Publié par LSA
le 27.08.2020 ,
Par Moussa Hadj-Moussa (*)
«L’œuvre prodigieuse de l’Association des Oulémas musulmans algériens», tel est le titre d’une contribution parue les 4, 5 et 6/8/2020 dans Le Soir d’Algérie. M. Kamel Bouchama y fait la promotion de la «culture» des Oulémas, en reprenant les idées essentielles de leurs discours, dans la forme et dans le fond. Il présente leur travail comme s’inscrivant dans la meilleure ligne politique, comme la meilleure source du nationalisme algérien. À le lire, la libération de l’Algérie serait la conséquence des idées qu’ils avaient semées. Fidèle à leur vision des choses, il n’a pas manqué d’étriller au passage leurs ennemis intérieurs, les «francophiles» et, évidemment, les «berbéristes». Sans verser dans la polémique, il y a lieu tout de même d’apporter quelques éclaircissements, quelques vérités longtemps camouflées et/ou falsifiées par l’histoire officielle via l’école, à des fins politiciennes, et qui aujourd’hui remontent à la surface grâce aux moyens actuels d’information. Je pense que cela n’est pas inutile pour notre jeunesse qui n’arrive pas à se situer, invitée à chaque fois, surtout à des moments décisifs, à se tromper d’ennemis.
Commençons par le point essentiel sur lequel les Oulémas étaient effectivement «à côté de la plaque» (expression qui semble scandaliser M. Bouchama) : le but de la colonisation.
Pour M. Bouchama, «son but évident [de la colonisation] était de briser les valeurs ancestrales de la communauté arabo-islamique, d’aliéner la liberté de ses peuples et de les détourner de leur identité». D’après la vision propagée par les Oulémas, la France aurait décidé d’occuper notre pays pour nous «franciser» (comprendre : nous apprendre sa langue) et nous évangéliser.
Le gros morceau est ainsi escamoté : l’accaparement des richesses du pays et l’exploitation de sa population, ce qui est la définition même de la colonisation. En effet, aucun historien sérieux ne le nie, une expansion coloniale a toujours eu comme objectif l’accaparement, d’une manière ou d’une autre, des richesses, des biens d’autrui. Et comme les faits historiques s’expliquent les uns par les autres, la colonisation, à partir du XIXe siècle, était la conséquence de l’essor industriel, celui-ci étant lui-même la conséquence du développement scientifique et technique que connaissait l’Europe, le tout dans un esprit de compétition capitaliste. L’Europe était à la recherche de matières premières au moindre prix de revient, de main-d’œuvre au moindre coût et de débouchés pour ses produits industriels dont elle fixait le prix à sa convenance. Ce n’était pas les croisades, encore que même pour celles-ci, la motivation était plus la cupidité et la rapine que la propagation de la foi.
L’aliénation culturelle, qui existait certes, mais n’avait pas les proportions mises en exergue dans le discours des Oulémas, n’était que la conséquence et non le but de la colonisation. Et encore, il faut bien s’entendre sur ce qu’est l’aliénation. L’apprentissage d’une langue autre que la sienne, serait-ce celle de «l’ennemi», n’est pas une aliénation. La langue est avant tout un instrument qui permet d’accéder à l’information, à des savoirs qu’on n’a pas dans sa propre langue. Cela dépend des motivations de chacun. Force est de constater que les grands militants du FLN historique s’étaient formés et ont combattu en utilisant la langue française.
