Dans l’Algérie coloniale, les Juifs du Mzab forment un « indigénat » distinct non seulement de la communauté musulmane locale, mais de la population juive du Nord. L’historienne américaine Sarah Stein livre une réflexion sur la construction des inégalités statutaires et de la citoyenneté dans l’Empire français.
Spécialiste d’histoire sépharade à l’université de Californie à Los Angeles, Sarah Stein s’interroge sur l’existence d’un particularisme juridique et administratif inédit dans l’Algérie coloniale, à savoir la soumission des communautés israélites sahariennes au régime de l’indigénat. En effet, jusqu’en 1961, les ressortissants de confession juive du vaste espace formant, dès 1902, l’énorme entité des « Territoires du Sud » restent exclus du processus de naturalisation inauguré par le décret Crémieux de 1870.
À l’instar de leurs voisins musulmans, ils subissent les rigidités d’un « statut personnel mosaïque » qui limite, de manière drastique, leurs droits politiques et civiques.
Pour analyser la genèse et, surtout, la longévité de cette exception statutaire peu connue, l’auteur se penche sur le cas de la plus importante des communautés israélites « indigènes » : celle des Juifs du Mzab, archipel oasien situé à six cents kilomètres au sud d’Alger. En retraçant l’évolution de cette communauté de l’occupation du Mzab en 1882 jusqu’à l’exode de 1962, Sarah Stein montre comment les autorités françaises se sont attachées à fabriquer un « indigénat juif » qu’elles estimaient non seulement distinct de la population juive du Nord, mais aussi allogène par rapport à la communauté musulmane locale.
La construction de l’« indigénéité »
Un constat marque le point de départ du raisonnement de l’auteur : « Les Juifs indigènes sont faits et non trouvés ». C’est dire que l’« indigénéité » se construit dans les classifications d’un État colonial soucieux d’asseoir son emprise sur les populations autochtones. L’historienne américaine montre que le maintien d’un « statut civil mosaïque », tout au long de la période coloniale, témoigne de la préoccupation de ne pas mettre en péril l’alliance avec les notables de la communauté musulmane ibadite du Mzab [1].
Mais l’« indigénéité » se fabrique aussi à travers la constitution de savoirs ethnographiques. Sarah Stein montre dans le premier chapitre comment enquêtes et publications savantes – la plus importante étant la monographie de Briggs et de Guède parue en 1964 [2] – concourent à façonner l’image d’une « tribu juive oubliée », aux origines hétérogènes et aux traditions obscurantistes. Dans cette vision tant misérabiliste que mystificatrice, les Juifs du Mzab sont des « outsiders » : arrivés dans la région à la fin du Moyen Âge, ils ne doivent leur ancrage local qu’à la bienveillance de leurs hôtes ibadites.
Ce discours sur l’extranéité et l’archaïsme d’une population considérée comme « indigne » d’être naturalisée sert de légitimation à une politique visant l’isolement social et économique. L’administration militaire du Mzab s’efforce de limiter les échanges commerciaux entre Juifs et musulmans, de même qu’elle veille scrupuleusement à préserver la ségrégation spatiale entre quartiers israélites et ibadites.
Parallèlement des mesures sont prises qui contribuent à creuser l’écart avec les coreligionnaires au Nord. Introduit en Algérie dès 1845, le système consistorial ne trouve pas d’application au Mzab. Les affaires communautaires y sont gérées par un conseil municipal juif (djemaa), créé dans le sillage de l’occupation en 1882 et présidé par un « chef de la nation juive ». Enfin, en matière judiciaire, les litiges ayant trait à l’héritage, au mariage et au droit de famille sont traités devant un tribunal rabbinique selon les règles d’un « droit mosaïque » que l’auteur décrit comme « un mariage inventif entre la jurisprudence ottomane de l’époque moderne et la législation coloniale française ».
Malgré l’accent qu’elle met – à juste titre – sur les effets désintégrateurs de cette politique, Sarah Stein ne tombe pas dans le piège d’une histoire unilatérale dans laquelle les « colonisés » se résignent à subir le joug de leurs « colonisateurs ». En s’intéressant aux négociations et contestations à travers lesquelles les Juifs du Mzab s’accommodent d’un système souvent miné par ses propres contradictions, l’auteur essaie au contraire de tenir les différentes perspectives en équilibre. Ainsi insiste-t-elle sur les manipulations identitaires rendues possibles par le caractère indécis des frontières séparant le Sud saharien de l’Algérie septentrionale où « l’indigène » juif est en droit de réclamer la citoyenneté. De même, elle souligne la fréquence de pétitions et de doléances adressées aux autorités françaises.
