
L’historien Christophe Lafaye
Rédaction LNR
Christophe Lafaye est un historien français chercheur à l’Université de Bourgogne. Il est docteur en histoire contemporaine et archiviste. Officier de réserve, sa thèse de doctorat consacrée au génie en Afghanistan a été récompensée par des prix. Il a longtemps travaillé sur l’usage d’armes chimiques utilisées par l’armée coloniale française pendant la Guerre de Libération nationale algérienne.
Le Dr Lafaye a fait un long travail de recherche pour réunir les documents nécessaires à la lecture de la guerre chimique secrète menée en Algérie. Ses travaux l’ont amené à découvrir plus de 440 opérations de gazage. L’accès verrouillé aux archives françaises sous prétexte de sécurité nationale rend la recherche difficile, ce que Christophe Lafaye déplore. Son travail d’investigation lui a permis de détailler la composition des gaz utilisés par l’armée française pour gazer les combattants de l’ALN. Un documentaire ‘’Algérie, sections armes spéciales’’ basé sur ses travaux a été réalisé par la journaliste française Claire Billet.
Il a écrit plusieurs ouvrages : L’Armée française en Afghanistan : Le génie au combat 2001-2012 (2016) ; Entreprendre et réussir : Histoire du 19e régiment du Génie (2016) ; Histoire du 2e Régiment d’Infanterie de Marine (2018) ; L’autre Terreur après la foudre. Histoire du 11e régiment d’artillerie de Marine (2020).
Mohsen Abdelmoumen : Vous êtes historien et vous avez fait des recherches sur les armes chimiques utilisées par l’Armée française en Algérie. Pouvez-vous retracer la genèse des étapes marquantes de l’utilisation de l’arme chimique lors de la Guerre d’Algérie ainsi que ses objectifs ?
Christophe Lafaye : En 1956, la France est confrontée à une montée en puissance de l’Armée de libération nationale (ALN) et à un problème tactique : l’utilisation par les résistants des grottes et des souterrains, qui leur donne l’avantage en cas d’assaut. Pour le résoudre, l’état-major des armes spéciales expérimente le recours aux armes chimiques. Dans le film, nous détaillons toutes les étapes : depuis l’expérimentation à partir de 1956 à son autorisation politique par le gouvernement français, suivi du développement sauvage des unités de sections armes spéciales (119 équipes de grottes) et de sa rationalisation en 1959 jusqu’à la fin de la guerre (création des sections armes spéciales par zone militaire).
L’objectif de ces unités était double. D’abord offensif : gazer avec du CN2D des grottes occupées afin de pousser les rebelles à en sortir. S’ils n’évacuaient pas, ils mouraient asphyxiés. Et préventif : contaminer régulièrement les grottes inoccupées pour rendre leur usage impossible.
J’estime entre 5.000 et 10.000 le nombre de combattants algériens tués par armes chimiques. Par ailleurs, les Algériens ont un usage ancestral de ces grottes, elles ont toujours servi de lieu de refuge. Il n’y avait donc pas que des combattants qui s’y dissimulaient, mais aussi des villageois. Comme ce fut le cas à Ghar Ouchetouh à Taxlent (Batna) les 22 et 23 mars 1959, où 118 habitants ont été tués par intoxication.
Par la suite, des membres de ces unités spéciales sont décédés des suites de l’usage de ce gaz.
Yves Cargnino en témoigne avec force dans le documentaire : «On a tué par les gaz et ça me suit encore maintenant».
Est-ce que l’utilisation de l’arme chimique par l’Armée française a été spécifique à l’Algérie ou cette arme a-t-elle été également utilisée dans d’autres conflits coloniaux de l’Empire français post-deuxième Guerre mondiale comme dans le Rif marocain ou au Vietnam avant l’Algérie, ou au Cameroun après le déclenchement de la Guerre d’Algérie ?
C’est une excellente question. En fait, l’utilisation des armes chimiques durant la Guerre d’indépendance algérienne s’inscrit bien dans une poursuite de la guerre chimique de manière ininterrompue depuis 1919 par les armées coloniales, entre autres, malgré le protocole de Genève qui en bannit l’usage en 1925. Nous trouvons effectivement des traces de cet usage dans la guerre du Rif au Maroc en 1925 avec l’emploi d’ypérite, puis plus tard lors de la conquête de l’Ethiopie par l’Italie fasciste à partir de 1935. Cet emploi n’était d’ailleurs pas réservé qu’aux armées occidentales, la Japon a aussi utilisé les gaz de combat contre la Chine dès 1937.
Finalement, au cœur de la décision de cet usage, nous pouvons trouver un sentiment de supériorité raciale et un recours à la technologie pour hâter la fin de la guerre. De manière plus insidieuse, il se développe, à la fin de la Première Guerre mondiale, un discours en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis pour légitimer de nouveau l’emploi des armes chimiques en situation de maintien de l’ordre, en mettant en avant le caractère non létal et donc plus humain de ces munitions en temps de guerre. En fait, tous les experts diront que le caractère létal d’un gaz dépend de sa quantité utilisée dans un volume donné et du temps d’exposition. Les Etats-Unis ne signent d’ailleurs pas le Protocole de Genève en 1925. C’est cette rhétorique qui est toujours présente en 1956 lorsque la France et son ministre de la Défense Maurice Bourgès-Maunoury décident de l’emploi des armes chimiques en Algérie.
