Une rumeur infondée déclenche une campagne antisémite en Algérie
LE MONDE | 28.06.05 | 13h37
ALGER de notre envoyée spéciale
L'information est fausse mais elle a la vie dure. Beaucoup d'Algériens en sont aujourd'hui persuadés : les juifs d'Algérie, qui estiment avoir été contraints de quitter le pays après 1962, réclament à l'Etat algérien "144 millions de dollars à titre de compensations". La nouvelle provoque stupéfaction et colère au sein de la population. Dans son édition datée 25 juin-1er juillet, El-Khabar Hebdo lui consacre encore sa "une" ainsi que deux pages pleines.
L'affaire remonte au mois de mai. Le 12, Le Quotidien d'Oran fait état d'une demande de réparation financière formulée par tout ou partie des 120 000 juifs qui ont quitté l'Algérie pour s'établir en France après l'indépendance. Ils auraient présenté leur requête en avril, lors d'un colloque, à Jérusalem, des juifs de Constantine.
Le 21 mai, le quotidien El-Khabar , le plus fort tirage de la presse algérienne (plus de 400 000 exemplaires) reprend l'information. C'est ensuite au tour d'Echourouk El-Youmi (100 000 exemplaires) d'El-Bilad , et de Sawat Al-Ahrar , journal du Front de libération nationale (FLN), parti majoritaire au Parlement. Si l'information varie un peu * un jour, le montant de l'indemnité passe de 144 millions de dollars à 50 millions ; le suivant, on assure qu'une motion de soutien a été déposée à la Knesset * le refrain ne change pas et le ton est de plus en plus acrimonieux. A la fin, on bascule carrément dans l'antisémitisme.
Il est ainsi question de "l'audace juive" et de ceux qui, non contents d'avoir "colonisé et asservi des milliers d'Algériens" , sont en train "d'élaborer un plan pour mettre main basse" sur leurs biens financiers, en pleurant "leurs privilèges, leurs terres et leurs immeubles laissés après l'indépendance" . Quelques journaux se démarquent cependant ostensiblement de leurs confrères, en particulier El-Watan et La Tribune .
La présence à Tlemcen, en ce même mois de mai, de 130 pieds-noirs de confession juive, venus se recueillir sur le tombeau d'un rabbin du XIVe siècle * une première depuis l'indépendance de l'Algérie * alimente les fantasmes. Alors que la population de cette grande ville proche de la frontière marocaine * foyer d'une importante communauté israélite jusqu'en 1962 * accueille à bras ouverts ces enfants du pays, plusieurs journaux relancent leurs attaques. Les juifs pieds-noirs natifs de Tlemcen sont dénoncés pour leur "appétit" . On les qualifie de "harkis" (insulte suprême en Algérie). On les accuse d'avoir "trahi l'Algérie" , de l'avoir "livrée aux colonisateurs" et de revenir sur leur terre natale "comme en pays conquis".
POUSSÉE XÉNOPHOBE
Quand la nouvelle franchit la Méditerranée, le choc est tel pour les ressortissants français de confession juive que plusieurs annulent des déplacements prévus de longue date. "C'est la plus violente campagne antisémite jamais vue en Algérie. On dirait des appels au meurtre" , s'alarme un universitaire français, assurant que "ce délire hystérique laissera des traces" . Cette affaire montée de toutes pièces parait d'autant plus absurde à cet enseignant que les juifs d'Algérie, étant "totalement assimilés à la France" n'ont "pas une seconde l'idée" de s'adresser à l'Etat algérien, en tant que communauté, "pour lui réclamer des indemnités au nom du passé" .
Du côté des autorités algériennes, on dément fermement que les juifs d'Algérie aient "présenté la moindre demande de réparation". Une telle requête n'aurait d'ailleurs "aucun sens" , indique-t-on à la présidence de la République.
Alors, d'où est partie la rumeur ? "D'une dépêche de l'agence UPI", assurent les journalistes algériens interrogés. L'agence américaine UPI reconnaît avoir donné la nouvelle mais s'abrite derrière un site Internet, Zlabia. com, tenu, semble-t-il, par des juifs originaires d'Algérie. Si ce site figure bien sur la Toile, impossible de retrouver trace de la revendication en question ni d'entrer en contact avec ses responsables.
A en croire Daho Djerbal, directeur de la revue Naqd , il est en tout cas exagéré de parler de "campagne de presse" en Algérie. Pour cet universitaire, il s'agit ni plus ni moins d'un "combat de la dernière heure" mené par les éléments les plus conservateurs du FLN, que l'on surnomme souvent avec ironie les "barbéfélènes" . Cette poussée xénophobe n'est sans doute pas étrangère au retour, ces derniers temps, de dizaines de milliers de pieds-noirs français, avec la bénédiction du président Abdelaziz Bouteflika. "Il y a une bataille très dure, en ce moment en Algérie, pour faire admettre que la mémoire juive est partie constitutive de la mémoire algérienne", souligne l'historien français Benjamin Stora. "C'est un vrai problème. Les Algériens ont évacué depuis cinquante ans leur part juive. Ils sont en train de la redécouvrir", ajoute-t-il.
