Eva Joly : ma rencontre avec Bouteflika

Eva Joly, de son nom de jeune fille Gro Eva Farseth, est une magistrate française née le 5 décembre 1943 à Oslo (Norvège). Elle est célèbre pour avoir instruit des dossiers comme l’affaire Elf.
En 2002, elle s’est mise en disponibilité de la magistrature pour devenir conseillère du gouvernement norvégien dans la lutte contre la corruption et la délinquance financière internationale, déplorant au passage la complaisance en France avec les malversations financières. Elle explique son départ en Norvège comme un véritable exil pour se mettre à l’abri : “J’ai quitté la France. Je suis partie parce que je ne voulais laisser à personne les moyens et le temps de se venger.”
Elle vient de publier un nouveau livre “La Force qui nous manque”, éditions Les Arènes, 2007. Elle y racontre notamment les circonstances de sa rencontre avec M. Bouteflika. Nous reproduisons ci-après quelques passages à ce sujet.
“…Je me souviens d’une escale à Alger, ou marcher sur le tapis rouge m’a paru une épreuve. Ce jour là, cette longue bande officielle semble décider de mes pas. Ellen’est pas là pour moi, le président de Palestine est annoncé pour le début de l’aprés midi. Celui qui m’attend tout au bout, petit homme rondserré dans un costume sombre, n’est pas mécontent de me voir marcher ainsi jusqu’à lui.
Abdelaziz Bouteflika a ce petit sourire satisfait qu’on lui connaît sous la moustache grise. Je devine pourquoi: entre ces deux puissances pétrolières que sont l’Algérie et la Norvège, l’intermédiaire n’est autre que celle qui conduisit au prétoire Elf, c’est à dire la France. J’ai été la première surprise par cette invitation.
Au printemps de l’année 2005, j’ai reçu un coup de téléphone de l’ambassadeur d’Algérie à la Haye. Il m’invite à venir donner une conférence devant les magistrats d’Alger. Cette idée est venue après m’avoir entendue parler six mois plus tôt, à l’occasion de la remise du prix Nobel de la paix. Ce jour là , pour illustrer les dégâts de la corruption dans les pays en voie de développement, j’ai pris un exemple,l’Algérie. “La corruption de son élite se lit dans son paysage”, ai je dit. Et voilà que l’élite m’invite sur son territoire. Avec l’autorisation de mon gouvernement, je décide de m’y rendre. Je parle le lundi devant l’école de la magistrature, le mardi devant les fonctionnaires et la presse, d’ici là j’ai rendez vous au palais présidentiel. C’est un dimanche à 10 heures du matin.
J’ai mis mon tailleur blanc jupe plissée, des chaussures noir et blanc à talons, pris mon sac à main, et aussi mon grand sac où je trimballe mes notes et mes problèmes. Ould Abbas, ministre des Affaires sociales, ancien médecin qui a fait ses études en RDA, est venu me chercher à l’hôtel. Nous roulons vers le palais présidentiel en voiture officielle, avec petit drapeau, motard à l’avant et voiture suiveuse à l’arrière. Quelques minutes plus tard, la voiture me dépose devant le tapis rouge. Le président Bouteflika m’attend tout au bout de l’angle droit, il me salue me fait signe de le suivre jusqu’à son bureau. Là il m’indique deux fauteuils proches l’un de l’autre, posés devant une petite table basse. Je comprends que ce rendez-vous n’a rien de formel.
Il cherche à installer une connivence entre nous. Il me dit d’entrée “Je sais que vous êtes une amie de l’Algérie”. Là-bas, qui a mis les intérêts français en difficulté est forcément un ami de l’Algérie. Il me félicite chaudement et longuement pour l’instruction du dossier Elf, en affirmant haut et fort que le ménage est nécessaire. Mais plus nous parlons de corruption, plus il m’assure que, chez lui, l’industrie pétrolière est un modèle de transparence. Je ne suis plus juge. Mon rôle n’est pas de contredire. J’ai appris lors de ces rencontres internationales qu’il ne faut pas jouer à l’expert, mais rentrer dans l’univers mental de l’autre, l’accompagner, l’entendre. C’est comme au poker, la table attrape, les mots créent la réalité. Quand Bouteflika me dit qu’il lutte contre la corruption, il faut le féliciter et le prendre à ses propres mots. Je n’ai rien à gagner ni à perdre, je me sens tranquille.
