
Par Ali-Farid Belkadi – Plus le mensonge est gros, plus il passe, dit l’adage. De nombreux journaux ont repris l’article du journaliste Constant Méheut paru dans le New York Times du 17 octobre 2022 sous le titre «Done on the sly : France’s flawed return of skulls to Algeria», consacré aux crânes algériens du Muséum de Paris, en s’arrogeant le droit d’en altérer le contenu.
On peut y lire ceci : «Des documents du musée (MNHN) et du gouvernement français, récemment obtenus par le New York Times, montrent que si six des crânes restitués étaient ceux de résistants, les autres ne l’étaient pas ou étaient d’origine incertaine.»
Les mots «voleurs» et «prisonniers de droit commun» ont été employés pour désigner ces combattants de la liberté hors normes. Le terme «voleur» devient ici synonyme de : barbare, vivant du pillage. Une vue réductrice qui a résisté au temps pendant 132 ans.
Le présent article vient mettre de l’ordre dans les élucubrations, véritables infox, de capricieux fonctionnaires du MNHN, dont le but est d’induire en erreur l’opinion à des fins inavouables.
Entre errements, erreurs et errances, ces fonctionnaires ne se sont jamais intéressés aux crânes algériens depuis leur entrée au MNHN, sous l’Algérie française. Jacques Soustelle, qui a joué un rôle déterminant dans les événements d’Alger en 1958, a été sous-directeur émérite et ethnologue au Muséum de Paris en 1937. Il l’a marqué de son empreinte, avant de fonder l’Union pour le salut et le renouveau de l’Algérie française (USRAF) en 1958 et s’engager dans l’action dévastatrice de l’OAS qui abattait dans les ruelles d’Alger de pauvres femmes de ménage, massacrait des marchands de quatre-saisons qui osaient s’aventurer dans les quartiers européens, assassinait de vieux fleuristes ambulants. Ainsi, du 1er au 5 avril 1962, il y eut 134 morts, tous algériens. Marxiste passé à l’extrême-droite, Jacques Soustelle fut ministre, supervisant les affaires atomiques sahariennes dans le gouvernement Debré ; on sait les retombées dramatiques sur les populations locales. Jacques Soustelle, qui fut un grand résistant auprès du général de Gaulle, n’a jamais reconnu le combat des Algériens pour recouvrer leur liberté.
Des têtes dans des boîtes à chaussures
Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, des têtes algériennes décapitées gisent décharnées dans des cartons qui ressemblent à des boîtes à chaussures, dans les mêmes lieux lugubres, foulés jadis par les collectionneurs racistes Vital, Caffe, Fuzier, Mondot, Guyon, Flourens, Hagenmüller, Weisgerber et d’autres.
En vérité, les propos négateurs et révisionnistes des fonctionnaires du MNHN-nécropole, relevés çà et là dans les manchettes des journaux depuis quelques jours, participent viscéralement à dissimuler la page monstrueuse du génocide perpétré par la France contre les Algériens. Un déni de l’histoire algérienne, qui voit ses vaillants combattants de la liberté transformés en détrousseurs de grands chemins.
Des dizaines d’insurrections
Voici quelques dates des plus notables insurrections qui se sont produites en Algérie dès le début du XIXe siècle, présentées selon un ordre chronologique minutieux qui en dit long sur la poursuite effrénée de l’agression militaire française contre les Algériens et les décapitations qui s’ensuivirent.
Le 6 décembre 1835, prise de Mascara par le général Clauzel. 13 octobre 1837, prise de Constantine par l’armée française. 5 février 1839, prise de la ville de Blida. 8 mars 1844, Biskra est occupée par l’armée française.18 juin 1845, enfumages des grottes des Ouled-Riah. 1845, insurrection du chérif Boumaza dans le Dahra. 31 octobre 1846, institution du séquestre. 1848-49, soulèvement de l’oasis de Zaatcha. 1851, insurrection du chérif Boubaghla en Grande Kabylie. Décembre 1852, prise de Laghouat. 1858, insurrection dans les Aurès. 1859, révolte des Béni Snassen. Mars 1864, insurrection des Ouled Sidi-Cheikh. Mars 1871, insurrection du Cheikh Aheddad qui s’étend à une grande partie de l’Est algérien et au Sud. 26 mars 1876, soulèvement d’El-Amri Biskra. 30 mai 1879, insurrection des Aurès. 10 mai 1881, insurrection de Bouamama (Sud oranais). 1882, occupation du M’zab. Mai 1901, soulèvement de Marguerite (Aïn Turki). Octobre 1911, exode en masses de jeunes Algériens en Syrie, ils fuient le service militaire obligatoire. Octobre1914, soulèvement des Béni Chougrane. 1916, soulèvement dans les Aurès. Mai 1945, imposantes manifestations algériennes noyées dans le sang, 45 000 morts, selon les sources locales.