En fait, contrairement à un certain discours qui prétend combattre l’ex-puissance coloniale une fois que la guerre est finie, la France n’a jamais cherché à apprendre sa langue à tous les Algériens, aujourd’hui pas plus qu’hier, d’ailleurs. Elle l’a fait pour ses provinces à l’intérieur de l’Hexagone (l’Alsace, la Lorraine, la Bretagne…), elle l’a fait pour les pieds-noirs (dont une bonne partie était d’origine italienne, espagnole, etc.), elle l’a fait pour les juifs d’Algérie, après le décret Crémieux, mais pas pour les vrais Algériens. Elle était bien obligée, tout de même, de scolariser une petite minorité parmi ceux-ci, généralement pas au-delà de l’école primaire, car elle avait besoin de petits fonctionnaires dans l’administration au bas de l’échelle (employés de mairies, de bureaux de poste…), pour le contact avec la population ; elle avait besoin d’une petite main-d’œuvre qualifiée pour certains travaux agricoles et les chantiers ; de quelques instituteurs «indigènes» pour les zones déshéritées… La scolarisation normale n’était offerte, et encore de manière parcimonieuse, qu’au profit des enfants de ses supplétifs (kaïds, etc.)
Pour les autochtones, au contraire, elle aurait souhaité les laisser tous dans l’ignorance, d’une part de peur qu’ils ne prennent conscience de leur condition de colonisés, d’autre part, afin que le réservoir de main-d’œuvre soit toujours plein, que les salaires soient toujours au plus bas. Ce n’est qu’à partir du plan de Constantine que l’administration française a essayé (ou fait semblant, à des fins de propagande) de faire un effort en termes de scolarisation des enfants «indigènes».
Quant à la culture, les Algériens ont toujours su quoi puiser dans la «culture française». Il y a d’abord la culture scientifique, qui n’est pas exclusivement française : les mathématiques, les sciences, la «technique» (équivalent de «technologie» à l’époque), soit les savoirs et les savoir-faire modernes… Il y a ensuite les grands idéaux des philosophes humanistes, les droits de l’Homme…, qui sont universels, qui n’aliènent pas, mais font plutôt réfléchir. C’est d’ailleurs de là que le FLN a tiré son argumentaire pour plaider la cause de l’Algérie au sein des instances politiques internationales. (Et sans sous-estimer le rôle de nos valeureux chouhada et de nos vrais moudjahidine, l’indépendance du pays a été plus le fruit de l’action diplomatique que d’une efficacité guerrière, contrairement à ce que fait entendre une certaine propagande mystificatrice, au grand dam d’une vision rationnelle de l’Histoire ; la preuve en est l’indépendance de presque tous les autres pays africains aux alentours de 1960, sans guerre réelle).
En ce qui concerne la religion, l’école «française» était laïque. On ne parlait pas de religion en classe. C’est au vu de cela que les quelques Algériens qui le pouvaient avaient accepté d’y envoyer leurs enfants. Même dans les écoles des Pères blancs, on se gardait bien de heurter la sensibilité des écoliers algériens, et ceux-ci savaient à quoi s’en tenir, leurs parents y veillant. Résultat : un pourcentage infime de convertis (M. Bouchama le signale, d’ailleurs).
Par ailleurs, la France officielle désignait les Algériens par l’expression «Français musulmans». C’est par le terme de «musulmans» qu’elle marquait la différence avec les autres, et qu’implicitement elle justifiait la différence de traitement. Revendiquer la religion musulmane ne la dérangeait donc nullement dans ses desseins, bien au contraire. C’est pourquoi, l’Association des Oulémas était tolérée, agissait au grand jour, avant qu’on ne lui force la main pour qu’elle rejoigne le FLN en 1956.
Il y a lieu de rappeler que, pour les Oulémas, ainsi que pour le gros des troupes de la mouvance islamiste jusqu’à aujourd’hui, la culture ne désigne que la langue, les us et coutumes ; la «culture arabe» défendue c’est celle qui est en conformité avec la vision du monde telle qu’elle est forgée par l’interprétation des textes religieux par les anciens. Les sciences modernes n’étaient pas intégrées dans leur culture.