L’horloge tourne. Notre temps paraît nettement moins limité que prévu. Il avance à coup de confidences. Lorsqu’il me dit “Madame Joly qu’est ce que je vais dire au président palestinien? Doit il accepter la dernière proposition de rétrocession des territoires?” Je panique un peu, je ne m’attendais pas à refaire avec lui la carte du Proche-Orient, je trouve incroyable cet apparté. J’articule quelques phrases générales sur la nécessité de ne pas rompre le dialogue de paix.
Il a besoin de s’épancher. A un moment, il s’approche, pose sa main sur moi et me dit :”Eva, c’est terrible ce que vit mon pays. J’ai lu vos livres, j’entends ce que vous dîtes. Mais si j’exécute les islamistes, si je fais arrêter les militaires, les tueries vont reprendre, j’ai peur de ne pas y arriver…Je voudrais faire une grande loi d’amnistie”.
Il sait, s’il m’a vraiment lue, que, pour moi, seule la vérité juridique guérit. L’amnistie est un couvercle posé sur un passé encore brûlant.
Mais sa voix plaintive, et ses gestes appuyés, tentent de me faire partager son angoisse, et de rendre vains les mots qui me viennent spontanément à la bouche. Je ne sors pas mon disque habituel. Mais j’ai de quoi lui répondre. Une semaine avant ce voyage, j’ai participé à une rencontre entre la Norvège et l’Indonésie sur les droits de l’homme. La délégation indonésienne était composée de nombreux magistrats et journalistes. J’avais alors bâti un discours sur l’importance de juger le passé pour être crédible aujourd’hui dans la lutte contre la corruption, je m’étais appuyée sur la pensée du philosophe Derrida. Il a écrit sur le pardon. A Alger, son texte est encore dans mon sac, véritable mille feuille. Le désordre a ses avantages.

Eva Joly, de son nom de jeune fille Gro Eva Farseth, est une magistrate française née le 5 décembre 1943 à Oslo (Norvège). Elle est célèbre pour avoir instruit des dossiers comme l’affaire Elf.
En 2002, elle s’est mise en disponibilité de la magistrature pour devenir conseillère du gouvernement norvégien dans la lutte contre la corruption et la délinquance financière internationale, déplorant au passage la complaisance en France avec les malversations financières. Elle explique son départ en Norvège comme un véritable exil pour se mettre à l’abri : “J’ai quitté la France. Je suis partie parce que je ne voulais laisser à personne les moyens et le temps de se venger.”
Elle vient de publier un nouveau livre “La Force qui nous manque”, éditions Les Arènes, 2007. Elle y racontre notamment les circonstances de sa rencontre avec M. Bouteflika. Nous reproduisons ci-après quelques passages à ce sujet.
“…Je me souviens d’une escale à Alger, ou marcher sur le tapis rouge m’a paru une épreuve. Ce jour là, cette longue bande officielle semble décider de mes pas. Ellen’est pas là pour moi, le président de Palestine est annoncé pour le début de l’aprés midi. Celui qui m’attend tout au bout, petit homme rondserré dans un costume sombre, n’est pas mécontent de me voir marcher ainsi jusqu’à lui.
Abdelaziz Bouteflika a ce petit sourire satisfait qu’on lui connaît sous la moustache grise. Je devine pourquoi: entre ces deux puissances pétrolières que sont l’Algérie et la Norvège, l’intermédiaire n’est autre que celle qui conduisit au prétoire Elf, c’est à dire la France. J’ai été la première surprise par cette invitation.
