Rachid Tlemçani, enseignant-chercheur à la Faculté des Sciences politiques, Université d’Alger, au Soir d’Algérie :
«La crise de légitimité continuera à s’approfondir»
Le Soir - Samedi 29 octobre 2016
Propos recueillis par Abla Chérif
Politologue et chercheur connu, Rachid Tlemçani a eu à exercer également à Harvard, Georgetown, à l’Université européenne de Florence et le think tank Carnegie. Auteur de plusieurs ouvrages dont Paroles de candidates. élites et élections, il analyse ici la situation qui prévaut dans notre pays.
Le Soir d’Algérie : De nombreux observateurs de la scène politique algérienne estiment que la situation actuelle de l’Algérie est très préoccupante. Quelle est votre évaluation ?
Rachid Tlemçani : C’est vrai, selon de nombreux observateurs, la situation du pays est très préoccupante. L’Algérie n’est plus assise sur un baril de pétrole mais sur un baril de poudre. Tant vantée et encensée, «la paix sociale» qui a fait la une de nombreux médias durant le printemps arabe est illusoire, fictive, trompeuse. La situation peut prendre d’un moment à un autre une tout autre dimension. La loi de finances 2017 avec sa batterie de taxes risque d’allumer la mèche à tout moment. On est à la veille d’une implosion sociale. Le problème n’est pas vraiment tant cet événement que tout le monde redoute, cette implosion peut être salutaire dans certaines conditions bien précises. Mais c’est, plutôt, son mode opératoire qui est le plus redouté. Le pouvoir n’a pas d’interlocuteurs représentatifs et crédibles. Lorsque le dialogue social existe, il est biaisé. On cherche seulement à gagner du temps, la fuite des capitaux augmente entretemps. La rue joue donc la fonction de médiation entre Etat et société, élites et citoyens, décideurs et «décidés». Si la violence d’Octobre 1988 fut provoquée, instrumentalisée et par, conséquent, gérée, cela ne sera pas le cas demain. La violence en gestation serait difficilement gérable. Pour la génération «hors système», exigeante mais déboussolée, la violence reste le seul moyen pour se faire entendre. Le fait du prince est contraint désormais de distribuer les deniers publics avec parcimonie.
Les revenus extérieurs ont drastiquement baissé ces dernières années. Peut-on imputer la crise qui sévit à la seule chute du prix du pétrole ?
Certes, les cours du pétrole ont baissé de plus de 50% ces dernières années. Mais la réduction de ces revenus n’est que la partie visible de l’iceberg. Contrairement aux affirmations des officiels, le mal algérien est très profond.
La question n’est pas une simple affaire de trésorerie publique. C’est tout le système politique — économie, multipartisme, gouvernance et média — qui a atteint ses limites congénitales. Le pouvoir ne l’entend pas toutefois de cette manière. Il tente d’instrumentaliser le contre-choc pétrolier pour justifier les programmes mis en place. Au lieu de faire un bilan sans complaisance, le gouvernement persiste et signe qu’il est toujours dans la bonne voie. Il faut seulement redoubler de vigilance face à un «ennemi extérieur» plus dangereux qu’avant.
Le projet de loi de finances 2017 inquiète grandement les Algériens. Quelle est la logique interne de la hausse de la TVA ?
En effet, tout est pratiquement en hausse : carburants, immobilier, transports publics, tabacs, médicaments, matériaux de construction, denrées alimentaires… sauf, évidemment, le pain et le lait, pour préserver un populisme dévastateur. Le pouvoir d’achat a chuté de plus de 40% depuis la dégringolade du prix du pétrole. Il est encore question d’augmenter de 11% le produit de la fiscalité ordinaire. En plus clair, toutes les taxes qui ne sont pas liées directement aux hydrocarbures sont revues à la hausse jusqu’ en 2019. La loi de finances 2017 est un véritable plan de guerre contre les laissés-pour-compte et les couches populaires. Ce programme d’ajustement structurel est plus draconien que celui du FMI. Il est en train aussi de laminer ce qui reste des classes moyennes, le fer de lance du développement politique et de la croissance économique. Ces augmentations d’impôts sont loin d’être judicieuses du point de vue de la rationalité économique et l’équité sociale. Plus fondamentalement, ces taxes ne sont pas inscrites dans une vision globale de gestion de la crise et encore moins dans sa sortie. Ce qui compte le plus, ce n’est pas un équilibre macro-économique à long terme mais un équilibre comptable à court terme !