À l’école de Ben Badis, on n’enseignait pas les matières scientifiques ; M. Bouchama nous précise que celles-ci étaient interdites par les autorités coloniales, mais en plus des témoignages rapportent que par exemple l’algèbre était considérée par certains comme «science du Diable» (aïlm echaïtan). Par ailleurs, l’histoire était enseignée sans méthodologie scientifique, mêlant historiographies, légendes, fables, etc.
Si aujourd’hui nos étudiants n’arrivent pas à se situer par rapport à l’Histoire (la leur, comme celle de toute l’humanité), c’est parce qu’ils ont subi un enseignement irrationnel de cette discipline.
Ils ignorent, pour la plupart, que le vrai problème avec la colonisation, c’était le système colonial lui-même, c’était l’injustice et l’illégitimité sur lesquelles il était bâti ; l’occupant faisait la loi, l’autochtone était asservi. D’ailleurs, à ses débuts, du moins officiellement, le mouvement national revendiquait juste l’égalité en droits et en devoirs entre les Algériens et les Français, ce que rejetaient surtout les pieds-noirs, car cela signifiait le démantèlement du système colonial qui leur offrait tous les privilèges. Alors, pourquoi les Oulémas mettaient-ils en exergue dans leurs revendications presque uniquement l’aspect culturel (comprendre : langue et religion) ?
Premièrement, dans le cas contraire, c’aurait été attaquer frontalement le colonisateur. Or, d’un côté, ils n’en avaient pas les capacités – ce qui est au demeurant fort compréhensible – mais surtout ils n’envisageaient pas de le faire même à long terme, puisque leur projet se limitait à la sauvegarde de la «personnalité algérienne [définie comme arabo-musulmane] sous la protection de la France», selon leur plate-forme de revendications. Ce qui ne gênait pas les objectifs du système colonial qui étaient, faut-il le répéter, l’exploitation des Algériens et des richesses de leurs terres.
Deuxièmement, pour s’attaquer politiquement au phénomène de la colonisation, il faut l’étudier, le comprendre. Or, comme nous venons de le voir, le programme de l’école de Ben Badis était limité. Les idées défendues par ce courant concernant le problème algérien n’étaient pas toujours étayées par une argumentation logique, rationnelle.
Des affirmations sur un ton péremptoire, répétées à plusieurs reprises, tel est généralement leur style.
Évidemment, le clivage était inévitable entre les Oulémas et les militants de l’Étoile nord-africaine, y compris Messali, celui-ci ayant pourtant un penchant arabo-islamiste, après sa rencontre avec Shakib Arselane. Sur ce point, Mohammed Harbi nous explique bien les choses en tant que sociologue et historien. Dans la composante sociologique du mouvement national à ses débuts, il y avait deux catégories de militants : ceux qui avaient appris la politique au Moyen-Orient et ceux qui l’avaient apprise en émigration en Europe, principalement en France.
Les premiers, issus de familles plutôt «aristocratiques» par rapport à la masse populaire (gros propriétaires terriens, gros commerçants…), citadins, arabophones (parlant arabe dialectal), avaient été envoyés étudier l’arabe classique au Moyen-Orient (à l’instar de la plupart des fondateurs de l’Association des Oulémas), ou bien sont issus de familles qui y avaient émigré dans le sillage de celle de Abdelkader.
Les seconds, issus plutôt des régions montagneuses, déshéritées, en majorité berbérophones, avaient émigré en France pour travailler, le plus souvent comme ouvriers. Certains parmi eux avaient fréquenté l’école française quelques années pendant leur enfance et avaient pu continuer à se former sur le tas. Évidemment, on voit les prédispositions de chaque groupe pour certaines orientations politiques. Les premiers avaient vite adhéré aux thèses du courant arabo-islamiste alors en vogue avec la Nahda au Moyen-Orient, et voulaient tout simplement y arrimer l’Afrique du Nord ; les seconds, au contact de militants de gauche en Europe (syndicalistes, socialistes, communistes…), étaient intéressés par la lutte contre les inégalités sociales, transposant l’analyse à la situation coloniale.
