Les Français peuvent visiter l’Algérie, mais, pour que leur périple se passe bien, ils doivent respecter quelques règles. Car colonisateurs, ils le resteront toujours aux yeux des locaux.

Un « ex » de la colonisation peut-il visiter l’Algérie sans souci? On pose souvent cette question au chroniqueur quand il vient en France.
La réponse n’est pas simple. D’abord, de quel visiteur s’agit-il ? Si l’« ex » est un Espagnol ou un néo-Ottoman, l’oubli a déjà fait son oeuvre muette malgré les siècles de domination : l’« ex » est vu comme un touriste innocent des colonisations. Son retour n’est pas un détour. Les touristes sont d’ailleurs rares dans le pays et, quand ils ne sont pas de nationalité française, ils n’en ont aucune. Pour quelle raison inattendue ? L’Histoire : le reste du monde, ici, c’est la France, qui filtre la perception que l’on se fait des autres nationalités, si secondaires dans le récit national.
Mais alors, si l’on est un « ex » de la colonisation, par généalogie, par parenté ou par nationalité ? Là, le coefficient de visibilité change. Un « ex » est toujours malvenu dans le champ de ses anciennes noces.
Quand il s’agit de colonisation, la règle s’applique cependant à moitié : on peut soupçonner l’« ex » de nostalgie active, prélude à une réappropriation possible (la presse islamiste adore publier des nouvelles scandalisées sur les pieds-noirs réclamant leurs biens d’autrefois). Ou bien on ouvre à l’« ex » nos portes pour lui prouver notre indépendance. Affective, surtout, car c’est celle sur laquelle on ment souvent. Mais il ne faut pas être mauvaise langue : souvent, la rencontre est chargée d’émotion.
Sauf que, durant le périple, il y a des règles. D’abord, il est malaisé de prendre des photos dans le pays décolonisé. Photographier se fait à la hâte, avec une autorisation surtout. Il ne faut pas, par ailleurs, s’intéresser aux zones «sensibles» (ce qui est très difficile, car le pays entier imite la caserne) et être très conscient de la paranoïa collective. Dans les pays de la décolonisation, l’appareil photo, les longues-vues, les loupes et les jumelles sont des objets de soupçon aussi criards que du rouge à lèvres sur une chemise d’homme.
Un étranger «armé» d’un appareil photo et «typé» occidental correspond au portrait glissant de l’espion. Une intense propagande du régime, depuis des décennies, une méconnaissance de l’autre et l’impossibilité de voyager ont fait le jeu de ce portrait en creux de l’ennemi du pays. Y venir, déambuler, donne l’impression d’être en quête de la brèche dans les murailles. Mais les locaux algériens ne se promènent-ils pas pour admirer, enfin libres, leur propre pays ? À peine. Car, le pays ne leur appartient pas. L’espace public est au décolonisateur en chef.
Comment faire, alors ? Il faut marcher doucement, en tant qu’« ex ». La terre, partout, recouvre les morts de l’ancienne guerre. Les cimetières sont sensibles au pas. Ensuite, il faut parler du passé comme d’une erreur de jeunesse. Garder de longs silences. Murmurer. Accepter la dépossession et surmonter le spectacle de la ruine : le mieux est d’imiter les morts. Les trépassés ne touchent à rien. Autre conseil : ne jamais réclamer un bien, expliquer la guerre d’autrefois, faire les comptes des pertes ou ébaucher la rêverie d’une uchronie (où la rupture n’aurait pas été violente et irréversible). Pour la langue, elle est la même, en apparence. Sauf qu’ici elle se creuse en abyssaux sous-entendus. C’est coutumier dans la conversation entre deux « ex », partout dans le monde. Couple ou nations.
Le chroniqueur, quand il se promène à Oran, sous les regards méfiants des habitants et des policiers, a ses ruses : faire semblant d’observer un monument, de répondre au téléphone, de chercher une adresse, de consulter sa montre ou d’hésiter devant une vitrine. La promenade obéit au travestissement. Sinon, on est vite « démasqué » comme espion. À la fin ? Le même conseil : le mieux pour un « ex » est de faire le mort. En amour comme en décolonisation. Dans les pays nés de guerre récente, les morts ont toujours bonne réputation (face aux vivants et aux survivants) et ne peuvent rien emporter à leur départ
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En amour comme en décolonisation, le mieux pour un « ex » est de faire le mort.
