Nasr Eddine Lezzar, Avocat d’affaires
“De grandes sommes sont déjà dans des paradis fiscaux”
Dans cette interview, Nasr Eddine Lezzar, avocat et praticien en arbitrage, revient sur l’annonce faite par l’hebdomadaire français “Le Point” selon laquelle l’Algérie aurait demandé l’aide de la justice française pour le listing des biens mal acquis appartenant à certaines figures de l’ère Bouteflika. Nasr Eddine Lezzar explique la faisabilité de la procédure, ses difficultés et ses limites.

Liberté : Selon l’hebdomadaire français Le Point, l’Algérie aurait demandé l’aide de la justice française pour l’identification du patrimoine réel de certains de ses ressortissants établis en France. Il s’agirait d’un prélude à la récupération des biens détournés par certains responsables de l’ère Bouteflika. Une telle opération a-t-elle des chances d’aboutir ?
Nasr Eddine Lezzar : J'ignore si cette information est vraie d'une part et si, d’autre part, elle est complète. Toutefois, telle que formulée, elle engendre deux questions : pourquoi les autorités algériennes se sont limitées à la France et aux responsables de l'ère Bouteflika ?
Comment peut-on savoir si l’argent et les biens visés par cette enquête sont un patrimoine mal acquis et qui doit statuer sur sa nature ?
Cette question n'est pas utile à mon avis. Dans ce genre de dossiers, la condamnation pénale est souvent accompagnée de la confiscation de la totalité du patrimoine en plus de condamnations pécuniaires qui se répartissent en deux catégories. Un dédommagement aux parties civiles, entités (privées ou publiques) ayant subi un préjudice, d'une part, et une amende au Trésor public, d'autre part.
Ces sommes seront prélevées sur les avoirs disponibles en banque et sur le prix de vente du patrimoine saisi. Tout le patrimoine du condamné est affecté au remboursement qu'il soit bien ou mal acquis. Il est vrai que les pays requis opposent souvent cette objection en soutenant que le lien n'est pas établi entre les faits commis et les biens existant sur leur territoire. Mais, à mon avis, ce n'est qu'un habillage juridique d'une volonté de conservation des biens mal acquis.
Quels seraient, selon vous, les biens visés par cette enquête et quels sont les propriétaires qui pourraient être inquiétés ?
Tous les biens de l'accusé sans distinction et quelle que soit leur nature doivent être inventoriés, répertoriés et saisis.
Cette récupération des biens mal acquis, est-ce une opération possible, faisable ou est-elle destinée à la consommation publique ?
Une réponse globale est une simplification au détriment de la complexité technique. Des distinctions doivent être faites selon la nature des avoirs ou biens à récupérer. Il y a d’abord les avoirs bancaires dont la localisation est problématique, la récupération l'est davantage. La France est, tout comme la Suisse, un des pays les plus réticents à la levée du secret bancaire. Les banques sont rétives lorsqu'il s'agit de restituer des avoirs qui leur apportent des dividendes substantiels.
Elles utiliseront tous les artifices et toutes les techniques dilatoires pour différer cette restitution autant que possible. On trouvera toujours une virgule qui manque dans un document donné pour rejeter la requête en la forme. Il y a, aussi, les biens immobiliers qui, en France comme en Algérie, font l’objet d’une publicité, c’est-à-dire que les informations sur le patrimoine immobilier de toute personne sont à la portée du public. L’information est, donc, accessible sans formalités complexes.
Il y a les fonds de commerce et les biens commerciaux qui peuvent aussi être inventoriés sans grandes difficultés. La situation se corse, en revanche, pour les actions et parts sociales détenues dans des sociétés anonymes. Là, l'obtention de l'information est très complexe et ne peut se faire qu'au terme d’une longue procédure. Il faut aussi se mettre à l'esprit que les poursuites ont été engagées en Algérie depuis approximativement une année.
Les personnes poursuivies ont dû prendre leurs devants et se sont auto-dépouillées en transférant leurs biens à des prête-noms ou des gestionnaires de fortune. Même les accusés surpris par leur arrestation ont dû procéder aux transferts par le biais de personnes qui gèrent leurs biens sur place et qui sont dotés des pouvoirs les plus larges. Enfin, de grandes sommes ont été déjà acheminées dans des paradis fiscaux via des canaux et des structures opaques.
Quels sont les mécanismes juridiques sur lesquels les responsables algériens pourraient s’appuyer pour actionner une procédure en France, en Espagne, en Suisse, à Dubaï, à Beyrouth ou ailleurs ?
Il y a d'abord les conventions bilatérales de coopération judiciaire entre l’Algérie et ces différents pays. Il y a aussi les conventions multilatérales signées sous l'égide d'organisations régionales ou universelles. Il serait très long de les énumérer ici.
Cependant la mise en œuvre de ces mécanismes dépend de la volonté politique de deux États, l'État requérant et l'État requis. Cela quand bien même cette mise en œuvre serait faite par les autorités judiciaires. Dans ce domaine, les discours sur l'indépendance de la justice chez nous et ailleurs ne doivent pas faire illusion.