Je m’arrête à cette dernière date car des crânes qui renvoient aux soulèvements énumérés plus haut ont continué à parvenir au MNHN jusqu’en 1954, comme l’indique la Base de données du Muséum, toujours négligée, voire méconnue par les responsables du MNHN.
L’histoire entrevue à travers ses annexes, dont l’anthropologie, ne se construit pas avec des approximations incertaines et des appréciations évasives, ni en faisant son lit sur l’ignorance, voire l’indifférence de l’opinion publique. Elle se nourrit de documents, d’articles, de feuillets, de textes, selon une méthode qui a ses moyens et sa manière de procéder. Pour peu que l’on prenne le temps d’y réfléchir loyalement. Une question d’assainissement intellectuel.
Les raids des sanguinaires des colonnes de l’armée française
Vers le milieu du XIXe siècle, autour des années 1840-50, les Algériens, vaincus par l’Empire français triomphant, subissaient un impitoyable châtiment. Les raids des sanguinaires colonnes de l’armée française se poursuivaient sans relâche le jour et la nuit, à la lueur des villages en flammes, contre des populations désarmées. Les insurrections succédant aux révoltes et les mutineries aux séditions.
De la résistance d’Abdelkader dans l’Ouest algérien jusqu’en 1847, à la révolte tardive de Mohamed et Boumezrag Mokrani en Kabylie, de mars à octobre 1871, les combats se poursuivaient entre les résistants algériens et l’armée française, avec de rares répits, suivis de punitions collectives, de séquestres de terres, d’indemnités de guerre exorbitantes exigées des populations pauvres réduites aux abois. Un grand nombre de guerriers rescapés de la déroute de l’Emir Abdelkader, emmené prisonnier au château d’Amboise (France), alors que les Français lui avaient donné leur parole d’honneur de le laisser partir sain et sauf avec les siens en Orient, rejoignirent la lutte des mouvements chérifiens où se mêlaient étroitement religion et politique, en s’adossant au prestige des marabouts, Murabituns, des zaouïas et ses khouans. Des mystiques de congrégations soufies.
C’est de ceux-là dont il s’agit, que j’ai recherchés et dont j’ai retrouvé les têtes décapitées dans des boîtes en carton au MNHN. Des restes humains identifiés et traités comme de vulgaires objets.
Parmi lesquels la tête de Bouziane de l’oasis de Zaatcha (Biskra). Celle de son lieutenant Moussa Al-Darkaoui, tué en même temps que lui à l’issue du siège de l’oasis. Celle du chérif Bou Kedida, tué sous les murs de Tébessa. Celle de Mokhtar Ben Kouider Al-Titraoui, ainsi que la tête momifiée de Aïssa Al-Hamadi, le lieutenant de Boubaghla, qui ont, entre 1845 et 1854, prolongé la guerre menée par l’Emir Abdelkader sous la forme d’insurrections armées et de mouvements de guérilla, signes avant-coureurs de la lutte des maquis de la guerre d’indépendance du XXe siècle. Ce sont ces héros de l’Algérie qui sont traités de voleurs par des spécialistes du MNHN.
L’exemple du collectionneur Weisgerber
Qui est le voleur dans cette affaire, les résistants ou le collectionneur de cadavres et pilleur de tombes Weisgerber, qui déterrait les ossements appartenant à des défunts de la tribu des nomades Chaâmbas, dans les parages de l’oasis d’El-Goléa ?
Voici ce qu’écrivait dans une lettre adressée au MNHN ce collectionneur, Weisgerber, pilleur de tombes sahariennes isolées, au moment d’expédier les ossements au MNHN-nécropole : «Cette tombe est située auprès d’un ancien cimetière dont j’ai rapporté deux squelettes complets, un vieillard et une jeune femme, et un crâne de femme avec ses cheveux, une clavicule et un humérus, et dont je fais hommage à la Société. Ces squelettes me paraissent appartenir aux Chaâmbas.»