La «facture salée» de la rigueur budgétaire dans les années à venir concernera-t-elle toutes les couches sociales de la société ?
Je ne pense pas puisque la rigueur budgétaire n’est pas appliquée de la même manière à toutes les catégories sociales. Les privilèges des dirigeants et cadres supérieurs, cette caste, oligarchie, n’est pas concernée par les mesures d’austérité. Les dépenses farfelues et de prestiges sont toujours inscrites dans le projet de loi de finances 2017. A titre symbolique, la réduction drastique des privilèges, hauts salaires et honoraires, doit s’imposer aujourd’hui, comme cela se fait d’ailleurs dans tous les pays qui vivent une crise de cette ampleur. Le pouvoir gagnerait en outre en crédibilité et confiance auprès des citoyens. Mais l’arrogance est telle qu’il ne prendra pas cette mesure. Pourquoi ? Pour ne pas admettre ses erreurs. Un pouvoir d’élite, pour reprendre la très célèbre expression du général Charles de Gaule, sûr le lui-même et dominateur, préfère tout bonnement faire chou blanc que de se remettre éventuellement en cause.
La loi de finances 2017 repose sur un prix de baril de pétrole à 50 dollars. Si le prix venait, une fois encore, à subir une dégringolade, existe-t-il un plan B, à votre avis ?
En réalité, le gouvernement n’a ni plan A ni plan B. Il navigue à vue. Si le prix du baril venait à baisser, contre toute attente, au-dessous de 50 dollars le baril, le gouvernement serait contraint de s’endetter sur le marché international. La Chine se propose déjà de venir à sa rescousse.
L’endettement en soi n’est pas problématique. Mais pour quoi faire ? A quoi servira-t-il ? Cet endettement sera complété par la vente des terres aux multinationales et émirs du golfe Persique. La nouvelle politique agraire prévoit la mise en place de fermes géantes. Une production agricole industrielle est attendue, semble-t-il. A cela il faut ajouter un troisième instrument : la dévaluation du dinar. Il a subi une dépréciation de plus de 20% l’année passée. Le dinar ne cesse de glisser depuis 2014. L’Algérie reste un excellent élève du néo-libéralisme alors qu’il est remis en cause en Europe et aux Etats-Unis.
L’autre aberration majeure à souligner est le budget militaire et sécuritaire qui n’a pas cessé d’augmenter depuis 2000. Le conflit entre la présidence de la République et l’état-major de l’armée n’a, par conséquent, aucune raison d’exister. C’est une vue de l’esprit de certains commentateurs. L’Algérie n’a pas atteint le niveau de développement turc. Aucun groupe, y compris les économistes médiatiques, n’ont osé passer à la loupe ce budget. Il reste le grand tabou. Il représente en 2016 plus de 30% du budget national alors que les investissements dans les secteurs, à valeur ajoutée, sont très faibles. C’est un véritable budget de guerre. Certes, l’achat des équipements militaires sophistiqués est pleinement justifié dans le cadre de la lutte antiterroriste. Il ne faut pas lésiner sur les moyens pour éradiquer ce fléau. La lutte doit être totale et implacable. Mais de là à s’équiper d’un armement très lourd et sophistiqué, de surcroît très coûteux, il doit y avoir un problème quelque part. Cette situation est d’autant problématique que cet armement ne risque pas d’être utilisé dans la campagne anti-terroriste. A ma connaissance, l’Algérie n’est en guerre avec aucun pays. Par contre, même si l’on projette de libérer la Palestine ou le Sahara occidental, il ne serait pas très judicieux, à l’ère de la cyberguerre, d’acheter toute cette «quincaillerie». Pour rappel, l’armement que le colonel Khadafi a stocké dans des hangars tout en prenant le soin de financer des campagnes électorales de l’autre côté de la Méditerranée a servi finalement à détruire son propre pays et à déstabiliser toute la région.
