Annonce

Réduire
Aucune annonce.

Algérie : cette « guéguerre linguistique » qui épuise l’école

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • Algérie : cette « guéguerre linguistique » qui épuise l’école

    Depuis la rentrée scolaire, il y a comme un vent de panique chez les parents ayant mis leurs enfants dans les écoles privées. La tolérance des autorités, depuis des années, envers le fameux « double programme » – spécificité algérienne d'enseigner à la fois le programme officiel et le programme français – semble prendre fin. Les directeurs des établissements scolaires privés (qui représentent 3 % de l'ensemble des écoles) ont reçu des instructions du ministère de l'Éducation listant une série d'interdictions et des menaces de poursuites judiciaires le cas échéant. Les écoles privées sont donc sommées de cesser l'enseignement du « double programme », de ne plus utiliser des manuels autres que ceux officiels, d'appliquer le quota de cinq heures d'enseignement de langue étrangère…

    La même offensive a été menée l'année dernière lorsque des agents des forces de l'ordre ont débarqué dans certains établissements, fouillant les cartables des élèves pour traquer les manuels du programme de français. « Le double programme enseigné dans certaines écoles privées permet, notamment, à ceux qui n'ont pas accès au système d'enseignement français en Algérie de se projeter pour des études à l'étranger », explique un enseignant. Les capacités des établissements français sont très limitées (une école et un lycée à Alger et deux annexes à Oran et Annaba).



    Les autorités algériennes refusent de délivrer des autorisations pour ouvrir de nouvelles écoles et refusent également l'homologation par la France des établissements privés pour l'enseignement du programme français. Vingt-deux écoles privées en Algérie qui possédaient le label délivré par l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE) rattachée au ministère français des Affaires étrangères – LabelFrancÉducation – ont été récemment sommées de se retirer de ce label, sous peine de poursuites pénales.


    L'enseignement privé permet aussi aux couples qui travaillent d'avoir leurs enfants pris en charge lors de la pause de la demi-journée et de permettre aux élèves d'accéder à des classes moins chargées en nombre d'élèves. Mais au-delà des derniers développements, c'est la politique même de l'enseignement des langues qui reste au centre des enjeux de l'école algérienne. Ahmed Tessa, spécialiste des questions pédagogiques, auteur de L'enseignement du français : l'impossible éradication (Prix de la Renaissance française de l'Académie des sciences de Paris), revient pour Le Point Afrique sur les spécificités de l'enseignement des langues qui devrait être éloigné des « guéguerres linguistiques » et idéologiques.

    Le Point Afrique : Pourquoi les autorités ont-elles jusqu'à présent toléré l'enseignement du « double programme » ?

    Ahmed Tessa : C'est une question que l'on se pose depuis 1990, année de l'apparition des tout premiers établissements scolaires privés, dans un statut mi-clandestin. Elles deviennent florissantes en nombre dans les années 2000 et sont tolérées pour la simple raison que des personnes influentes et riches y avaient scolarisé leurs enfants. Elles seront officialisées en 2004 avec obligation d'enseigner le programme national.

    Mais ces écoles privées n'ont-elles pas été créées – et tolérées – pour pallier un déficit de l'enseignement public (les horaires, la cantine, plus d'enseignement du français) ?

    Avec l'entrée de l'Algérie dans l'économie de marché, à la fin des années 1980, il était attendu que l'école s'ouvre au secteur privé. Je ne pense pas que l'État a consenti cette ouverture pour remédier aux déficits que vous avez cités. C'était dans l'air du temps, un peu comme partout dans le monde libéral. Maintenant, pour les parents, oui, c'était (et c'est toujours) pour fuir l'école publique et ses déficits. Comme dans des pays occidentaux.

    Vous avez évoqué dans de précédents entretiens avec des médias les « dérives » de ces écoles privées. Qu'en est-il ?

    Les dérives de certaines écoles privées sont connues de tous depuis leur lancement – comme établissements non agréés – au début des années 1990. Et là, nul ne doit généraliser : il y a des écoles sérieuses qui respectent la réglementation. Une dérive ? Oui, celle de dispenser la totalité du programme français et de zapper le programme algérien. Mais là aussi, la complicité d'une certaine catégorie de parents y est pour beaucoup. Ils exigent cela et c'est anormal que des directeurs d'écoles privées y souscrivent : mais elles se mettent ainsi en porte à faux avec la loi. Aucune autorité scolaire au monde n'accepterait une telle dérive – à moins d'ouvrir des établissements scolaires étrangers dans leur propre pays (école américaine, école russe, école française, etc., à l'instar des pays du Golfe).

    Ces interdictions (double programme, labélisation française, etc.) ciblent-elles l'enseignement du français en Algérie ?

    Cette interdiction du double programme ne date pas d'aujourd'hui. Elle se justifie dans la mesure où ces établissements sont sous la tutelle du ministère de l'Éducation nationale. Or le ministère a pour mission première de dispenser un programme algérien afin de préparer les élèves aux examens nationaux. C'est ainsi dans tous les pays du monde – avec des nuances dans les pays libéraux. Je me souviens de la fermeture provisoire d'un établissement scolaire privé en 2007 pour ces mêmes raisons. Par ailleurs, le français est toujours enseigné en Algérie. Le président de la République a, dans un entretien avec la presse, déclaré que « la langue française est un butin de guerre » [l'auteur originel de cette phrase est l'écrivain Kateb Yacine]. Comprendre : qu'elle sera présente dans nos écoles.


    Comment expliquer la « discrimination par la langue » dans le système scolaire qui se prolonge jusqu'à l'université ?

    La grande contradiction qui a miné le système éducatif depuis plus de cinquante ans est cette coupure linguistique entre le scolaire et l'université : enseigner tout en arabe et puis reprendre en français les disciplines scientifiques et technologiques. Maintenant, c'est l'anglais qui est invité pour effacer cette coupure. Ce sera un rêve pieux et un échec prévisible. La solution est d'ordre pédagogique mais aussi politique : rompre avec les préjugés idéologiques et aller vers une refondation de l'école algérienne. Concernant les écoles privées, elles peuvent contourner cette contradiction dans le respect de la réglementation en faisant preuve de talent pédagogique. Et c'est possible.

    Une bonne école primaire – avec des enseignants bien formés et une stratégie pédagogique bien pensée – est seule garante d'une université de qualité. Tout se joue dans le cycle de base, notamment pour l'apprentissage des langues. Malheureusement, la réforme de 2002 n'a pas apporté des changements positifs escomptés dans le domaine des langues. Bien au contraire. Et forcément, l'étudiant traînera des déficits en langues tout au long de son cursus universitaire. C'est là aussi un autre argument commercial de certaines écoles privées : gommer cette contradiction dès le préscolaire.


    Toutes ces offensives anti-françaises ou pro-anglaises ne cachent-elles finalement pas l'échec du projet de l'arabisation ?

    C'est là un autre paradoxe : angliciser les sciences humaines alors qu'elles sont arabisées depuis plus de cinquante ans. Comme quoi l'arabisation est implicitement jugée comme infructueuse. Par ailleurs, un pays francophone de fait comme l'Algérie se doit de promouvoir toutes les langues dans une politique de cohabitation harmonieuse. C'est là un défi pour la pédagogie algérienne. Un débat serein entre pédagogues, linguistes et psycholinguistes doit trancher sur la stratégie idoine qui fera de nos bacheliers des polyglottes aguerris. Et tout cela loin de toute « guéguerre linguistique ».
    lepoint.fr
Chargement...
X