Au printemps de l’année 2005, j’ai reçu un coup de téléphone de l’ambassadeur d’Algérie à la Haye. Il m’invite à venir donner une conférence devant les magistrats d’Alger. Cette idée est venue après m’avoir entendue parler six mois plus tôt, à l’occasion de la remise du prix Nobel de la paix. Ce jour là , pour illustrer les dégâts de la corruption dans les pays en voie de développement, j’ai pris un exemple,l’Algérie. “La corruption de son élite se lit dans son paysage”, ai je dit. Et voilà que l’élite m’invite sur son territoire. Avec l’autorisation de mon gouvernement, je décide de m’y rendre. Je parle le lundi devant l’école de la magistrature, le mardi devant les fonctionnaires et la presse, d’ici là j’ai rendez vous au palais présidentiel. C’est un dimanche à 10 heures du matin.
J’ai mis mon tailleur blanc jupe plissée, des chaussures noir et blanc à talons, pris mon sac à main, et aussi mon grand sac où je trimballe mes notes et mes problèmes. Ould Abbas, ministre des Affaires sociales, ancien médecin qui a fait ses études en RDA, est venu me chercher à l’hôtel. Nous roulons vers le palais présidentiel en voiture officielle, avec petit drapeau, motard à l’avant et voiture suiveuse à l’arrière. Quelques minutes plus tard, la voiture me dépose devant le tapis rouge. Le président Bouteflika m’attend tout au bout de l’angle droit, il me salue me fait signe de le suivre jusqu’à son bureau. Là il m’indique deux fauteuils proches l’un de l’autre, posés devant une petite table basse. Je comprends que ce rendez-vous n’a rien de formel.
Il cherche à installer une connivence entre nous. Il me dit d’entrée “Je sais que vous êtes une amie de l’Algérie”. Là-bas, qui a mis les intérêts français en difficulté est forcément un ami de l’Algérie. Il me félicite chaudement et longuement pour l’instruction du dossier Elf, en affirmant haut et fort que le ménage est nécessaire. Mais plus nous parlons de corruption, plus il m’assure que, chez lui, l’industrie pétrolière est un modèle de transparence. Je ne suis plus juge. Mon rôle n’est pas de contredire. J’ai appris lors de ces rencontres internationales qu’il ne faut pas jouer à l’expert, mais rentrer dans l’univers mental de l’autre, l’accompagner, l’entendre. C’est comme au poker, la table attrape, les mots créent la réalité. Quand Bouteflika me dit qu’il lutte contre la corruption, il faut le féliciter et le prendre à ses propres mots. Je n’ai rien à gagner ni à perdre, je me sens tranquille.
L’horloge tourne. Notre temps paraît nettement moins limité que prévu. Il avance à coup de confidences. Lorsqu’il me dit “Madame Joly qu’est ce que je vais dire au président palestinien? Doit il accepter la dernière proposition de rétrocession des territoires?” Je panique un peu, je ne m’attendais pas à refaire avec lui la carte du Proche-Orient, je trouve incroyable cet apparté. J’articule quelques phrases générales sur la nécessité de ne pas rompre le dialogue de paix.
Il a besoin de s’épancher. A un moment, il s’approche, pose sa main sur moi et me dit :”Eva, c’est terrible ce que vit mon pays. J’ai lu vos livres, j’entends ce que vous dîtes. Mais si j’exécute les islamistes, si je fais arrêter les militaires, les tueries vont reprendre, j’ai peur de ne pas y arriver…Je voudrais faire une grande loi d’amnistie”.
Il sait, s’il m’a vraiment lue, que, pour moi, seule la vérité juridique guérit. L’amnistie est un couvercle posé sur un passé encore brûlant.
Mais sa voix plaintive, et ses gestes appuyés, tentent de me faire partager son angoisse, et de rendre vains les mots qui me viennent spontanément à la bouche. Je ne sors pas mon disque habituel. Mais j’ai de quoi lui répondre. Une semaine avant ce voyage, j’ai participé à une rencontre entre la Norvège et l’Indonésie sur les droits de l’homme. La délégation indonésienne était composée de nombreux magistrats et journalistes. J’avais alors bâti un discours sur l’importance de juger le passé pour être crédible aujourd’hui dans la lutte contre la corruption, je m’étais appuyée sur la pensée du philosophe Derrida. Il a écrit sur le pardon. A Alger, son texte est encore dans mon sac, véritable mille feuille. Le désordre a ses avantages.
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