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«La crise de légitimité continuera à s’approfondir»
Le Soir - Samedi 29 octobre 2016
Propos recueillis par Abla Chérif
Politologue et chercheur connu, Rachid Tlemçani a eu à exercer également à Harvard, Georgetown, à l’Université européenne de Florence et le think tank Carnegie. Auteur de plusieurs ouvrages dont Paroles de candidates. élites et élections, il analyse ici la situation qui prévaut dans notre pays.
Le Soir d’Algérie : De nombreux observateurs de la scène politique algérienne estiment que la situation actuelle de l’Algérie est très préoccupante. Quelle est votre évaluation ?
Rachid Tlemçani : C’est vrai, selon de nombreux observateurs, la situation du pays est très préoccupante. L’Algérie n’est plus assise sur un baril de pétrole mais sur un baril de poudre. Tant vantée et encensée, «la paix sociale» qui a fait la une de nombreux médias durant le printemps arabe est illusoire, fictive, trompeuse. La situation peut prendre d’un moment à un autre une tout autre dimension. La loi de finances 2017 avec sa batterie de taxes risque d’allumer la mèche à tout moment. On est à la veille d’une implosion sociale. Le problème n’est pas vraiment tant cet événement que tout le monde redoute, cette implosion peut être salutaire dans certaines conditions bien précises. Mais c’est, plutôt, son mode opératoire qui est le plus redouté. Le pouvoir n’a pas d’interlocuteurs représentatifs et crédibles. Lorsque le dialogue social existe, il est biaisé. On cherche seulement à gagner du temps, la fuite des capitaux augmente entretemps. La rue joue donc la fonction de médiation entre Etat et société, élites et citoyens, décideurs et «décidés». Si la violence d’Octobre 1988 fut provoquée, instrumentalisée et par, conséquent, gérée, cela ne sera pas le cas demain. La violence en gestation serait difficilement gérable. Pour la génération «hors système», exigeante mais déboussolée, la violence reste le seul moyen pour se faire entendre. Le fait du prince est contraint désormais de distribuer les deniers publics avec parcimonie.
Les revenus extérieurs ont drastiquement baissé ces dernières années. Peut-on imputer la crise qui sévit à la seule chute du prix du pétrole ?
Certes, les cours du pétrole ont baissé de plus de 50% ces dernières années. Mais la réduction de ces revenus n’est que la partie visible de l’iceberg. Contrairement aux affirmations des officiels, le mal algérien est très profond.
La question n’est pas une simple affaire de trésorerie publique. C’est tout le système politique — économie, multipartisme, gouvernance et média — qui a atteint ses limites congénitales. Le pouvoir ne l’entend pas toutefois de cette manière. Il tente d’instrumentaliser le contre-choc pétrolier pour justifier les programmes mis en place. Au lieu de faire un bilan sans complaisance, le gouvernement persiste et signe qu’il est toujours dans la bonne voie. Il faut seulement redoubler de vigilance face à un «ennemi extérieur» plus dangereux qu’avant.
Le projet de loi de finances 2017 inquiète grandement les Algériens. Quelle est la logique interne de la hausse de la TVA ?
En effet, tout est pratiquement en hausse : carburants, immobilier, transports publics, tabacs, médicaments, matériaux de construction, denrées alimentaires… sauf, évidemment, le pain et le lait, pour préserver un populisme dévastateur. Le pouvoir d’achat a chuté de plus de 40% depuis la dégringolade du prix du pétrole. Il est encore question d’augmenter de 11% le produit de la fiscalité ordinaire. En plus clair, toutes les taxes qui ne sont pas liées directement aux hydrocarbures sont revues à la hausse jusqu’ en 2019. La loi de finances 2017 est un véritable plan de guerre contre les laissés-pour-compte et les couches populaires. Ce programme d’ajustement structurel est plus draconien que celui du FMI. Il est en train aussi de laminer ce qui reste des classes moyennes, le fer de lance du développement politique et de la croissance économique. Ces augmentations d’impôts sont loin d’être judicieuses du point de vue de la rationalité économique et l’équité sociale. Plus fondamentalement, ces taxes ne sont pas inscrites dans une vision globale de gestion de la crise et encore moins dans sa sortie. Ce qui compte le plus, ce n’est pas un équilibre macro-économique à long terme mais un équilibre comptable à court terme !