A cette époque, l’état-major des armes spéciales du général Charles Ailleret entretient des relations avec le Chemical Corps de l’armée américaine. Lorsque l’on voit ensuite l’usage massif du CN2D et d’autres gaz dont le CS au Vietnam, sans parler des défoliants et du napalm, un soupçon s’installe dans des transferts d’expériences entre l’Algérie et le Vietnam. L’armée américaine a bien été à l’école française de la contre-insurrection et de la lutte antisubversive auprès de Trinquier ou Aussaresses. Toutefois, les archives du service historique de la Défense qui documentent ce partenariat sont incommunicables sans aucun recours, car elles risqueraient, selon le ministère des Armées, de permettre d’utiliser ou de concevoir des armes de destruction massive (article L 213-2, II du code du patrimoine de juillet 2008).
Il y a effectivement, une forme de continuité dans l’usage des armes chimiques qui dépasse d’ailleurs la seule armée française. C’est pourquoi je co-organise avec le Pr. Pierre Journoud de l’Université de Montpellier 3, le Dr. Olivier Lepick, spécialiste des armes chimiques et la Dr. Lina Leyla Abdelaziz de l’Université de Batna 2, un panel d’une journée le 19 juin 2025 intitulé: ‘’Prométhée aux enfers : permanences et mutations de la guerre chimique aux XXe et XXIe siècles’’ dans le cadre du congrès de l’AEGES à Aix-en-Provence. Le programme laisse une large part aux interventions internationales du Maroc, en passant par l’Algérie, le Vietnam et le Cameroun. Il y a un champ de recherche international à développer.
Pouvez-vous nous décrire l’organisation du corps d’armée spécifiquement dédié à la guerre des grottes, ses missions et le type de missions qu’il a effectuées ?
A la fin de l’année 1956, la France décide de constituer des unités spécialisées. Il y a d’abord la création de la batterie armes spéciales (BAS) du 411e Régiment d’artillerie antiaérienne (RAA) le 1er décembre 1956. Les effectifs étaient composés d’engagés et d’une grande majorité d’appelés du contingent de la 7e Région Militaire (dont la Bourgogne Franche-Comté). Ils se formaient au 610e groupe d’instruction et d’expérimentation des armes spéciales à Bourges. Entre 1957 et 1959, 119 équipes de grottes ont été mises sur pied et entraînées par la BAS pour mener cette guerre chimique. A partir de la mi-1959, ces moyens furent rationnalisés lors du redécoupage des zones d’opérations en Algérie à la faveur du plan Challe.
Dorénavant, chaque zone devait disposer d’une section armes spéciales parfaitement entraînée et équipée. Elle devait à la fois mener les actions offensives contre l’Armée de libération nationale et le traitement régulier des grottes pour empêcher leur réutilisation. Beaucoup se sont tus à leur retour en France, ce qui explique la méconnaissance de cette guerre chimique et sa reconnaissance tardive.
Les armes chimiques employées en Algérie n’ont rien de particulièrement innovant. A la base du cocktail imaginé pour l’Algérie, des produits utilisés pour les opérations de maintien de l’ordre. Le CN2D est un composé de gaz CN (chloroacétophénone) et de DM (adamsite) dérivé de l’arsenic. Un troisième composé, le Kieselguhr – une terre siliceuse très fine – servait à transporter les particules de gaz très profondément dans l’organisme.
C’est la combinaison de ces trois éléments fortement dosés qui aboutit à la création d’un gaz qui peut rapidement s’avérer mortel en milieu clos en provoquant une asphyxie ou des œdèmes pulmonaires. Pourtant, pris individuellement, ces deux gaz étaient à l’époque utilisés pour les opérations de maintien de l’ordre. Certaines archives laissent aussi apparaître la possible utilisation d’autres gaz toxiques. Mais en l’état actuel des sources accessibles en France et en Algérie, il est difficile de confirmer ces soupçons.
Les Algériens et les Français ont été victimes de ces gaz toxiques. C’est toute l’horreur de cette guerre chimique.
Dans la guerre, il y a la théorie et la pratique. En théorie, la doctrine de combat souterrain de l’Armée française éditée en 1959 recommandait aux soldats de faire une reconnaissance de grotte, d’aller au contact, de négocier une éventuelle reddition et si cela n’était pas possible, d’employer les armes chimiques pour les contraindre à sortir. Dans la pratique, face au danger de mort, les choses se passaient de différentes manières. Dès qu’il y avait un soupçon, la section armes spéciales pouvait envoyer dans le trou tout ce qu’elle avait en munitions chimiques pour être sûre du résultat.
Tout dépendait, en fait, du commandement. Dans ces conditions, les gaz ont fait des victimes chez les indépendantistes algériens mais aussi dans les populations civiles retranchées dans les grottes. Terrorisés par l’approche des troupes, les habitants des villages se déplaçaient vers les grottes refuges. C’est ainsi que des crimes de guerre ont été commis. Une dimension supplémentaire du drame est que ces grottes servaient aussi de lieux de détention pour les militaires français prisonniers du FLN.
Un peu moins de 700 militaires français sont encore portés disparus en Algérie. Ils ont pu être des victimes collatérales de ces opérations. Enfin, les soldats des sections armes spéciales exposés à ces gaz ont pour certains développé des pathologies pulmonaires, des cancers de l’estomac, des leucémies, des cancers de la peau… Difficile, toutefois, de lier systématiquement ces maladies à l’utilisation des gaz alors même que leur utilisation en Algérie était gardée secrète. Une décision du tribunal des pensions de Besançon en 2018 a reconnu que les atteintes pulmonaires d’Yves Cargnino étaient imputables aux effets du gaz CN2D en Algérie. Pour les anciens combattants français, une brèche était ouverte afin de faire reconnaître leurs préjudices. Mais combien sont encore vivants pour en profiter ? En Algérie, certaines grottes demeurent encore inaccessibles. Pour y voir plus clair, il faudrait terminer d’ouvrir toutes les archives militaires en France et confronter ces sources avec des enquêtes de terrain en Algérie.
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