Nadjia Bouaricha
31 janvier 2019 à 12 h 00 min
L’ancien ministre Smaïl Goumeziane aborde dans cet entretien la question de la prochaine élection présidentielle et détaille son analyse sur les principaux critères devant mener le pays à bon port. «Seul un Etat national, souverain et démocratique est en mesure de réduire les peurs et de porter l’espoir de tout un peuple», affirme-t-il.
– L’élection présidentielle aura lieu le 18 avril prochain. Les conditions d’une élection libre et démocratique sont-elles réunies ?
A l’évidence, cette élection ne peut être ni libre ni démocratique. Et, ce n’est pas seulement une affaire de bonne ou mauvaise organisation du scrutin. Pour qu’une élection soit libre et démocratique, il faudrait que le citoyen soit libre et que le mode de gouvernance soit démocratique. Or, aujourd’hui encore, c’est loin d’être le cas, ni pour l’un ni pour l’autre.
Pour autant, le corps électoral a été convoqué, et le scrutin aura lieu à la date retenue du 18 avril. D’aucuns iront voter pour tel ou tel candidat, avec crainte, espoir ou sans illusions. D’autres boycotteront le scrutin. Certains partis, hommes et femmes politiques, essaieront d’orienter le débat dans un sens ou dans l’autre, en se portant candidats ou en refusant de participer.
Avec des arguments plus ou moins rigoureux, des programmes plus ou moins convaincants et des mobilisations plus ou moins légales. Certains, parmi ceux qui ont déjà retiré les dossiers de candidature, iront même jusqu’à transformer cette joute électorale en spectacle folklorique. D’autres, enfin, n’hésiteront pas à vomir des affaires nauséabondes à forts relents de «fake news». Il en est ainsi des processus électoraux, et pas seulement en Algérie !
Tous, politiques et citoyens, attendent cependant que le scrutin se déroule dans la paix. Bien entendu, dire que le moment n’est pas démocratique ne résulte ni d’un parti pris ni d’une lubie. Tous les observateurs avertis, y compris parmi les candidats, le savent, les scrutins ont toujours été décriés pour diverses raisons : fraude, inorganisation, partialité de l’administration, clientélisme, corruption, pressions et autres violences.
Au-delà du pays, des études internationales, plus ou moins scientifiques, dont celle réalisée par la revue The Economist, évaluent, depuis de nombreuses années, «l’indice de démocratie» à l’aide de plusieurs critères mesurables et quantifiables pour déterminer le niveau atteint par les pays en termes de démocratie.
Et, d’année en année, on peut ainsi observer la «trajectoire démocratique» suivie par les uns et les autres. Cette trajectoire, rappelons-le, est mesurée à quatre niveaux : le plus bas, ou régime autoritaire, puis le régime hybride (ou démocrature), suivi du régime à démocratie incomplète et enfin le niveau le plus élevé, celui de la démocratie pleine.
Pour chacun des pays, le rythme et la qualité de la trajectoire démocratique sont en fonction de cinq critères : le processus électoral et le pluralisme ; les libertés individuelles et collectives ; le fonctionnement de l’Exécutif (gouvernance) ; la participation politique ; la culture politique (des citoyens). Ces critères accordent une place particulière au respect des droits humains essentiels, comme la liberté de parole, d’expression et d’information, la liberté de religion, la liberté d’association et de réunion, le droit à un juste processus judiciaire…
Or, de ces études, il ressort que l’Algérie, qui était déjà classée comme pays à régime autoritaire en 2008, stagne dix ans après au même niveau, soit la 128e place sur 167 (avec un indice de 3,56 sur 10), malgré une culture politique de ses citoyens supérieure à la moyenne. Le pays se positionne ainsi derrière le Cameroun et devant l’Egypte, la Russie, l’Iran ou l’Arabie Saoudite.
Autrement dit, durant toutes ces années, le statu quo a toujours prévalu, bloquant toute possibilité d’évolution de la «trajectoire démocratique», quand d’autres pays, comme la Tunisie voisine, ont vu, dans la même décennie, leur trajectoire bondir et sauter un pallier pour passer de régime autoritaire à régime de démocratie incomplète.
Cette étude montre, par ailleurs, que d’autres pays, et pas des moindres, ont connu une régression de leur trajectoire pour tomber du régime à démocratie pleine au régime à démocratie incomplète (Etats-Unis, Japon, France). Cela signifie que la trajectoire démocratique n’est jamais ni automatique ni définitivement acquise.
Bien évidemment, cette stagnation du classement de l’Algérie ne fait plaisir à personne et il est aisé de comprendre que son peuple ne peut se satisfaire de cette situation. Celle-ci montre au contraire le chemin semé d’embûches qui reste à parcourir pour atteindre le stade, tant espéré, de pays à régime démocratique, même incomplet.
– Quel sens peut avoir une élection sous un régime classé autoritaire ?