le 27.08.2020 ,
Par Moussa Hadj-Moussa (*)
«L’œuvre prodigieuse de l’Association des Oulémas musulmans algériens», tel est le titre d’une contribution parue les 4, 5 et 6/8/2020 dans Le Soir d’Algérie. M. Kamel Bouchama y fait la promotion de la «culture» des Oulémas, en reprenant les idées essentielles de leurs discours, dans la forme et dans le fond. Il présente leur travail comme s’inscrivant dans la meilleure ligne politique, comme la meilleure source du nationalisme algérien. À le lire, la libération de l’Algérie serait la conséquence des idées qu’ils avaient semées. Fidèle à leur vision des choses, il n’a pas manqué d’étriller au passage leurs ennemis intérieurs, les «francophiles» et, évidemment, les «berbéristes». Sans verser dans la polémique, il y a lieu tout de même d’apporter quelques éclaircissements, quelques vérités longtemps camouflées et/ou falsifiées par l’histoire officielle via l’école, à des fins politiciennes, et qui aujourd’hui remontent à la surface grâce aux moyens actuels d’information. Je pense que cela n’est pas inutile pour notre jeunesse qui n’arrive pas à se situer, invitée à chaque fois, surtout à des moments décisifs, à se tromper d’ennemis.
Commençons par le point essentiel sur lequel les Oulémas étaient effectivement «à côté de la plaque» (expression qui semble scandaliser M. Bouchama) : le but de la colonisation.
Pour M. Bouchama, «son but évident [de la colonisation] était de briser les valeurs ancestrales de la communauté arabo-islamique, d’aliéner la liberté de ses peuples et de les détourner de leur identité». D’après la vision propagée par les Oulémas, la France aurait décidé d’occuper notre pays pour nous «franciser» (comprendre : nous apprendre sa langue) et nous évangéliser.
Le gros morceau est ainsi escamoté : l’accaparement des richesses du pays et l’exploitation de sa population, ce qui est la définition même de la colonisation. En effet, aucun historien sérieux ne le nie, une expansion coloniale a toujours eu comme objectif l’accaparement, d’une manière ou d’une autre, des richesses, des biens d’autrui. Et comme les faits historiques s’expliquent les uns par les autres, la colonisation, à partir du XIXe siècle, était la conséquence de l’essor industriel, celui-ci étant lui-même la conséquence du développement scientifique et technique que connaissait l’Europe, le tout dans un esprit de compétition capitaliste. L’Europe était à la recherche de matières premières au moindre prix de revient, de main-d’œuvre au moindre coût et de débouchés pour ses produits industriels dont elle fixait le prix à sa convenance. Ce n’était pas les croisades, encore que même pour celles-ci, la motivation était plus la cupidité et la rapine que la propagation de la foi.
L’aliénation culturelle, qui existait certes, mais n’avait pas les proportions mises en exergue dans le discours des Oulémas, n’était que la conséquence et non le but de la colonisation. Et encore, il faut bien s’entendre sur ce qu’est l’aliénation. L’apprentissage d’une langue autre que la sienne, serait-ce celle de «l’ennemi», n’est pas une aliénation. La langue est avant tout un instrument qui permet d’accéder à l’information, à des savoirs qu’on n’a pas dans sa propre langue. Cela dépend des motivations de chacun. Force est de constater que les grands militants du FLN historique s’étaient formés et ont combattu en utilisant la langue française.
