L'auteur a fait le plein dans sa ville d'Oran pour présenter son nouveau roman, "Zabor, ou les psaumes", après un long périple d'est en ouest du pays.
Des crampes à la main droite après des centaines et des centaines de signatures, l'humidité algéroise qui chignole les os et les nerfs, la douce lenteur de la fin d'après-midi d'un vendredi caniculaire, des kilomètres dans les jambes et le sourire qui tient le coup. À Alger, avant-dernière étape de sa tournée de promotion algérienne pour son dernier roman, Zabor, ou les psaumes, Kamel Daoud est crevé par son périple aux côtés de son éditeur Sofiane Hadjadj, cofondateur des éditions Barzakh : Constantine, Béjaïa, Tizi Ouzou, Bouzeguene, puis un passage par Alger avant de reprendre la route vers l'autre côté du pays, Oran, sa ville qui l'a adopté, qu'il a adoptée, mais non sans passer par Mostaganem, sa ville maternelle, pour quelques sardines et un salut à la famille et à la terre.

Rencontrer l'écrivain mais aussi l'homme
Crevé, donc, mais le sourire et l'amabilité, les mots qu'il faut et une disponibilité qui touche. « Eh bien, c'est pas comme ces s… de stars ou de footballeurs, avec la carrière qu'il a, il parle à chacun et prend un temps pour discuter avec les gens », glisse un découvreur de Kamel Daoud, un patriarche algérois qui a accompagné sa femme et ses trois jeunes filles fans de l'auteur dans la longue (et lente) queue des lecteurs. Durant trois heures et quelques, Kamel Daoud n'arrête pas, le défilé des lecteurs-curieux-fans-gotha algérois-amis non plus. En plus, le lieu détonne : Sidi Yahia ! Sidi Yahia, les « Champs-Élysées » algérois, quartier en hauteur de la capitale où s'installent les grandes franchises de marques mondiales, de Nike à Mango, où se prélassent les golden boys et les retraités barbouzes dans des cafés chicha branchés. C'est là ou les éditions Barzakh ont décidé de créer cet espace, Le 48, où cohabitent une librairie (L'Arbre à dire, titre d'un essai du grand Mohammed Dib), Le Perchoir, un restaurant-café effectivement perché sur le toit, et L'Agora, une salle de conférence-projection.

« En ces temps difficiles, la création d'une librairie prolonge l'aventure des éditions Barzakh, entamée au printemps de l'année 2000, affirmant de nouveau notre foi en la littérature ainsi que, plus largement, notre engagement dans l'action culturelle », expliquent les initiateurs du projet. « Il est plus facile de construire une dictature dans un désert d'idées que dans une librairie », atteste Kamel Daoud devant la caméra d'une chaîne privée venue l'interviewer alors que se forme une foule à l'extérieur de la librairie présente pour une dédicace mais surtout pour le voir, lui parler.
Saisir l'homme au-delà de ce qui se dit autour de lui, invectives et procès d'intention. C'est un peu la démarche de Sid Ahmed Semiane, un autre chroniqueur de presse, célèbre sous le sigle SAS, qui suit l'auteur depuis plusieurs mois, à travers plusieurs pays, et jusque dans sa cuisine oranaise pour le petit déjeuner matinal, pour réaliser un documentaire. « Je voulais déconstruire le discours autour de lui en étant tout le temps avec lui. » « Dans certaines villes, on nous dit : Attention, Kamel Daoud ne fait pas l'unanimité ! Eh bien, tant mieux, commente son éditeur Sofiane Hadjadj. Tant mieux si on peut débattre, mais sans verser dans l'insulte. » Sioniste, harki, agent de l'Occident, petit colonisé, esclave des médias français, islamophobe, etc. : rien ne sera épargné à l'auteur de Meursault, contre-enquête, qui ramasse même dans le lot une fatwa pour l'exécuter en public de la part d'un salafiste toujours en liberté. « Quand on voit tous ces gens ici, en Kabylie, avec un village entier qui se mobilise pour organiser la rencontre avec l'auteur à Bouzeguene, à Constantine où il a fallu l'intervention de la police pour gérer la foule qui débordait sur le trottoir de la librairie, ici, à Alger, tous ces jeunes, vieux, lecteurs arabophones ou francophones, fans ou curieux, on se dit souvent que les attaques contre Daoud ne sont que l'œuvre d'un petit groupe d'idéologues fanatiques et jaloux, embusqués dans le maquis viral des réseaux sociaux », observe un libraire algérois.