Deux raisons au moins militent en faveur de la tenue d’un scrutin sous régime autoritaire. D’une part, dans un régime autoritaire, l’organisation même imparfaite d’un scrutin permet, malgré tout, l’expression pacifique, bien qu’incomplète et asymétrique, des intérêts divergents d’une partie plus ou moins importante de la population.
Car un débat pacifique, même partiel et non démocratique, vaut toujours mieux qu’un affrontement violent et fratricide. Comme je l’ai rappelé à plusieurs reprises : «L’arme du dialogue est préférable au dialogue des armes.» Dans le cas inverse, comme nous le savons tous, durant une décennie, l’Algérie et son peuple ont payé un très lourd tribut.
D’autre part, quels que soient les pays et leur classement international, très rares sont ceux qui n’organisent pas de scrutins, certes plus ou moins démocratiques. Là n’est donc pas le problème… ni la solution. Ce qui peut faire «bouger les lignes», mais qui n’est pas simple à établir, c’est la conjugaison des cinq critères et, au-delà, les performances économiques à réaliser. Tous ces critères et d’autres montrent, si besoin était, que l’instauration d’un régime démocratique est une affaire complexe et de longue haleine, qui ne se résout pas à une échéance électorale, fut-elle présidentielle, ni même au seul pluralisme politique.
Celle-ci, sous certaines conditions historiques, peut tout juste être un point de départ, parmi d’autres, d’une «trajectoire» plus ou moins démocratique, et à plus ou moins long terme. Raison de plus pour ne plus perdre de temps et définir au plus vite une telle trajectoire. Dans cette perspective, deux trajectoires parmi d’autres peuvent servir de repères à l’Algérie.
Celle qui a conduit à la démocratie pleine de la Norvège (première du classement), grâce à une double maturation : celle de son système de gouvernance démocratique et celle de son développement économique humainement et socialement performant. Celle qui a conduit à la démocratie incomplète de la Tunisie voisine, fondée à la fois sur une évolution positive de son mode de gouvernance, du fait de son «printemps», et sur des difficultés à poursuivre ses réformes économiques et à approfondir les libertés citoyennes.
Entre ces deux trajectoires, alimentées par des parcours historiques différenciés, mais qui conjuguent plus ou moins fortement liberté politique et liberté économique, il y a là, pour l’Algérie qui est restée, depuis trop longtemps immobile sur la ligne de départ, un sacré challenge qui s’offre à la fois au système de gouvernance en place, à ses oppositions démocratiques et à la société civile tout entière. Et qui suppose d’agir, au plus vite, et de façon rassemblée et pacifique, sur l’ensemble des critères politiques et économiques.
31 janvier 2019 à 12 h 00 min
L’ancien ministre Smaïl Goumeziane aborde dans cet entretien la question de la prochaine élection présidentielle et détaille son analyse sur les principaux critères devant mener le pays à bon port. «Seul un Etat national, souverain et démocratique est en mesure de réduire les peurs et de porter l’espoir de tout un peuple», affirme-t-il.
– L’élection présidentielle aura lieu le 18 avril prochain. Les conditions d’une élection libre et démocratique sont-elles réunies ?
A l’évidence, cette élection ne peut être ni libre ni démocratique. Et, ce n’est pas seulement une affaire de bonne ou mauvaise organisation du scrutin. Pour qu’une élection soit libre et démocratique, il faudrait que le citoyen soit libre et que le mode de gouvernance soit démocratique. Or, aujourd’hui encore, c’est loin d’être le cas, ni pour l’un ni pour l’autre.
Pour autant, le corps électoral a été convoqué, et le scrutin aura lieu à la date retenue du 18 avril. D’aucuns iront voter pour tel ou tel candidat, avec crainte, espoir ou sans illusions. D’autres boycotteront le scrutin. Certains partis, hommes et femmes politiques, essaieront d’orienter le débat dans un sens ou dans l’autre, en se portant candidats ou en refusant de participer.
Avec des arguments plus ou moins rigoureux, des programmes plus ou moins convaincants et des mobilisations plus ou moins légales. Certains, parmi ceux qui ont déjà retiré les dossiers de candidature, iront même jusqu’à transformer cette joute électorale en spectacle folklorique. D’autres, enfin, n’hésiteront pas à vomir des affaires nauséabondes à forts relents de «fake news». Il en est ainsi des processus électoraux, et pas seulement en Algérie !
Tous, politiques et citoyens, attendent cependant que le scrutin se déroule dans la paix. Bien entendu, dire que le moment n’est pas démocratique ne résulte ni d’un parti pris ni d’une lubie. Tous les observateurs avertis, y compris parmi les candidats, le savent, les scrutins ont toujours été décriés pour diverses raisons : fraude, inorganisation, partialité de l’administration, clientélisme, corruption, pressions et autres violences.
Au-delà du pays, des études internationales, plus ou moins scientifiques, dont celle réalisée par la revue The Economist, évaluent, depuis de nombreuses années, «l’indice de démocratie» à l’aide de plusieurs critères mesurables et quantifiables pour déterminer le niveau atteint par les pays en termes de démocratie.