En fait, contrairement à un certain discours qui prétend combattre l’ex-puissance coloniale une fois que la guerre est finie, la France n’a jamais cherché à apprendre sa langue à tous les Algériens, aujourd’hui pas plus qu’hier, d’ailleurs. Elle l’a fait pour ses provinces à l’intérieur de l’Hexagone (l’Alsace, la Lorraine, la Bretagne…), elle l’a fait pour les pieds-noirs (dont une bonne partie était d’origine italienne, espagnole, etc.), elle l’a fait pour les juifs d’Algérie, après le décret Crémieux, mais pas pour les vrais Algériens. Elle était bien obligée, tout de même, de scolariser une petite minorité parmi ceux-ci, généralement pas au-delà de l’école primaire, car elle avait besoin de petits fonctionnaires dans l’administration au bas de l’échelle (employés de mairies, de bureaux de poste…), pour le contact avec la population ; elle avait besoin d’une petite main-d’œuvre qualifiée pour certains travaux agricoles et les chantiers ; de quelques instituteurs «indigènes» pour les zones déshéritées… La scolarisation normale n’était offerte, et encore de manière parcimonieuse, qu’au profit des enfants de ses supplétifs (kaïds, etc.)
Pour les autochtones, au contraire, elle aurait souhaité les laisser tous dans l’ignorance, d’une part de peur qu’ils ne prennent conscience de leur condition de colonisés, d’autre part, afin que le réservoir de main-d’œuvre soit toujours plein, que les salaires soient toujours au plus bas. Ce n’est qu’à partir du plan de Constantine que l’administration française a essayé (ou fait semblant, à des fins de propagande) de faire un effort en termes de scolarisation des enfants «indigènes».
Quant à la culture, les Algériens ont toujours su quoi puiser dans la «culture française». Il y a d’abord la culture scientifique, qui n’est pas exclusivement française : les mathématiques, les sciences, la «technique» (équivalent de «technologie» à l’époque), soit les savoirs et les savoir-faire modernes… Il y a ensuite les grands idéaux des philosophes humanistes, les droits de l’Homme…, qui sont universels, qui n’aliènent pas, mais font plutôt réfléchir. C’est d’ailleurs de là que le FLN a tiré son argumentaire pour plaider la cause de l’Algérie au sein des instances politiques internationales. (Et sans sous-estimer le rôle de nos valeureux chouhada et de nos vrais moudjahidine, l’indépendance du pays a été plus le fruit de l’action diplomatique que d’une efficacité guerrière, contrairement à ce que fait entendre une certaine propagande mystificatrice, au grand dam d’une vision rationnelle de l’Histoire ; la preuve en est l’indépendance de presque tous les autres pays africains aux alentours de 1960, sans guerre réelle).
En ce qui concerne la religion, l’école «française» était laïque. On ne parlait pas de religion en classe. C’est au vu de cela que les quelques Algériens qui le pouvaient avaient accepté d’y envoyer leurs enfants. Même dans les écoles des Pères blancs, on se gardait bien de heurter la sensibilité des écoliers algériens, et ceux-ci savaient à quoi s’en tenir, leurs parents y veillant. Résultat : un pourcentage infime de convertis (M. Bouchama le signale, d’ailleurs).
Par ailleurs, la France officielle désignait les Algériens par l’expression «Français musulmans». C’est par le terme de «musulmans» qu’elle marquait la différence avec les autres, et qu’implicitement elle justifiait la différence de traitement. Revendiquer la religion musulmane ne la dérangeait donc nullement dans ses desseins, bien au contraire. C’est pourquoi, l’Association des Oulémas était tolérée, agissait au grand jour, avant qu’on ne lui force la main pour qu’elle rejoigne le FLN en 1956.
Il y a lieu de rappeler que, pour les Oulémas, ainsi que pour le gros des troupes de la mouvance islamiste jusqu’à aujourd’hui, la culture ne désigne que la langue, les us et coutumes ; la «culture arabe» défendue c’est celle qui est en conformité avec la vision du monde telle qu’elle est forgée par l’interprétation des textes religieux par les anciens. Les sciences modernes n’étaient pas intégrées dans leur culture.