La suite...
Spécialiste d’histoire sépharade à l’université de Californie à Los Angeles, Sarah Stein s’interroge sur l’existence d’un particularisme juridique et administratif inédit dans l’Algérie coloniale, à savoir la soumission des communautés israélites sahariennes au régime de l’indigénat. En effet, jusqu’en 1961, les ressortissants de confession juive du vaste espace formant, dès 1902, l’énorme entité des « Territoires du Sud » restent exclus du processus de naturalisation inauguré par le décret Crémieux de 1870.
À l’instar de leurs voisins musulmans, ils subissent les rigidités d’un « statut personnel mosaïque » qui limite, de manière drastique, leurs droits politiques et civiques.
Pour analyser la genèse et, surtout, la longévité de cette exception statutaire peu connue, l’auteur se penche sur le cas de la plus importante des communautés israélites « indigènes » : celle des Juifs du Mzab, archipel oasien situé à six cents kilomètres au sud d’Alger. En retraçant l’évolution de cette communauté de l’occupation du Mzab en 1882 jusqu’à l’exode de 1962, Sarah Stein montre comment les autorités françaises se sont attachées à fabriquer un « indigénat juif » qu’elles estimaient non seulement distinct de la population juive du Nord, mais aussi allogène par rapport à la communauté musulmane locale.
La construction de l’« indigénéité »
Un constat marque le point de départ du raisonnement de l’auteur : « Les Juifs indigènes sont faits et non trouvés ». C’est dire que l’« indigénéité » se construit dans les classifications d’un État colonial soucieux d’asseoir son emprise sur les populations autochtones. L’historienne américaine montre que le maintien d’un « statut civil mosaïque », tout au long de la période coloniale, témoigne de la préoccupation de ne pas mettre en péril l’alliance avec les notables de la communauté musulmane ibadite du Mzab [1].
Mais l’« indigénéité » se fabrique aussi à travers la constitution de savoirs ethnographiques. Sarah Stein montre dans le premier chapitre comment enquêtes et publications savantes – la plus importante étant la monographie de Briggs et de Guède parue en 1964 [2] – concourent à façonner l’image d’une « tribu juive oubliée », aux origines hétérogènes et aux traditions obscurantistes. Dans cette vision tant misérabiliste que mystificatrice, les Juifs du Mzab sont des « outsiders » : arrivés dans la région à la fin du Moyen Âge, ils ne doivent leur ancrage local qu’à la bienveillance de leurs hôtes ibadites.
Ce discours sur l’extranéité et l’archaïsme d’une population considérée comme « indigne » d’être naturalisée sert de légitimation à une politique visant l’isolement social et économique. L’administration militaire du Mzab s’efforce de limiter les échanges commerciaux entre Juifs et musulmans, de même qu’elle veille scrupuleusement à préserver la ségrégation spatiale entre quartiers israélites et ibadites.
Parallèlement des mesures sont prises qui contribuent à creuser l’écart avec les coreligionnaires au Nord. Introduit en Algérie dès 1845, le système consistorial ne trouve pas d’application au Mzab. Les affaires communautaires y sont gérées par un conseil municipal juif (djemaa), créé dans le sillage de l’occupation en 1882 et présidé par un « chef de la nation juive ». Enfin, en matière judiciaire, les litiges ayant trait à l’héritage, au mariage et au droit de famille sont traités devant un tribunal rabbinique selon les règles d’un « droit mosaïque » que l’auteur décrit comme « un mariage inventif entre la jurisprudence ottomane de l’époque moderne et la législation coloniale française ».
Malgré l’accent qu’elle met – à juste titre – sur les effets désintégrateurs de cette politique, Sarah Stein ne tombe pas dans le piège d’une histoire unilatérale dans laquelle les « colonisés » se résignent à subir le joug de leurs « colonisateurs ». En s’intéressant aux négociations et contestations à travers lesquelles les Juifs du Mzab s’accommodent d’un système souvent miné par ses propres contradictions, l’auteur essaie au contraire de tenir les différentes perspectives en équilibre. Ainsi insiste-t-elle sur les manipulations identitaires rendues possibles par le caractère indécis des frontières séparant le Sud saharien de l’Algérie septentrionale où « l’indigène » juif est en droit de réclamer la citoyenneté. De même, elle souligne la fréquence de pétitions et de doléances adressées aux autorités françaises.
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