By La redaction de Mondafrique -28 octobre 2019
Même si l’enseignement médical lui a pris le plus clair de son temps, Belaïd Abane n’a jamais vraiment abandonné la casquette du « politologue ». Après avoir vécu « les événements » de 1954 à 1962, dans un « village de regroupement » en Kabylie, il est fortement marqué par la guerre d’Algérie à laquelle sa famille a payé un lourd tribut.
Bélaïd Abane, une voix très écoutée en Algérie, prend position contre la tenue des élections présidentielles de décembre et se prononce en faveur d’une autorité politique consensuelle agréée par le mouvement populaire.
Voici un entretien que Belaïd Abane a accordé à Djaffar Amokrane
Djaffar Amokrane : vous vous êtes immergé encore tout récemment dans le mouvement populaire à Alger. Quelles impressions en rapportez-vous ?
Bélaïd Abane : J’ai vu une protestation populaire tsunamique. J’ai vu les Algériens (et échangé avec beaucoup d’entre eux) dans toute leur diversité : des enfants, des jeunes, des adultes des personnes parfois très âgées, des femmes et des hommes habillées à l’occidentale, des femmes et des hommes avec la tenue religieuse traditionnelle, des cadres, des ouvriers, des entrepreneurs, des professions libérales…Le peuple en quelque sorte, rassemblé autour d’un mot d’ordre essentiel : la fin du système.
Une chose m’a fortement impressionné : la détermination dans le regard et les propos des gens. Cela m’a amené à penser que le peuple algérien dépossédé de sa souveraineté depuis 1962 est décidé à reprendre en mains son destin collectif et qu’il ira jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à amener le Haut commandement militaire à revoir sa stratégie et à admettre que l’armée ne peut décider seule de l’avenir politique du pays.
J’ai noté aussi une franche hostilité du peuple marchant envers le Général Gaïd Salah, chef d’état-major (CEM). J’avais compris que ce dernier avait dilapidé le capital de sympathie qu’il avait engrangé après le départ de Bouteflika et la neutralisation des membres les plus influents de ce qu’il avait désigné comme la Issaba[1]. Il s’est positionné au fil de ses allocutions contre le mouvement populaire au lieu d’aller vers lui et de le soustraire aux influences adverses. Ce fut une erreur majeure d’évaluation politique de la situation.
Au lieu d’agir en politique, le Haut commandement de l’armée fait dans ce qu’il sait le mieux faire, la discipline militaire, oubliant que le peuple n’est pas une caserne et que la société algérienne a considérablement évolué et qu’elle est maintenant en phase avec les mutations d’un monde complètement ouvert.
Djaffar Amokrane. Pourquoi le mouvement populaire n’est pas parvenu à ce jour à trouver des représentants?
B.A. Effectivement et je me suis moi-même posé la question au départ. Il faut se rendre à l’évidence que le Hyrak est un mouvement totalement horizontal où les différences politiques, idéologiques, identitaires, sociales, et même générationnelles sont provisoirement mises de côté en attendant le dénouement heureux de la crise. Les Algériens se sont investis dans le Hyrak[2] à titre individuel et non pas au nom d’un parti, d’un syndicat ou d’une quelconque obédience. Un seul mot d’ordre fait l’unanimité du peuple marchant : le départ du système, et depuis l’annonce des élections, le rejet de celles-ci.
Pour le moment il ne peut pas y avoir de représentants. Tous les animateurs talentueux reconnus par le peuple qui marche ont été neutralisés. L’intelligence profonde qui accompagne discrètement le Hyrak sait de par son expertise passée dans ce domaine comment on subjugue ou neutralise tout leader charismatique qui apparaît dans l’espace public.
On peut donc parier que le mouvement restera un bloc monolithique jusqu’à ce que l’autorité militaire assouplisse sa position et décide de s’asseoir et de s’adresser au peuple marchant : « Ok je vous ai entendu. Parlons et décidons ensemble de ce que nous allons faire de notre pays. » Là, les choses vont commencer à bouger dans le bon sens pour un dénouement heureux de la crise.
Djaffar Amokrane. Vous parlez d’« intelligence profonde ». Vous rejoignez en ce sens le Chef d’Etat-Major qui accuse le mouvement populaire d’être manipulé. Vous étiez d’ailleurs enclin à le penser. Alors ?
B.A.J’avais dit et le pense encore qu’il y a une intelligence[3] derrière ou plutôt sous ce mouvement populaire. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui m’amènent à penser aussi que le Hyrak ne se débandera pas. J’ai bien entendu évolué après quelques immersions dans le peuple marchant à Alger. La population dans toute sa diversité revendique la fin du système qui l’a privée de sa souveraineté démocratique depuis l’indépendance du pays en 1962. Alors, même s’il y a une intelligence qui accompagne le Hyrak, sa mobilisation est légitime. Et chaque jour qui passe démontre à quel point ses revendications sont fondées.
