L’ARMÉE ALGÉRIENNE DÉCHIRÉE ENTRE LA RUE ET LES CLANS
21/05/2019 9’
José Garçon
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Après plusieurs semaines de contestation en Algérie, le hirak – le mouvement – ne s’essouffle pas et demeure unitaire. La journaliste spécialiste de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient José Garçon analyse et décrypte la stratégie du régime, de l’armée et de son leader, Ahmed Gaïd Salah, pour maintenir coûte que coûte un système dénoncé et rejeté par le hirak, et s’interroge également sur l’issue politique de ce moment démocratique historique.
Trois mois après son début, le soulèvement du peuple algérien ne donne aucun signe notable d’affaiblissement, enterrant les espoirs de ceux qui misaient sur son essoufflement pendant le Ramadan. À Alger comme à l’intérieur du pays, il continue à exiger un « changement de système » sans rien perdre de son caractère pacifique et discipliné. Pourtant, l’Algérie semble figée dans un bras de fer entre, d’un côté, ce hirak – mouvement – qui exige une période de « transition menée par des personnalités indépendantes », et de l’autre l’état-major de l’armée qui, pour ne rien céder de ses prérogatives, s’obstine à imposer un simple relookage du système à travers une élection présidentielle prévue le 4 juillet 2019.
Cinq semaines après la chute d’Abdelaziz Bouteflika, la rue algérienne s’est imposée comme le seul grand acteur politique face à une armée qui s’exprime, elle, à travers son chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah. De vendredi en vendredi, jour des manifestations, elle poursuit un surprenant face-à-face avec ce qu’on appelait pudiquement « le pouvoir » – pour n’avoir pas à désigner l’armée. Gaïd Salah parle[1], alternant main tendue et menaces, tentant d’imposer un point de vue brutal avant de s’adapter en fonction des réactions des contestataires dont la réponse ne varie guère : un « dégagisme » radical et généralisé.
Dans ce contexte, le départ d’Abdelaziz Bouteflika, exigé par la rue et accéléré par le général Gaïd Salah – ex-plus fervent partisan d’un cinquième mandat de ce président-momie – fait quasiment figure d’épiphénomène. Tout comme les tentatives, éphémères et vaines, de recyclage de vieilles personnalités bénéficiant d’une aura internationale ou moins ouvertement compromises avec le système.
I - L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE, ALPHA ET OMÉGA D’UN RÉGIME AUX ABOIS
En réalité, le régime ne sait que faire face à la politisation d’une société qu’il a toujours méprisée. Sauf à tenter de faire diversion en ressortant les ficelles éculées qui dénoncent la « main de l’étranger » et voient partout des « comploteurs » menaçant « l’unité et la stabilité » du pays. Comme si, embourbé dans ses conflits internes, il ne comprenait ni les implications du changement générationnel, ni la puissance des réseaux sociaux. Il est en outre d’autant plus réfractaire à toute idée de changement que des flux financiers énormes sont en jeu.
Paniqué par l’installation du mouvement dans la durée, il tente de gagner du temps et navigue à vue, conscient qu’il n’a pas le choix. Une répression violente, qui plus est contre des foules pacifiques, le mettrait en difficulté sur la scène internationale. Et surtout, elle provoquerait des remous au sein même de l’armée.
Dès lors, l’application stricte de la Constitution – qui prévoit une élection présidentielle le 4 juillet prochain[2] – doublée d’une justice spectacle s’est imposée comme l’alpha et l’oméga du régime qui découvre soudain les vertus d’un texte qu’il a maintes fois violé et trituré. Qu’importe si tenir ce scrutin semble techniquement impossible[3] d’autant qu’aucun candidat crédible ne s’est déclaré ? Qu’importe aussi si le président qui en serait issu n’aurait aucune légitimité puisque le corps électoral est dans la rue et rejette ce processus mené par des figures du régime[4] ? Pour Gaïd Salah et l’état-major, seule cette élection présidentielle peut constituer – quitte sans doute à la retarder de quelques semaines – une porte de sortie leur permettant de garder la main en imposant un candidat qu’ils auront préempté. Elle leur éviterait aussi de se retrouver dans un vide institutionnel dangereux à l’issue des 90 jours constitutionnels de présidence intérimaire. Ce n’est pas son seul intérêt. Ce scrutin permettrait à des généraux ayant toujours préféré les révolutions de palais aux putschs militaires d’afficher – notamment auprès de leurs partenaires étrangers – le respect de la Constitution et le légalisme formel qu’ils affectionnent.