La «facture salée» de la rigueur budgétaire dans les années à venir concernera-t-elle toutes les couches sociales de la société ?
Je ne pense pas puisque la rigueur budgétaire n’est pas appliquée de la même manière à toutes les catégories sociales. Les privilèges des dirigeants et cadres supérieurs, cette caste, oligarchie, n’est pas concernée par les mesures d’austérité. Les dépenses farfelues et de prestiges sont toujours inscrites dans le projet de loi de finances 2017. A titre symbolique, la réduction drastique des privilèges, hauts salaires et honoraires, doit s’imposer aujourd’hui, comme cela se fait d’ailleurs dans tous les pays qui vivent une crise de cette ampleur. Le pouvoir gagnerait en outre en crédibilité et confiance auprès des citoyens. Mais l’arrogance est telle qu’il ne prendra pas cette mesure. Pourquoi ? Pour ne pas admettre ses erreurs. Un pouvoir d’élite, pour reprendre la très célèbre expression du général Charles de Gaule, sûr le lui-même et dominateur, préfère tout bonnement faire chou blanc que de se remettre éventuellement en cause.
La loi de finances 2017 repose sur un prix de baril de pétrole à 50 dollars. Si le prix venait, une fois encore, à subir une dégringolade, existe-t-il un plan B, à votre avis ?
En réalité, le gouvernement n’a ni plan A ni plan B. Il navigue à vue. Si le prix du baril venait à baisser, contre toute attente, au-dessous de 50 dollars le baril, le gouvernement serait contraint de s’endetter sur le marché international. La Chine se propose déjà de venir à sa rescousse.
L’endettement en soi n’est pas problématique. Mais pour quoi faire ? A quoi servira-t-il ? Cet endettement sera complété par la vente des terres aux multinationales et émirs du golfe Persique. La nouvelle politique agraire prévoit la mise en place de fermes géantes. Une production agricole industrielle est attendue, semble-t-il. A cela il faut ajouter un troisième instrument : la dévaluation du dinar. Il a subi une dépréciation de plus de 20% l’année passée. Le dinar ne cesse de glisser depuis 2014. L’Algérie reste un excellent élève du néo-libéralisme alors qu’il est remis en cause en Europe et aux Etats-Unis.
L’autre aberration majeure à souligner est le budget militaire et sécuritaire qui n’a pas cessé d’augmenter depuis 2000. Le conflit entre la présidence de la République et l’état-major de l’armée n’a, par conséquent, aucune raison d’exister. C’est une vue de l’esprit de certains commentateurs. L’Algérie n’a pas atteint le niveau de développement turc. Aucun groupe, y compris les économistes médiatiques, n’ont osé passer à la loupe ce budget. Il reste le grand tabou. Il représente en 2016 plus de 30% du budget national alors que les investissements dans les secteurs, à valeur ajoutée, sont très faibles. C’est un véritable budget de guerre. Certes, l’achat des équipements militaires sophistiqués est pleinement justifié dans le cadre de la lutte antiterroriste. Il ne faut pas lésiner sur les moyens pour éradiquer ce fléau. La lutte doit être totale et implacable. Mais de là à s’équiper d’un armement très lourd et sophistiqué, de surcroît très coûteux, il doit y avoir un problème quelque part. Cette situation est d’autant problématique que cet armement ne risque pas d’être utilisé dans la campagne anti-terroriste. A ma connaissance, l’Algérie n’est en guerre avec aucun pays. Par contre, même si l’on projette de libérer la Palestine ou le Sahara occidental, il ne serait pas très judicieux, à l’ère de la cyberguerre, d’acheter toute cette «quincaillerie». Pour rappel, l’armement que le colonel Khadafi a stocké dans des hangars tout en prenant le soin de financer des campagnes électorales de l’autre côté de la Méditerranée a servi finalement à détruire son propre pays et à déstabiliser toute la région.
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