Le système vermoulu de toutes parts, n’est en effet ni amendable ni perfectible. C’est à une véritable refondation de la nation et de l’Etat qu’aspirent à bon droit le peuple en marche pacifique. Manipulé ou pas, le moment venu il saura faire des choix conformes à ses intérêts. Et on ne peut imaginer que cette formidable mobilisation populaire du vendredi et du mardi, depuis huit mois, n’ait pas ses prolongements politiques après le dénouement de la crise.
Djaffar Amokrane Pourquoi l’Etat Major continue-t-il à invoquer la légitimité historique?
B.A La légitimité historique est épuisée par l’usure et le poids du temps. On a également usé jusqu’ à la corde la légitimité sécuritaire. La stratégie du « choc et effroi » a été largement utilisée, notamment par ceux qui étaient en peine de faire valoir une quelconque légitimité « maquisarde ». Elle a tétanisé les Algériens qui ont laissé passer toutes les dérives du système pour peu qu’on n’attente pas à leur vie. On invoque maintenant la légitimité patriotique. « Nous sommes plus patriotes que vous », argumentent le régime et ses relais pour contrer la protesta.
C’est dans la même veine qu’a été invoqué l’esprit novembria-badissia[4]. L’association de ces deux vocables est un subterfuge destiné à ratisser large et à isoler une partie de la population stigmatisée comme étrangère aux valeurs de novembre et de l’Islam assimilées au patriotisme. C’est une ruse grossière qui montre à quel point les stratèges du contre-Hyrak sont à court d’imagination.
Ce qui est plus grave est que le Haut commandement militaire laisse faire, lui qui a la mission historique de rassembler et d’unir le peuple durant cette phase critique de son histoire. Pis, il entre dans le jeu en faisant arrêter des porteurs d’emblème amazigh[5], un emblème ni étranger ni ennemi et plutôt symbole de l’unité et de l’identité nord africaines, et qui n’est d’aucune manière l’antithèse de l’emblème de sang national algérien. Il y a quelque part un déficit de raison politique.
Il eut été plus avisé et dans l’intérêt suprême du pays et de l’institution militaire, de s’approprier ce concept qui rassembla en 2018 les Algériens d’est en ouest et du nord au sud, le jour de Yennayer, fête millénaire du monde Amazigh.
L’autre manière de rassembler et de décrisper la nation était d’invoquer en même temps que novembre, les valeurs soummamiennes[6] devenues les mots d’ordre du Hyrak. Au lieu de cela, on stigmatise, on crée de la diversion et on divise. C’est une vision de l’Etat et de la nation qui manque de hauteur.
Même si l’enseignement médical lui a pris le plus clair de son temps, Belaïd Abane n’a jamais vraiment abandonné la casquette du « politologue ». Après avoir vécu « les événements » de 1954 à 1962, dans un « village de regroupement » en Kabylie, il est fortement marqué par la guerre d’Algérie à laquelle sa famille a payé un lourd tribut.
Bélaïd Abane, une voix très écoutée en Algérie, prend position contre la tenue des élections présidentielles de décembre et se prononce en faveur d’une autorité politique consensuelle agréée par le mouvement populaire.
Voici un entretien que Belaïd Abane a accordé à Djaffar Amokrane
Djaffar Amokrane : vous vous êtes immergé encore tout récemment dans le mouvement populaire à Alger. Quelles impressions en rapportez-vous ?
Bélaïd Abane : J’ai vu une protestation populaire tsunamique. J’ai vu les Algériens (et échangé avec beaucoup d’entre eux) dans toute leur diversité : des enfants, des jeunes, des adultes des personnes parfois très âgées, des femmes et des hommes habillées à l’occidentale, des femmes et des hommes avec la tenue religieuse traditionnelle, des cadres, des ouvriers, des entrepreneurs, des professions libérales…Le peuple en quelque sorte, rassemblé autour d’un mot d’ordre essentiel : la fin du système.
Une chose m’a fortement impressionné : la détermination dans le regard et les propos des gens. Cela m’a amené à penser que le peuple algérien dépossédé de sa souveraineté depuis 1962 est décidé à reprendre en mains son destin collectif et qu’il ira jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à amener le Haut commandement militaire à revoir sa stratégie et à admettre que l’armée ne peut décider seule de l’avenir politique du pays.
J’ai noté aussi une franche hostilité du peuple marchant envers le Général Gaïd Salah, chef d’état-major (CEM). J’avais compris que ce dernier avait dilapidé le capital de sympathie qu’il avait engrangé après le départ de Bouteflika et la neutralisation des membres les plus influents de ce qu’il avait désigné comme la Issaba[1]. Il s’est positionné au fil de ses allocutions contre le mouvement populaire au lieu d’aller vers lui et de le soustraire aux influences adverses. Ce fut une erreur majeure d’évaluation politique de la situation.
Au lieu d’agir en politique, le Haut commandement de l’armée fait dans ce qu’il sait le mieux faire, la discipline militaire, oubliant que le peuple n’est pas une caserne et que la société algérienne a considérablement évolué et qu’elle est maintenant en phase avec les mutations d’un monde complètement ouvert.