Et, d’année en année, on peut ainsi observer la «trajectoire démocratique» suivie par les uns et les autres. Cette trajectoire, rappelons-le, est mesurée à quatre niveaux : le plus bas, ou régime autoritaire, puis le régime hybride (ou démocrature), suivi du régime à démocratie incomplète et enfin le niveau le plus élevé, celui de la démocratie pleine.
Pour chacun des pays, le rythme et la qualité de la trajectoire démocratique sont en fonction de cinq critères : le processus électoral et le pluralisme ; les libertés individuelles et collectives ; le fonctionnement de l’Exécutif (gouvernance) ; la participation politique ; la culture politique (des citoyens). Ces critères accordent une place particulière au respect des droits humains essentiels, comme la liberté de parole, d’expression et d’information, la liberté de religion, la liberté d’association et de réunion, le droit à un juste processus judiciaire…
Or, de ces études, il ressort que l’Algérie, qui était déjà classée comme pays à régime autoritaire en 2008, stagne dix ans après au même niveau, soit la 128e place sur 167 (avec un indice de 3,56 sur 10), malgré une culture politique de ses citoyens supérieure à la moyenne. Le pays se positionne ainsi derrière le Cameroun et devant l’Egypte, la Russie, l’Iran ou l’Arabie Saoudite.
Autrement dit, durant toutes ces années, le statu quo a toujours prévalu, bloquant toute possibilité d’évolution de la «trajectoire démocratique», quand d’autres pays, comme la Tunisie voisine, ont vu, dans la même décennie, leur trajectoire bondir et sauter un pallier pour passer de régime autoritaire à régime de démocratie incomplète.
Cette étude montre, par ailleurs, que d’autres pays, et pas des moindres, ont connu une régression de leur trajectoire pour tomber du régime à démocratie pleine au régime à démocratie incomplète (Etats-Unis, Japon, France). Cela signifie que la trajectoire démocratique n’est jamais ni automatique ni définitivement acquise.
Bien évidemment, cette stagnation du classement de l’Algérie ne fait plaisir à personne et il est aisé de comprendre que son peuple ne peut se satisfaire de cette situation. Celle-ci montre au contraire le chemin semé d’embûches qui reste à parcourir pour atteindre le stade, tant espéré, de pays à régime démocratique, même incomplet.
– Quel sens peut avoir une élection sous un régime classé autoritaire ?
Deux raisons au moins militent en faveur de la tenue d’un scrutin sous régime autoritaire. D’une part, dans un régime autoritaire, l’organisation même imparfaite d’un scrutin permet, malgré tout, l’expression pacifique, bien qu’incomplète et asymétrique, des intérêts divergents d’une partie plus ou moins importante de la population.
Car un débat pacifique, même partiel et non démocratique, vaut toujours mieux qu’un affrontement violent et fratricide. Comme je l’ai rappelé à plusieurs reprises : «L’arme du dialogue est préférable au dialogue des armes.» Dans le cas inverse, comme nous le savons tous, durant une décennie, l’Algérie et son peuple ont payé un très lourd tribut.
D’autre part, quels que soient les pays et leur classement international, très rares sont ceux qui n’organisent pas de scrutins, certes plus ou moins démocratiques. Là n’est donc pas le problème… ni la solution. Ce qui peut faire «bouger les lignes», mais qui n’est pas simple à établir, c’est la conjugaison des cinq critères et, au-delà, les performances économiques à réaliser. Tous ces critères et d’autres montrent, si besoin était, que l’instauration d’un régime démocratique est une affaire complexe et de longue haleine, qui ne se résout pas à une échéance électorale, fut-elle présidentielle, ni même au seul pluralisme politique.
Celle-ci, sous certaines conditions historiques, peut tout juste être un point de départ, parmi d’autres, d’une «trajectoire» plus ou moins démocratique, et à plus ou moins long terme. Raison de plus pour ne plus perdre de temps et définir au plus vite une telle trajectoire. Dans cette perspective, deux trajectoires parmi d’autres peuvent servir de repères à l’Algérie.
Celle qui a conduit à la démocratie pleine de la Norvège (première du classement), grâce à une double maturation : celle de son système de gouvernance démocratique et celle de son développement économique humainement et socialement performant. Celle qui a conduit à la démocratie incomplète de la Tunisie voisine, fondée à la fois sur une évolution positive de son mode de gouvernance, du fait de son «printemps», et sur des difficultés à poursuivre ses réformes économiques et à approfondir les libertés citoyennes.
Entre ces deux trajectoires, alimentées par des parcours historiques différenciés, mais qui conjuguent plus ou moins fortement liberté politique et liberté économique, il y a là, pour l’Algérie qui est restée, depuis trop longtemps immobile sur la ligne de départ, un sacré challenge qui s’offre à la fois au système de gouvernance en place, à ses oppositions démocratiques et à la société civile tout entière. Et qui suppose d’agir, au plus vite, et de façon rassemblée et pacifique, sur l’ensemble des critères politiques et économiques.
Commentaire