LE MONDE | 28.06.05 | 13h37
ALGER de notre envoyée spéciale
L'information est fausse mais elle a la vie dure. Beaucoup d'Algériens en sont aujourd'hui persuadés : les juifs d'Algérie, qui estiment avoir été contraints de quitter le pays après 1962, réclament à l'Etat algérien "144 millions de dollars à titre de compensations". La nouvelle provoque stupéfaction et colère au sein de la population. Dans son édition datée 25 juin-1er juillet, El-Khabar Hebdo lui consacre encore sa "une" ainsi que deux pages pleines.
L'affaire remonte au mois de mai. Le 12, Le Quotidien d'Oran fait état d'une demande de réparation financière formulée par tout ou partie des 120 000 juifs qui ont quitté l'Algérie pour s'établir en France après l'indépendance. Ils auraient présenté leur requête en avril, lors d'un colloque, à Jérusalem, des juifs de Constantine.
Le 21 mai, le quotidien El-Khabar , le plus fort tirage de la presse algérienne (plus de 400 000 exemplaires) reprend l'information. C'est ensuite au tour d'Echourouk El-Youmi (100 000 exemplaires) d'El-Bilad , et de Sawat Al-Ahrar , journal du Front de libération nationale (FLN), parti majoritaire au Parlement. Si l'information varie un peu * un jour, le montant de l'indemnité passe de 144 millions de dollars à 50 millions ; le suivant, on assure qu'une motion de soutien a été déposée à la Knesset * le refrain ne change pas et le ton est de plus en plus acrimonieux. A la fin, on bascule carrément dans l'antisémitisme.
Il est ainsi question de "l'audace juive" et de ceux qui, non contents d'avoir "colonisé et asservi des milliers d'Algériens" , sont en train "d'élaborer un plan pour mettre main basse" sur leurs biens financiers, en pleurant "leurs privilèges, leurs terres et leurs immeubles laissés après l'indépendance" . Quelques journaux se démarquent cependant ostensiblement de leurs confrères, en particulier El-Watan et La Tribune .
La présence à Tlemcen, en ce même mois de mai, de 130 pieds-noirs de confession juive, venus se recueillir sur le tombeau d'un rabbin du XIVe siècle * une première depuis l'indépendance de l'Algérie * alimente les fantasmes. Alors que la population de cette grande ville proche de la frontière marocaine * foyer d'une importante communauté israélite jusqu'en 1962 * accueille à bras ouverts ces enfants du pays, plusieurs journaux relancent leurs attaques. Les juifs pieds-noirs natifs de Tlemcen sont dénoncés pour leur "appétit" . On les qualifie de "harkis" (insulte suprême en Algérie). On les accuse d'avoir "trahi l'Algérie" , de l'avoir "livrée aux colonisateurs" et de revenir sur leur terre natale "comme en pays conquis".
POUSSÉE XÉNOPHOBE
Quand la nouvelle franchit la Méditerranée, le choc est tel pour les ressortissants français de confession juive que plusieurs annulent des déplacements prévus de longue date. "C'est la plus violente campagne antisémite jamais vue en Algérie. On dirait des appels au meurtre" , s'alarme un universitaire français, assurant que "ce délire hystérique laissera des traces" . Cette affaire montée de toutes pièces parait d'autant plus absurde à cet enseignant que les juifs d'Algérie, étant "totalement assimilés à la France" n'ont "pas une seconde l'idée" de s'adresser à l'Etat algérien, en tant que communauté, "pour lui réclamer des indemnités au nom du passé" .
Du côté des autorités algériennes, on dément fermement que les juifs d'Algérie aient "présenté la moindre demande de réparation". Une telle requête n'aurait d'ailleurs "aucun sens" , indique-t-on à la présidence de la République.
Alors, d'où est partie la rumeur ? "D'une dépêche de l'agence UPI", assurent les journalistes algériens interrogés. L'agence américaine UPI reconnaît avoir donné la nouvelle mais s'abrite derrière un site Internet, Zlabia. com, tenu, semble-t-il, par des juifs originaires d'Algérie. Si ce site figure bien sur la Toile, impossible de retrouver trace de la revendication en question ni d'entrer en contact avec ses responsables.
A en croire Daho Djerbal, directeur de la revue Naqd , il est en tout cas exagéré de parler de "campagne de presse" en Algérie. Pour cet universitaire, il s'agit ni plus ni moins d'un "combat de la dernière heure" mené par les éléments les plus conservateurs du FLN, que l'on surnomme souvent avec ironie les "barbéfélènes" . Cette poussée xénophobe n'est sans doute pas étrangère au retour, ces derniers temps, de dizaines de milliers de pieds-noirs français, avec la bénédiction du président Abdelaziz Bouteflika. "Il y a une bataille très dure, en ce moment en Algérie, pour faire admettre que la mémoire juive est partie constitutive de la mémoire algérienne", souligne l'historien français Benjamin Stora. "C'est un vrai problème. Les Algériens ont évacué depuis cinquante ans leur part juive. Ils sont en train de la redécouvrir", ajoute-t-il.
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