Djaffar Amokrane. Pourquoi le mouvement populaire n’est pas parvenu à ce jour à trouver des représentants?
B.A. Effectivement et je me suis moi-même posé la question au départ. Il faut se rendre à l’évidence que le Hyrak est un mouvement totalement horizontal où les différences politiques, idéologiques, identitaires, sociales, et même générationnelles sont provisoirement mises de côté en attendant le dénouement heureux de la crise. Les Algériens se sont investis dans le Hyrak[2] à titre individuel et non pas au nom d’un parti, d’un syndicat ou d’une quelconque obédience. Un seul mot d’ordre fait l’unanimité du peuple marchant : le départ du système, et depuis l’annonce des élections, le rejet de celles-ci.
Pour le moment il ne peut pas y avoir de représentants. Tous les animateurs talentueux reconnus par le peuple qui marche ont été neutralisés. L’intelligence profonde qui accompagne discrètement le Hyrak sait de par son expertise passée dans ce domaine comment on subjugue ou neutralise tout leader charismatique qui apparaît dans l’espace public.
On peut donc parier que le mouvement restera un bloc monolithique jusqu’à ce que l’autorité militaire assouplisse sa position et décide de s’asseoir et de s’adresser au peuple marchant : « Ok je vous ai entendu. Parlons et décidons ensemble de ce que nous allons faire de notre pays. » Là, les choses vont commencer à bouger dans le bon sens pour un dénouement heureux de la crise.
Djaffar Amokrane. Vous parlez d’« intelligence profonde ». Vous rejoignez en ce sens le Chef d’Etat-Major qui accuse le mouvement populaire d’être manipulé. Vous étiez d’ailleurs enclin à le penser. Alors ?
B.A.J’avais dit et le pense encore qu’il y a une intelligence[3] derrière ou plutôt sous ce mouvement populaire. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui m’amènent à penser aussi que le Hyrak ne se débandera pas. J’ai bien entendu évolué après quelques immersions dans le peuple marchant à Alger. La population dans toute sa diversité revendique la fin du système qui l’a privée de sa souveraineté démocratique depuis l’indépendance du pays en 1962. Alors, même s’il y a une intelligence qui accompagne le Hyrak, sa mobilisation est légitime. Et chaque jour qui passe démontre à quel point ses revendications sont fondées.
Le système vermoulu de toutes parts, n’est en effet ni amendable ni perfectible. C’est à une véritable refondation de la nation et de l’Etat qu’aspirent à bon droit le peuple en marche pacifique. Manipulé ou pas, le moment venu il saura faire des choix conformes à ses intérêts. Et on ne peut imaginer que cette formidable mobilisation populaire du vendredi et du mardi, depuis huit mois, n’ait pas ses prolongements politiques après le dénouement de la crise.
Djaffar Amokrane Pourquoi l’Etat Major continue-t-il à invoquer la légitimité historique?
B.A La légitimité historique est épuisée par l’usure et le poids du temps. On a également usé jusqu’ à la corde la légitimité sécuritaire. La stratégie du « choc et effroi » a été largement utilisée, notamment par ceux qui étaient en peine de faire valoir une quelconque légitimité « maquisarde ». Elle a tétanisé les Algériens qui ont laissé passer toutes les dérives du système pour peu qu’on n’attente pas à leur vie. On invoque maintenant la légitimité patriotique. « Nous sommes plus patriotes que vous », argumentent le régime et ses relais pour contrer la protesta.
C’est dans la même veine qu’a été invoqué l’esprit novembria-badissia[4]. L’association de ces deux vocables est un subterfuge destiné à ratisser large et à isoler une partie de la population stigmatisée comme étrangère aux valeurs de novembre et de l’Islam assimilées au patriotisme. C’est une ruse grossière qui montre à quel point les stratèges du contre-Hyrak sont à court d’imagination.
Ce qui est plus grave est que le Haut commandement militaire laisse faire, lui qui a la mission historique de rassembler et d’unir le peuple durant cette phase critique de son histoire. Pis, il entre dans le jeu en faisant arrêter des porteurs d’emblème amazigh[5], un emblème ni étranger ni ennemi et plutôt symbole de l’unité et de l’identité nord africaines, et qui n’est d’aucune manière l’antithèse de l’emblème de sang national algérien. Il y a quelque part un déficit de raison politique.
Il eut été plus avisé et dans l’intérêt suprême du pays et de l’institution militaire, de s’approprier ce concept qui rassembla en 2018 les Algériens d’est en ouest et du nord au sud, le jour de Yennayer, fête millénaire du monde Amazigh.
L’autre manière de rassembler et de décrisper la nation était d’invoquer en même temps que novembre, les valeurs soummamiennes[6] devenues les mots d’ordre du Hyrak. Au lieu de cela, on stigmatise, on crée de la diversion et on divise. C’est une vision de l’Etat et de la nation qui manque de hauteur.
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