Le Point
- Le Point
- 8 Oct 2020
Un « ex » de la colonisation peut-il visiter l’Algérie sans souci? On pose souvent cette question au chroniqueur quand il vient en France.
La réponse n’est pas simple. D’abord, de quel visiteur s’agit-il ? Si l’« ex » est un Espagnol ou un néo-Ottoman, l’oubli a déjà fait son oeuvre muette malgré les siècles de domination : l’« ex » est vu comme un touriste innocent des colonisations. Son retour n’est pas un détour. Les touristes sont d’ailleurs rares dans le pays et, quand ils ne sont pas de nationalité française, ils n’en ont aucune. Pour quelle raison inattendue ? L’Histoire : le reste du monde, ici, c’est la France, qui filtre la perception que l’on se fait des autres nationalités, si secondaires dans le récit national.
Mais alors, si l’on est un « ex » de la colonisation, par généalogie, par parenté ou par nationalité ? Là, le coefficient de visibilité change. Un « ex » est toujours malvenu dans le champ de ses anciennes noces.
Quand il s’agit de colonisation, la règle s’applique cependant à moitié : on peut soupçonner l’« ex » de nostalgie active, prélude à une réappropriation possible (la presse islamiste adore publier des nouvelles scandalisées sur les pieds-noirs réclamant leurs biens d’autrefois). Ou bien on ouvre à l’« ex » nos portes pour lui prouver notre indépendance. Affective, surtout, car c’est celle sur laquelle on ment souvent. Mais il ne faut pas être mauvaise langue : souvent, la rencontre est chargée d’émotion.
Sauf que, durant le périple, il y a des règles. D’abord, il est malaisé de prendre des photos dans le pays décolonisé. Photographier se fait à la hâte, avec une autorisation surtout. Il ne faut pas, par ailleurs, s’intéresser aux zones «sensibles» (ce qui est très difficile, car le pays entier imite la caserne) et être très conscient de la paranoïa collective. Dans les pays de la décolonisation, l’appareil photo, les longues-vues, les loupes et les jumelles sont des objets de soupçon aussi criards que du rouge à lèvres sur une chemise d’homme.
Un étranger «armé» d’un appareil photo et «typé» occidental correspond au portrait glissant de l’espion. Une intense propagande du régime, depuis des décennies, une méconnaissance de l’autre et l’impossibilité de voyager ont fait le jeu de ce portrait en creux de l’ennemi du pays. Y venir, déambuler, donne l’impression d’être en quête de la brèche dans les murailles. Mais les locaux algériens ne se promènent-ils pas pour admirer, enfin libres, leur propre pays ? À peine. Car, le pays ne leur appartient pas. L’espace public est au décolonisateur en chef.
Comment faire, alors ? Il faut marcher doucement, en tant qu’« ex ». La terre, partout, recouvre les morts de l’ancienne guerre. Les cimetières sont sensibles au pas. Ensuite, il faut parler du passé comme d’une erreur de jeunesse. Garder de longs silences. Murmurer. Accepter la dépossession et surmonter le spectacle de la ruine : le mieux est d’imiter les morts. Les trépassés ne touchent à rien. Autre conseil : ne jamais réclamer un bien, expliquer la guerre d’autrefois, faire les comptes des pertes ou ébaucher la rêverie d’une uchronie (où la rupture n’aurait pas été violente et irréversible). Pour la langue, elle est la même, en apparence. Sauf qu’ici elle se creuse en abyssaux sous-entendus. C’est coutumier dans la conversation entre deux « ex », partout dans le monde. Couple ou nations.
Le chroniqueur, quand il se promène à Oran, sous les regards méfiants des habitants et des policiers, a ses ruses : faire semblant d’observer un monument, de répondre au téléphone, de chercher une adresse, de consulter sa montre ou d’hésiter devant une vitrine. La promenade obéit au travestissement. Sinon, on est vite « démasqué » comme espion. À la fin ? Le même conseil : le mieux pour un « ex » est de faire le mort. En amour comme en décolonisation. Dans les pays nés de guerre récente, les morts ont toujours bonne réputation (face aux vivants et aux survivants) et ne peuvent rien emporter à leur départ
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En amour comme en décolonisation, le mieux pour un « ex » est de faire le mort.
Le Point
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