« Quand je vois tout ce monde, ça me remonte le moral, je me dis que le pays va quand même mieux s'il y a tant de personnes qui font la queue pour un livre, un auteur », appuie Lamia, la belle trentaine, cadre dans un ministère qui a traîné avec elle un groupe d'amis : « Je les ai convaincus de laisser tomber la plage aujourd'hui ! » Derrière elle, l'épouse d'un ambassadeur sud-américain est toute fière de montrer la dédicace sur la page de garde du roman : « Il a corrigé mon mari qui a énoncé d'abord son prénom avant le mien en disant honneur aux femmes. » Le soir tombe sur Sidi Yahia, il est 20 heures, et Kamel Daoud signe les livres et échange avec les lecteurs depuis presque plus de trois heures. L'épuisement des déplacements en voiture sous la chaleur de ces derniers jours s'efface peu à peu grâce à la bienveillance de la foule, les sourires timides lors des séances photo (systématiques) et les paroles surtout, amicales ou étonnantes, aussi directes que le sont les Algériens dans leur affection ou leur énervement. « Merci, merci, merci, merci… » : l'auteur prolixe se recentre sur cette affection que lui porte le public d'Alger, venu en force aimer la littérature et montrer sa fierté de compter un Algérien parmi les stars de la littérature. Kamel Daoud, prophète en son pays.
ADLÈNE MEDDI - Le Point Afrique
* 22 août 2017, parution en Algérie de « Zabor, ou les psaumes » (Actes Sud).
Extrait de « Zabor, ou les psaumes »
Les livres-talismans Je décidai d'entrouvrir les yeux et ce fut pour apercevoir celui qui n'était ni femme ni homme, mielleux et rusé, se saisir de quelques feuilles de papier et d'un calame. Il griffonna longuement, dans le clair-obscur où brillaient ses yeux rieurs, avant de plier plusieurs petits talismans, des « livres » hermétiques et interdits à la lecture, qu'il faudrait utiliser selon des explications strictes fournies à ma tante. Je devais garder sept livres sur le corps, collés à ma peau, dans mon sac et sous mon oreiller. Les trois autres devaient tremper dans un mélange d'huile, de miel et de thym, afin que l'encre se dissolve dans une mixture qu'on me ferait boire à jeun, le vendredi matin, assis face à l'est. « Il a été frappé par le mauvais oeil et mordu par l'esprit d'un chien nocturne ! », conclut-il. Son sourire me fit encore plus peur quand il me fixa pour la dernière fois, comme s'il avait deviné l'origine de mes terreurs d'éveil au monde.
Propos recueillis par Kamel Daoud
Des crampes à la main droite après des centaines et des centaines de signatures, l'humidité algéroise qui chignole les os et les nerfs, la douce lenteur de la fin d'après-midi d'un vendredi caniculaire, des kilomètres dans les jambes et le sourire qui tient le coup. À Alger, avant-dernière étape de sa tournée de promotion algérienne pour son dernier roman, Zabor, ou les psaumes, Kamel Daoud est crevé par son périple aux côtés de son éditeur Sofiane Hadjadj, cofondateur des éditions Barzakh : Constantine, Béjaïa, Tizi Ouzou, Bouzeguene, puis un passage par Alger avant de reprendre la route vers l'autre côté du pays, Oran, sa ville qui l'a adopté, qu'il a adoptée, mais non sans passer par Mostaganem, sa ville maternelle, pour quelques sardines et un salut à la famille et à la terre.

Rencontrer l'écrivain mais aussi l'homme
Crevé, donc, mais le sourire et l'amabilité, les mots qu'il faut et une disponibilité qui touche. « Eh bien, c'est pas comme ces s… de stars ou de footballeurs, avec la carrière qu'il a, il parle à chacun et prend un temps pour discuter avec les gens », glisse un découvreur de Kamel Daoud, un patriarche algérois qui a accompagné sa femme et ses trois jeunes filles fans de l'auteur dans la longue (et lente) queue des lecteurs. Durant trois heures et quelques, Kamel Daoud n'arrête pas, le défilé des lecteurs-curieux-fans-gotha algérois-amis non plus. En plus, le lieu détonne : Sidi Yahia ! Sidi Yahia, les « Champs-Élysées » algérois, quartier en hauteur de la capitale où s'installent les grandes franchises de marques mondiales, de Nike à Mango, où se prélassent les golden boys et les retraités barbouzes dans des cafés chicha branchés. C'est là ou les éditions Barzakh ont décidé de créer cet espace, Le 48, où cohabitent une librairie (L'Arbre à dire, titre d'un essai du grand Mohammed Dib), Le Perchoir, un restaurant-café effectivement perché sur le toit, et L'Agora, une salle de conférence-projection.

