellement des élites politiques ?
Si effectivement le noyau dur du pouvoir est plus que vieillissant, la question au fond n’est pas seulement une question d’âge, mais une question de la «nature» sociopolitique du pouvoir, des modes d’exercice du pouvoir, d’engagement des uns et des autres dans le processus de donner place aux aspirations des jeunes générations et plus largement aux classes populaires. Le «jeunisme» a aussi ses effets pervers et il y a des vieux qui se sont inscrits dans le combat démocratique de manière plus effective et dynamique que beaucoup de «quadras», qui eux sont plus conservateurs et qui «servent de monture aux rois», selon le mot du célèbre fabuliste Ibn El Mouqaffa caractérisant certains intellectuels en terre d’islam.
Ceci étant, il est avéré que le système politique et social a pratiquement fonctionné depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui avec une «vieille» élite politique qui doit sa place plus à une légitimité historique que scientifique ou de compétences quelles qu’elles soient, sinon à utiliser la ruse, le cynisme et la corruption. De fait, il y a eu renouvellement des élites, mais par le bas ; c’est leurs caractéristiques qui font problème et leur «circulation» au sens parétien qui est contrôlée voire bloquée pour celles du haut.
-Mais c’est l’université qui jouait auparavant un rôle dans l’éveil de la conscience politique…
Le fait est qu’à l’université, la fonction idéologique a primé sur la fonction productive, le noyau dur plébéien qui a accaparé le pouvoir au lendemain de l’indépendance a élargi sa clientèle et assis ses bases bureaucratiques, idéologiques et sécuritaires à travers des pratiques de cooptation, ponctionnant selon des critères subjectifs, clientélistes et régionalistes dans le vivier des produits du système d’enseignement, substituant à ses premiers appuis, les élites d’origine sociale petite bourgeoisie francophone, progressivement contenues et refoulées dans certains secteurs économiques, des élites arabisées, produit de la massification de l’enseignement, d’origine sociale plus populaire qui vont occuper les secteurs idéologiques.
Sous le bouclier de la vieille élite légitimée historiquement, se succédèrent deux strates générationnelles formées aux mêmes fondamentaux, mais dans des registres différents. Dans le même temps, le noyau dur du pouvoir se clonait, s’auto-reproduisait par le biais, des enfants, des fratries, des affinités sociales électives, des assabyas. Il se consolidait à travers l’interpénétration d’alliances matrimoniales, économiques et l’achat des allégeances. La reconfiguration du système se faisant, comme l’a observé Hughes, à travers le développement de réseaux intriqués de clientélisme, «liant entre eux des hommes politiques, leaders et membres importants de partis, des entrepreneurs et managers d’importants secteurs économiques, de responsables d’organes de sécurité et des membres du système informel».
Ces catégories, opportunistes et cyniques, ne sont pas mobilisées sur la base de principes idéologiques qui animaient les générations précédentes seul prévaut l’aptitude à s’adapter rapidement aux circonstances nouvelles, aux rapports de force qui se mettent en place, aptitude qui est souvent récompensée et légitimée.
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El Watan - le 11.07.13 | 10h00 Réagissez

| © Lyès H.
Aïssa Kadri est professeur émérite. Il dirige un programme de recherche européen (Marie Curie Action) du 7e plan-cadre
de recherches.
-Il y a, ces dernières années, comme une torpeur des élites algériennes. Pourquoi, selon vous, les intellectuels ne participent-ils pas, ou très peu, aux débats nationaux ?
Elites, intellectuels et intelligentsias ne sont pas des concepts interchangeables, ils renvoient à des théories et contextes socioculturels et politiques situés, différenciés. On parlera pour l’Algérie, plus d’intelligentsias, que d’intellectuels ou d’élites. Si l’on excepte certaines interventions de personnalités ou d’intelligentsias «pilotées» faisant passer des messages subliminaux ou carrément provocateurs pour exister vis-à-vis de certains commanditaires ou cercles occultes autant nationaux qu’étrangers, plus que torpeur, je dirais absence ou retrait pour certains, dans des débats, sinon encadrés du moins pollués.
Pour reprendre l’immense Ibn Khaldoun qui caractérisant «l’Etat et le pouvoir… comme un marché sur la place publique… [où] les conteurs affluent, comme les caravanes» relevait que «tout dépend du gouvernement : quand celui-ci, ajoutait-il, évite l’injustice, la partialité, la faiblesse et la corruption et qu’il est décidé à marcher droit, sans écart, alors son marché ne traite que de l’or pur et l’argent fin. Mais que l’Etat se laisse mener par l’intérêt personnel et les rivalités, par les marchands de tyrannie et de déloyauté et voilà, concluait-il, que la fausse monnaie a cours sur la place !»
Je dirais que ne prévaut dans notre pays que la fausse monnaie qui a tendance à délégitimer, déconsidérer, noyer – tel un processus d’inflation galopante où la mauvaise monnaie chasse la bonne – toute initiative, toute intervention, tout engagement constructif et il y en a heureusement !
-Cela est-il spécifique à l’Algérie ?