Weisgerber est chargé par le ministre des Travaux publics d’accompagner, en qualité de médecin, la mission envoyée sous les ordres de l’ingénieur en chef Ghoisy, dans le sud de l’Algérie, pour y étudier le tracé d’une ligne de chemin de fer entre Laghouat, El-Goléa, Ouargla, Touggourt et Biskra. Les travaux ne furent jamais entrepris. Weisgerber, qui se convertit immédiatement en préhistorien, amassa des silex taillés. «Nous en avons ramassé, dit-il, un grand nombre, dont j’ai eu l’honneur de présenter un certain nombre d’échantillons à la Société, qui confirme ce que l’on avait déjà dit de l’existence dans le Sahara d’une population ancienne assez dense.» Parmi ses dons à la Société d’anthropologie de Paris figure un crâne auquel manque le maxillaire inférieur, et attribué à un «Chaâmba Monadhi» (il porte la référence num. 33735, et il est entré au Musée national d’histoire naturelle de Paris en 2008).
Le terme Monadhi qui figure sur le registre du MNHN est inexact ; il est à remplacer par Mouadhi, un membre de la grande tribu saharienne des Chaâmbas.
Les tombes chaâmbas ressemblent à de petits murs d’étai, du fait de l’amoncellement de leurs pierres qui sont simplement élevées sur la roche, le défunt est étendu au préalable sur quelques poignées de sable. L’austérité des rituels funéraires, la simplicité des tombes qui sont surmontées de deux épaisses pierres, l’une au niveau des pieds, l’autre à la tête – une pierre supplémentaire étant placée au niveau du ventre pour signaler que la tombe est celle d’une femme – ont permis au Dr Weisgerber d’avoir un accès libre et facile aux vestiges humains. Le Dr Weisgerber vieillit à l’occasion les ossements dégagés d’une tombe récente, en les attribuant à l’antiquité lointaine. C’est comme si on déterrait un Auvergnat mort au début du XIXe siècle, dans la région de Glozel, pour attribuer délibérément sa dépouille à quelque guerrier de Vercingétorix.
Les Chaâmbas n’appartiennent pas au domaine de la préhistoire, il s’agit d’une ethnie nomade qui serait issue, dit-on, de la tribu arabe des Béni Souleim Ben Mansour de Médine. Ces Chaâmbas, traditionnellement, se sont parfois opposés aux Touaregs, avec lesquels ils continuaient, il y a encore quelques décennies, de partager le même mode de vie ambulant. Des affrontements sporadiques ont lieu régulièrement entre les Chaâmbas et les Berbères mozabites dans le périmètre Ghardaïa-Zelfana-Metlili, cette dernière ville est considérée comme la capitale des Chaâmbas. Au siècle dernier, les terrains de parcours des nomades chaâmbas s’étendaient d’El-Goléa à Ouargla.
Admettra-t-on un jour en France le caractère colonial des décapitations ?
La France, à travers ses musées, a adhéré à la résolution adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU le 13 septembre 2007, qui enjoint aux Etats (européens), dans ses articles 11 et 12, d’accorder réparation aux peuples autochtones.
Rien n’a été fait à ce jour. Les lois françaises dans ce domaine sont toujours là, fermes et bien en place. Elles redoublent de férocité dès qu’il s’agit de demandes de rapatriement d’ossements en provenance de l’Algérie.
Accorder réparation aux peuples autochtones
L’article 12 précise que «les Etats veillent à permettre l’accès aux objets de culte et aux restes humains en leur possession et/ou leur rapatriement, par le biais de mécanismes justes, transparents et efficaces, mis au point en concertation avec les peuples autochtones concernés». Des vœux pieux qui n’ont jamais été suivis d’actes de résipiscence.
Le code de déontologie de l’ICOM (Conseil international des musées), aboutissement de six années de révisions, a pourtant été formellement approuvé à Séoul en octobre 2004. Ce Conseil international a largement abordé la question de ce qui est encore pudiquement appelé le «matériel culturel et sensible». Un certain nombre de principes ont été fixés à cette occasion pour favoriser les retours des restes humains éparpillés dans les musées à travers le monde.
Commentaire