À l’école de Ben Badis, on n’enseignait pas les matières scientifiques ; M. Bouchama nous précise que celles-ci étaient interdites par les autorités coloniales, mais en plus des témoignages rapportent que par exemple l’algèbre était considérée par certains comme «science du Diable» (aïlm echaïtan). Par ailleurs, l’histoire était enseignée sans méthodologie scientifique, mêlant historiographies, légendes, fables, etc.
Si aujourd’hui nos étudiants n’arrivent pas à se situer par rapport à l’Histoire (la leur, comme celle de toute l’humanité), c’est parce qu’ils ont subi un enseignement irrationnel de cette discipline.
Ils ignorent, pour la plupart, que le vrai problème avec la colonisation, c’était le système colonial lui-même, c’était l’injustice et l’illégitimité sur lesquelles il était bâti ; l’occupant faisait la loi, l’autochtone était asservi. D’ailleurs, à ses débuts, du moins officiellement, le mouvement national revendiquait juste l’égalité en droits et en devoirs entre les Algériens et les Français, ce que rejetaient surtout les pieds-noirs, car cela signifiait le démantèlement du système colonial qui leur offrait tous les privilèges. Alors, pourquoi les Oulémas mettaient-ils en exergue dans leurs revendications presque uniquement l’aspect culturel (comprendre : langue et religion) ?
Premièrement, dans le cas contraire, c’aurait été attaquer frontalement le colonisateur. Or, d’un côté, ils n’en avaient pas les capacités – ce qui est au demeurant fort compréhensible – mais surtout ils n’envisageaient pas de le faire même à long terme, puisque leur projet se limitait à la sauvegarde de la «personnalité algérienne [définie comme arabo-musulmane] sous la protection de la France», selon leur plate-forme de revendications. Ce qui ne gênait pas les objectifs du système colonial qui étaient, faut-il le répéter, l’exploitation des Algériens et des richesses de leurs terres.
Deuxièmement, pour s’attaquer politiquement au phénomène de la colonisation, il faut l’étudier, le comprendre. Or, comme nous venons de le voir, le programme de l’école de Ben Badis était limité. Les idées défendues par ce courant concernant le problème algérien n’étaient pas toujours étayées par une argumentation logique, rationnelle.
Des affirmations sur un ton péremptoire, répétées à plusieurs reprises, tel est généralement leur style.
Évidemment, le clivage était inévitable entre les Oulémas et les militants de l’Étoile nord-africaine, y compris Messali, celui-ci ayant pourtant un penchant arabo-islamiste, après sa rencontre avec Shakib Arselane. Sur ce point, Mohammed Harbi nous explique bien les choses en tant que sociologue et historien. Dans la composante sociologique du mouvement national à ses débuts, il y avait deux catégories de militants : ceux qui avaient appris la politique au Moyen-Orient et ceux qui l’avaient apprise en émigration en Europe, principalement en France.
Les premiers, issus de familles plutôt «aristocratiques» par rapport à la masse populaire (gros propriétaires terriens, gros commerçants…), citadins, arabophones (parlant arabe dialectal), avaient été envoyés étudier l’arabe classique au Moyen-Orient (à l’instar de la plupart des fondateurs de l’Association des Oulémas), ou bien sont issus de familles qui y avaient émigré dans le sillage de celle de Abdelkader.
Les seconds, issus plutôt des régions montagneuses, déshéritées, en majorité berbérophones, avaient émigré en France pour travailler, le plus souvent comme ouvriers. Certains parmi eux avaient fréquenté l’école française quelques années pendant leur enfance et avaient pu continuer à se former sur le tas. Évidemment, on voit les prédispositions de chaque groupe pour certaines orientations politiques. Les premiers avaient vite adhéré aux thèses du courant arabo-islamiste alors en vogue avec la Nahda au Moyen-Orient, et voulaient tout simplement y arrimer l’Afrique du Nord ; les seconds, au contact de militants de gauche en Europe (syndicalistes, socialistes, communistes…), étaient intéressés par la lutte contre les inégalités sociales, transposant l’analyse à la situation coloniale.
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