C’est tout un ensemble de causes spécifiques à l’Algérie, à la fois d’ordre historique et sociologique qui expliquent que les intelligentsias et les intellectuels divisés n’ont pu s’autonomiser dans leur rapport à l’Etat et aux pouvoirs. La période coloniale a été de ce point de vue importante dans la mesure où le mode de structuration vertical, d’assujettissement, entre pouvoir colonial et intelligentsias algériennes ne cesse de faire valoir ses effets. Les intelligentsias et les intellectuels ont été de manière générale cooptés et instrumentalisés dans le procès de domination coloniale. Ensuite, dans la contestation de l’ordre colonial, ceux-ci de manière générale, là aussi, se sont agrafés au mouvement plébéien, s’inscrivant comme appendice des différentes directions.
Les velléités d’autonomie de certaines catégories d’intellectuels ont tourné court, au lendemain de l’indépendance et celles-ci ont été très vite mises au pas et domestiquées, à l’image de l’université dont le défunt M.-S. Benyahia, souhaitant «nationaliser les sciences sociales», disait qu’elle était encore une «citadelle du colonialisme». S’inscrivant dès lors dans une logique de soutien aux thèses du national- développementalisme, certaines autres catégories ont accompagné le pouvoir «césariste», participant à la canalisation et au contrôle du mouvement social. Si l’après-Octobre 88 a pu constituer un espace-temps de libération de la parole et des engagements, la parenthèse s’est vite refermée avec l’acmé des violences ciblant les intellectuels et intelligentsias, dans la continuité d’un certain anti-intellectualisme profondément ancré chez les intelligentsias autodidactes – au sens sartrien du terme – qui ont occupé les centres du pouvoir.
De fait, les intellectuels et intelligentsias algériens sont fascinés par l’Etat, au-delà, par le pouvoir qui place et classe, en l’absence d’espaces d’affirmation hors de l’Etat et des pouvoirs claniques, en l’absence d’une société civile dense qui puisse leur donner les conditions de leur affirmation. En demande de reconnaissance par l’Etat, plutôt par le pouvoir, ils sont en grande majorité inscrits dans une logique de «servitude volontaire». Ils ne participent pas par ailleurs d’un champ intellectuel autonome en tant qu’espace historiquement constitué avec ses institutions spécifiques autonomes et ses règles propres, fonctionnant dans un contexte d’Etat de droit.
-Le vieillissement de la classe politique algérienne apparaît évident à l’approche de l’élection présidentielle. Pourquoi n’y a-t-il pas, d’après-vous, un renouvellement des élites politiques ?
Si effectivement le noyau dur du pouvoir est plus que vieillissant, la question au fond n’est pas seulement une question d’âge, mais une question de la «nature» sociopolitique du pouvoir, des modes d’exercice du pouvoir, d’engagement des uns et des autres dans le processus de donner place aux aspirations des jeunes générations et plus largement aux classes populaires. Le «jeunisme» a aussi ses effets pervers et il y a des vieux qui se sont inscrits dans le combat démocratique de manière plus effective et dynamique que beaucoup de «quadras», qui eux sont plus conservateurs et qui «servent de monture aux rois», selon le mot du célèbre fabuliste Ibn El Mouqaffa caractérisant certains intellectuels en terre d’islam.
Ceci étant, il est avéré que le système politique et social a pratiquement fonctionné depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui avec une «vieille» élite politique qui doit sa place plus à une légitimité historique que scientifique ou de compétences quelles qu’elles soient, sinon à utiliser la ruse, le cynisme et la corruption. De fait, il y a eu renouvellement des élites, mais par le bas ; c’est leurs caractéristiques qui font problème et leur «circulation» au sens parétien qui est contrôlée voire bloquée pour celles du haut.
-Mais c’est l’université qui jouait auparavant un rôle dans l’éveil de la conscience politique…
Le fait est qu’à l’université, la fonction idéologique a primé sur la fonction productive, le noyau dur plébéien qui a accaparé le pouvoir au lendemain de l’indépendance a élargi sa clientèle et assis ses bases bureaucratiques, idéologiques et sécuritaires à travers des pratiques de cooptation, ponctionnant selon des critères subjectifs, clientélistes et régionalistes dans le vivier des produits du système d’enseignement, substituant à ses premiers appuis, les élites d’origine sociale petite bourgeoisie francophone, progressivement contenues et refoulées dans certains secteurs économiques, des élites arabisées, produit de la massification de l’enseignement, d’origine sociale plus populaire qui vont occuper les secteurs idéologiques.
Sous le bouclier de la vieille élite légitimée historiquement, se succédèrent deux strates générationnelles formées aux mêmes fondamentaux, mais dans des registres différents. Dans le même temps, le noyau dur du pouvoir se clonait, s’auto-reproduisait par le biais, des enfants, des fratries, des affinités sociales électives, des assabyas. Il se consolidait à travers l’interpénétration d’alliances matrimoniales, économiques et l’achat des allégeances. La reconfiguration du système se faisant, comme l’a observé Hughes, à travers le développement de réseaux intriqués de clientélisme, «liant entre eux des hommes politiques, leaders et membres importants de partis, des entrepreneurs et managers d’importants secteurs économiques, de responsables d’organes de sécurité et des membres du système informel».
Ces catégories, opportunistes et cyniques, ne sont pas mobilisées sur la base de principes idéologiques qui animaient les générations précédentes seul prévaut l’aptitude à s’adapter rapidement aux circonstances nouvelles, aux rapports de force qui se mettent en place, aptitude qui est souvent récompensée et légitimée.
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