D’anciens responsables algériens, dont Abdeslam Bouchouareb, sont sous le coup d’un mandat d’arrêt international délivré par la justice algérienne sans que cette procédure soit concluante, jusqu’à ce jour du moins. Le rapatriement d’un bien mal acquis est-il aussi difficile que l’extradition de la personne responsable du délit ?
Non ! L'extradition d'une personne est nettement plus simple que le rapatriement de ces capitaux.
Pouvez-vous nous citer des cas pratiques de récupération ou des difficultés de récupération des biens mal acquis ?
L'Algérie a eu le plus grand mal à récupérer les fonds de la Fédération de France du FLN que les dépositaires avaient versés dans un compte inscrit en leur nom personnel dans une banque suisse. Il a fallu que l'État algérien passe par un contentieux de onze ans avec cette banque pour qu'il puisse en récupérer une partie.
Que préconiseriez-vous pour pouvoir récupérer ce patrimoine qui serait immense ?
Cette récupération est une opération ou un processus complexe qui requiert les préalables et les conditions suivantes : une connaissance du droit de l'État requérant; qui demande une restitution des avoirs, et celui de l'État requis, ainsi qu'une maîtrise des mécanismes du droit international. Il faudrait distinguer la récupération du rapatriement : il est nettement plus facile de récupérer ces avoirs au nom de l'État algérien et de les maintenir dans le pays d'accueil que d'essayer de les rapatrier.
L'État d'accueil collaborerait plus volontiers s'il a l'assurance du maintien de ces fonds sur son territoire et dans ses banques même si l'État algérien encaissait les dividendes périodiquement. Il serait judicieux de réfléchir à la création d'une banque, d'un office public, d'un fonds d’investissement, qui se chargerait au nom de l'État algérien de récupérer ces fonds et ces biens et les ferait fructifier dans les pays qui hébergent ces biens mal acquis. Les dividendes viendraient enrichir le Trésor public algérien.
Enfin, une autre solution à débattre : je vous fais savoir que les hommes d'affaires détenus dans le cadre de ce qu'on appelle les procès de la “îssaba” affichaient leur disposition à une restitution des biens contre une cessation de poursuites. L'un d'eux aurait dit : “Qu'on me laisse sortir avec mon pantalon, et je restitue tout ce que j'ai.” Je pense qu'il y a là une piste de négociation, une transaction pénale qui aurait pour terme une restitution de l'indu contre une remise de peine.
Liberté
“De grandes sommes sont déjà dans des paradis fiscaux”
Dans cette interview, Nasr Eddine Lezzar, avocat et praticien en arbitrage, revient sur l’annonce faite par l’hebdomadaire français “Le Point” selon laquelle l’Algérie aurait demandé l’aide de la justice française pour le listing des biens mal acquis appartenant à certaines figures de l’ère Bouteflika. Nasr Eddine Lezzar explique la faisabilité de la procédure, ses difficultés et ses limites.

Liberté : Selon l’hebdomadaire français Le Point, l’Algérie aurait demandé l’aide de la justice française pour l’identification du patrimoine réel de certains de ses ressortissants établis en France. Il s’agirait d’un prélude à la récupération des biens détournés par certains responsables de l’ère Bouteflika. Une telle opération a-t-elle des chances d’aboutir ?
Nasr Eddine Lezzar : J'ignore si cette information est vraie d'une part et si, d’autre part, elle est complète. Toutefois, telle que formulée, elle engendre deux questions : pourquoi les autorités algériennes se sont limitées à la France et aux responsables de l'ère Bouteflika ?
Comment peut-on savoir si l’argent et les biens visés par cette enquête sont un patrimoine mal acquis et qui doit statuer sur sa nature ?
Cette question n'est pas utile à mon avis. Dans ce genre de dossiers, la condamnation pénale est souvent accompagnée de la confiscation de la totalité du patrimoine en plus de condamnations pécuniaires qui se répartissent en deux catégories. Un dédommagement aux parties civiles, entités (privées ou publiques) ayant subi un préjudice, d'une part, et une amende au Trésor public, d'autre part.
Ces sommes seront prélevées sur les avoirs disponibles en banque et sur le prix de vente du patrimoine saisi. Tout le patrimoine du condamné est affecté au remboursement qu'il soit bien ou mal acquis. Il est vrai que les pays requis opposent souvent cette objection en soutenant que le lien n'est pas établi entre les faits commis et les biens existant sur leur territoire. Mais, à mon avis, ce n'est qu'un habillage juridique d'une volonté de conservation des biens mal acquis.
Quels seraient, selon vous, les biens visés par cette enquête et quels sont les propriétaires qui pourraient être inquiétés ?
Tous les biens de l'accusé sans distinction et quelle que soit leur nature doivent être inventoriés, répertoriés et saisis.
Cette récupération des biens mal acquis, est-ce une opération possible, faisable ou est-elle destinée à la consommation publique ?