21/05/2019 9’
José Garçon
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Après plusieurs semaines de contestation en Algérie, le hirak – le mouvement – ne s’essouffle pas et demeure unitaire. La journaliste spécialiste de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient José Garçon analyse et décrypte la stratégie du régime, de l’armée et de son leader, Ahmed Gaïd Salah, pour maintenir coûte que coûte un système dénoncé et rejeté par le hirak, et s’interroge également sur l’issue politique de ce moment démocratique historique.
Trois mois après son début, le soulèvement du peuple algérien ne donne aucun signe notable d’affaiblissement, enterrant les espoirs de ceux qui misaient sur son essoufflement pendant le Ramadan. À Alger comme à l’intérieur du pays, il continue à exiger un « changement de système » sans rien perdre de son caractère pacifique et discipliné. Pourtant, l’Algérie semble figée dans un bras de fer entre, d’un côté, ce hirak – mouvement – qui exige une période de « transition menée par des personnalités indépendantes », et de l’autre l’état-major de l’armée qui, pour ne rien céder de ses prérogatives, s’obstine à imposer un simple relookage du système à travers une élection présidentielle prévue le 4 juillet 2019.
Cinq semaines après la chute d’Abdelaziz Bouteflika, la rue algérienne s’est imposée comme le seul grand acteur politique face à une armée qui s’exprime, elle, à travers son chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah. De vendredi en vendredi, jour des manifestations, elle poursuit un surprenant face-à-face avec ce qu’on appelait pudiquement « le pouvoir » – pour n’avoir pas à désigner l’armée. Gaïd Salah parle[1], alternant main tendue et menaces, tentant d’imposer un point de vue brutal avant de s’adapter en fonction des réactions des contestataires dont la réponse ne varie guère : un « dégagisme » radical et généralisé.
Dans ce contexte, le départ d’Abdelaziz Bouteflika, exigé par la rue et accéléré par le général Gaïd Salah – ex-plus fervent partisan d’un cinquième mandat de ce président-momie – fait quasiment figure d’épiphénomène. Tout comme les tentatives, éphémères et vaines, de recyclage de vieilles personnalités bénéficiant d’une aura internationale ou moins ouvertement compromises avec le système.
I - L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE, ALPHA ET OMÉGA D’UN RÉGIME AUX ABOIS
En réalité, le régime ne sait que faire face à la politisation d’une société qu’il a toujours méprisée. Sauf à tenter de faire diversion en ressortant les ficelles éculées qui dénoncent la « main de l’étranger » et voient partout des « comploteurs » menaçant « l’unité et la stabilité » du pays. Comme si, embourbé dans ses conflits internes, il ne comprenait ni les implications du changement générationnel, ni la puissance des réseaux sociaux. Il est en outre d’autant plus réfractaire à toute idée de changement que des flux financiers énormes sont en jeu.
Paniqué par l’installation du mouvement dans la durée, il tente de gagner du temps et navigue à vue, conscient qu’il n’a pas le choix. Une répression violente, qui plus est contre des foules pacifiques, le mettrait en difficulté sur la scène internationale. Et surtout, elle provoquerait des remous au sein même de l’armée.
Dès lors, l’application stricte de la Constitution – qui prévoit une élection présidentielle le 4 juillet prochain[2] – doublée d’une justice spectacle s’est imposée comme l’alpha et l’oméga du régime qui découvre soudain les vertus d’un texte qu’il a maintes fois violé et trituré. Qu’importe si tenir ce scrutin semble techniquement impossible[3] d’autant qu’aucun candidat crédible ne s’est déclaré ? Qu’importe aussi si le président qui en serait issu n’aurait aucune légitimité puisque le corps électoral est dans la rue et rejette ce processus mené par des figures du régime[4] ? Pour Gaïd Salah et l’état-major, seule cette élection présidentielle peut constituer – quitte sans doute à la retarder de quelques semaines – une porte de sortie leur permettant de garder la main en imposant un candidat qu’ils auront préempté. Elle leur éviterait aussi de se retrouver dans un vide institutionnel dangereux à l’issue des 90 jours constitutionnels de présidence intérimaire. Ce n’est pas son seul intérêt. Ce scrutin permettrait à des généraux ayant toujours préféré les révolutions de palais aux putschs militaires d’afficher – notamment auprès de leurs partenaires étrangers – le respect de la Constitution et le légalisme formel qu’ils affectionnent.
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