« En ces temps difficiles, la création d'une librairie prolonge l'aventure des éditions Barzakh, entamée au printemps de l'année 2000, affirmant de nouveau notre foi en la littérature ainsi que, plus largement, notre engagement dans l'action culturelle », expliquent les initiateurs du projet. « Il est plus facile de construire une dictature dans un désert d'idées que dans une librairie », atteste Kamel Daoud devant la caméra d'une chaîne privée venue l'interviewer alors que se forme une foule à l'extérieur de la librairie présente pour une dédicace mais surtout pour le voir, lui parler.
Saisir l'homme au-delà de ce qui se dit autour de lui, invectives et procès d'intention. C'est un peu la démarche de Sid Ahmed Semiane, un autre chroniqueur de presse, célèbre sous le sigle SAS, qui suit l'auteur depuis plusieurs mois, à travers plusieurs pays, et jusque dans sa cuisine oranaise pour le petit déjeuner matinal, pour réaliser un documentaire. « Je voulais déconstruire le discours autour de lui en étant tout le temps avec lui. » « Dans certaines villes, on nous dit : Attention, Kamel Daoud ne fait pas l'unanimité ! Eh bien, tant mieux, commente son éditeur Sofiane Hadjadj. Tant mieux si on peut débattre, mais sans verser dans l'insulte. » Sioniste, harki, agent de l'Occident, petit colonisé, esclave des médias français, islamophobe, etc. : rien ne sera épargné à l'auteur de Meursault, contre-enquête, qui ramasse même dans le lot une fatwa pour l'exécuter en public de la part d'un salafiste toujours en liberté. « Quand on voit tous ces gens ici, en Kabylie, avec un village entier qui se mobilise pour organiser la rencontre avec l'auteur à Bouzeguene, à Constantine où il a fallu l'intervention de la police pour gérer la foule qui débordait sur le trottoir de la librairie, ici, à Alger, tous ces jeunes, vieux, lecteurs arabophones ou francophones, fans ou curieux, on se dit souvent que les attaques contre Daoud ne sont que l'œuvre d'un petit groupe d'idéologues fanatiques et jaloux, embusqués dans le maquis viral des réseaux sociaux », observe un libraire algérois.

« Quand je vois tout ce monde, ça me remonte le moral, je me dis que le pays va quand même mieux s'il y a tant de personnes qui font la queue pour un livre, un auteur », appuie Lamia, la belle trentaine, cadre dans un ministère qui a traîné avec elle un groupe d'amis : « Je les ai convaincus de laisser tomber la plage aujourd'hui ! » Derrière elle, l'épouse d'un ambassadeur sud-américain est toute fière de montrer la dédicace sur la page de garde du roman : « Il a corrigé mon mari qui a énoncé d'abord son prénom avant le mien en disant honneur aux femmes. » Le soir tombe sur Sidi Yahia, il est 20 heures, et Kamel Daoud signe les livres et échange avec les lecteurs depuis presque plus de trois heures. L'épuisement des déplacements en voiture sous la chaleur de ces derniers jours s'efface peu à peu grâce à la bienveillance de la foule, les sourires timides lors des séances photo (systématiques) et les paroles surtout, amicales ou étonnantes, aussi directes que le sont les Algériens dans leur affection ou leur énervement. « Merci, merci, merci, merci… » : l'auteur prolixe se recentre sur cette affection que lui porte le public d'Alger, venu en force aimer la littérature et montrer sa fierté de compter un Algérien parmi les stars de la littérature. Kamel Daoud, prophète en son pays.
ADLÈNE MEDDI - Le Point Afrique
* 22 août 2017, parution en Algérie de « Zabor, ou les psaumes » (Actes Sud).
Extrait de « Zabor, ou les psaumes »
Les livres-talismans Je décidai d'entrouvrir les yeux et ce fut pour apercevoir celui qui n'était ni femme ni homme, mielleux et rusé, se saisir de quelques feuilles de papier et d'un calame. Il griffonna longuement, dans le clair-obscur où brillaient ses yeux rieurs, avant de plier plusieurs petits talismans, des « livres » hermétiques et interdits à la lecture, qu'il faudrait utiliser selon des explications strictes fournies à ma tante. Je devais garder sept livres sur le corps, collés à ma peau, dans mon sac et sous mon oreiller. Les trois autres devaient tremper dans un mélange d'huile, de miel et de thym, afin que l'encre se dissolve dans une mixture qu'on me ferait boire à jeun, le vendredi matin, assis face à l'est. « Il a été frappé par le mauvais oeil et mordu par l'esprit d'un chien nocturne ! », conclut-il. Son sourire me fit encore plus peur quand il me fixa pour la dernière fois, comme s'il avait deviné l'origine de mes terreurs d'éveil au monde.
Propos recueillis par Kamel Daoud
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