Une réponse globale est une simplification au détriment de la complexité technique. Des distinctions doivent être faites selon la nature des avoirs ou biens à récupérer. Il y a d’abord les avoirs bancaires dont la localisation est problématique, la récupération l'est davantage. La France est, tout comme la Suisse, un des pays les plus réticents à la levée du secret bancaire. Les banques sont rétives lorsqu'il s'agit de restituer des avoirs qui leur apportent des dividendes substantiels.
Elles utiliseront tous les artifices et toutes les techniques dilatoires pour différer cette restitution autant que possible. On trouvera toujours une virgule qui manque dans un document donné pour rejeter la requête en la forme. Il y a, aussi, les biens immobiliers qui, en France comme en Algérie, font l’objet d’une publicité, c’est-à-dire que les informations sur le patrimoine immobilier de toute personne sont à la portée du public. L’information est, donc, accessible sans formalités complexes.
Il y a les fonds de commerce et les biens commerciaux qui peuvent aussi être inventoriés sans grandes difficultés. La situation se corse, en revanche, pour les actions et parts sociales détenues dans des sociétés anonymes. Là, l'obtention de l'information est très complexe et ne peut se faire qu'au terme d’une longue procédure. Il faut aussi se mettre à l'esprit que les poursuites ont été engagées en Algérie depuis approximativement une année.
Les personnes poursuivies ont dû prendre leurs devants et se sont auto-dépouillées en transférant leurs biens à des prête-noms ou des gestionnaires de fortune. Même les accusés surpris par leur arrestation ont dû procéder aux transferts par le biais de personnes qui gèrent leurs biens sur place et qui sont dotés des pouvoirs les plus larges. Enfin, de grandes sommes ont été déjà acheminées dans des paradis fiscaux via des canaux et des structures opaques.
Quels sont les mécanismes juridiques sur lesquels les responsables algériens pourraient s’appuyer pour actionner une procédure en France, en Espagne, en Suisse, à Dubaï, à Beyrouth ou ailleurs ?
Il y a d'abord les conventions bilatérales de coopération judiciaire entre l’Algérie et ces différents pays. Il y a aussi les conventions multilatérales signées sous l'égide d'organisations régionales ou universelles. Il serait très long de les énumérer ici.
Cependant la mise en œuvre de ces mécanismes dépend de la volonté politique de deux États, l'État requérant et l'État requis. Cela quand bien même cette mise en œuvre serait faite par les autorités judiciaires. Dans ce domaine, les discours sur l'indépendance de la justice chez nous et ailleurs ne doivent pas faire illusion.
D’anciens responsables algériens, dont Abdeslam Bouchouareb, sont sous le coup d’un mandat d’arrêt international délivré par la justice algérienne sans que cette procédure soit concluante, jusqu’à ce jour du moins. Le rapatriement d’un bien mal acquis est-il aussi difficile que l’extradition de la personne responsable du délit ?
Non ! L'extradition d'une personne est nettement plus simple que le rapatriement de ces capitaux.
Pouvez-vous nous citer des cas pratiques de récupération ou des difficultés de récupération des biens mal acquis ?
L'Algérie a eu le plus grand mal à récupérer les fonds de la Fédération de France du FLN que les dépositaires avaient versés dans un compte inscrit en leur nom personnel dans une banque suisse. Il a fallu que l'État algérien passe par un contentieux de onze ans avec cette banque pour qu'il puisse en récupérer une partie.
Que préconiseriez-vous pour pouvoir récupérer ce patrimoine qui serait immense ?
Cette récupération est une opération ou un processus complexe qui requiert les préalables et les conditions suivantes : une connaissance du droit de l'État requérant; qui demande une restitution des avoirs, et celui de l'État requis, ainsi qu'une maîtrise des mécanismes du droit international. Il faudrait distinguer la récupération du rapatriement : il est nettement plus facile de récupérer ces avoirs au nom de l'État algérien et de les maintenir dans le pays d'accueil que d'essayer de les rapatrier.
L'État d'accueil collaborerait plus volontiers s'il a l'assurance du maintien de ces fonds sur son territoire et dans ses banques même si l'État algérien encaissait les dividendes périodiquement. Il serait judicieux de réfléchir à la création d'une banque, d'un office public, d'un fonds d’investissement, qui se chargerait au nom de l'État algérien de récupérer ces fonds et ces biens et les ferait fructifier dans les pays qui hébergent ces biens mal acquis. Les dividendes viendraient enrichir le Trésor public algérien.
Enfin, une autre solution à débattre : je vous fais savoir que les hommes d'affaires détenus dans le cadre de ce qu'on appelle les procès de la “îssaba” affichaient leur disposition à une restitution des biens contre une cessation de poursuites. L'un d'eux aurait dit : “Qu'on me laisse sortir avec mon pantalon, et je restitue tout ce que j'ai.” Je pense qu'il y a là une piste de négociation, une transaction pénale qui aurait pour terme une restitution de l'indu contre une remise de peine.
Propos recueillis par : A. TITOUCHE
Liberté
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