.. Elle ne peut pas traiter l’Algérie comme un partenaire comme les autres »
« Une partie de la droite dite républicaine suit Bruno Retailleau pour marauder sur les franges de l’extrême droite, non pas pour répondre aux besoins des Français mais pour tirer l’avantage politique intérieur du confort politique identitariste »
Les faits -
FRANCO-ALGERIEN. Industriel franco-algérien, ancien Commissaire à la diversité et à l’égalité des chances durant la présidence de Nicolas Sarkozy, Yazid Sabeg, est un fin connaisseur des relations franco-algériennes. Il revient pour L’Opinion sur la crise actuelle entre les deux pays.
Quel est votre regard sur la crise entre la France et l’Algérie ?
Ce n’est pas une simple brouille diplomatique, c’est un dérèglement profond. La relation ne relève ni de la diplomatie classique ni du contentieux ponctuel. Elle est humaine, historique, existentielle. Et ce qui est particulièrement grave, c’est qu’elle se répercute sur les Français d’origine algérienne devenus les otages silencieux d’un conflit qui les regarde, mais dans lequel ils n’ont aucune place politique. Pour la première fois, certains discours insinuent même qu’ils formeraient une cinquième colonne. Cela n’était jamais arrivé, même au moment des tensions entre la France et l’Algérie, y compris durant la guerre. On accuse souvent les autorités algériennes de cultiver une rente mémorielle. Certains politiciens français instrumentalisent une rente post-coloniale, avec une obsession ancienne : nier, manipuler et instrumentaliser l’histoire, tout en mêlant cette histoire à la place de certains Français, aujourd’hui soupçonnés d’un double manquement : être musulmans et d’origine algérienne. Certains continuent même de ne voir en eux que des « migrants par hérédité » ou des « français de papiers» inassimilables, comme si l’histoire de leurs aïeux et l’indépendance de l’Algérie les rendait incapables de sentiments ou de fierté d’appartenance nationaux. La France veut bien les corps, le travail, quelques apports… mais pas l’histoire, pas la mémoire, pas les blessures.
Le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, incarne-t-il cette vision ?
Oui. Il amalgame tout : frérisme, charia, menace islamiste, sport, dîners religieux, soutien à Israël… Rien n’est hiérarchisé. Il construit un climat saturé où l’Algérien devient une catégorie du soupçon ou l’Algérie est rétablie comme l’ennemie héréditaire. Ce n’est pas la laïcité qu’il défend, mais sa version orientée, parcellaire et instrumentalisée. Il ne propose pas un cadre républicain. Il alimente un désordre symbolique. Et une partie de la droite dite républicaine le suit pour marauder sur les franges de l’extrême droite, non pas pour répondre aux besoins concrets des Français - pouvoir d’achat, égalité de traitement, services publics – mais pour tirer l’avantage politique intérieur du confort politique identitariste et du bouc émissaire.
N’a-t-il pas raison de dénoncer l’accord de 1968 et de faire appliquer avec rigueur un accord de 1994 sur la reprise par Alger de ses ressortissants ?
Comme d’autres à droite, il fait de la question algérienne un marqueur de ses obsessions, de son « identité », de son « autoritarisme ». Conçus par des gouvernements de droite, ces textes ont d’abord facilité la venue d’une main-d’œuvre nécessaire durant les Trente Glorieuses et ensuite encadré une coopération sécuritaire durant la guerre civile en Algérie. Ils doivent certainement être revus et adaptés car la question migratoire a changé de nature et de format, la situation socioéconomique aussi, tout comme les difficultés de l’inclusion de ces nouvelles populations en France. Mais pas comme ça. En juillet 2011, Nicolas Sarkozy et Claude Guéant m’avaient envoyé à Alger pour réitérer le souhait français de discuter d’une révision de l’accord de 1968. L’Algérie n’était pas fermée à une telle révision, mais refusait les initiatives unilatérales et restait très attachée à la liberté de circulation entre les deux pays. Nous persistons à commettre la même erreur : sortir des cadres communs, vouloir imposer unilatéralement en niant la réciprocité.
Bruno Retailleau veut rompre avec les « petits arrangements » diplomatiques…
Non. Il a d’abord réactivé avec l’Algérie un rapport d’affrontement qu’il croit payant pour son image en France. Il fait du sous-trumpisme : ressentiment, brutalité verbale, confrontation, absurdité, confusionnisme pseudo-transactionnel. Mais ça ne marche pas comme ça avec l’Algérie, ni avec aucun pays souverain d’ailleurs. Il ignore, comme beaucoup de ses amis politiques, les fondements juridiques et politique de cette relation : le traité d’Evian et les déclarations politiques solennelles qui ont accompagné sa signature par le général de Gaulle. Ce traité est toujours en vigueur. Il encadre une relation censée être fondée sur la reconnaissance mutuelle et la loyauté, sur un équilibre subtil, sur le respect entre deux nations qui ont une histoire partagée et un lien spécial.
La France vit mal son effacement programmé et sa perte d’influence. L’Algérie a aussi perdu de son influence et lutte contre un certain isolement. Les causes de ces évolutions sont identiques : manque d’ambition, de lucidité, de vision et de méthode
Cette crise est-elle passagère ou marque-t-elle un basculement stratégique ?
C’est un tournant. La France vit mal son effacement programmé et sa perte d’influence. L’Algérie a aussi perdu de son influence et lutte contre un certain isolement. Les causes de ces évolutions sont identiques : manque d’ambition, de lucidité, de vision et de méthode. La coopération s’est réduite aux questions migratoires et sécuritaires et elle est en net repli. La parole française a perdu de sa force, sa culture aussi, et sa voix n’est plus audible. L’Algérie a perdu, faute de relais institutionnels, de l’audience en France. Au final, ce n’est même plus qu’Alger s’isole de Paris. C’est Paris qui s’auto-marginalise en refusant d’assumer le poids de son histoire et d’inventer enfin une relation d’égal à égal. Elle n’est plus une puissance de référence, ni une puissance de respect. Seul le chef de l’Etat peut reprendre la main pour relancer la relation.
Que proposez-vous pour réengager une dynamique constructive ?
Il faut rompre avec le « continuisme », sortir de la cyclicité conflictuelle. Les deux pays doivent reconnaître leurs liens pour ce qu’ils sont : un rapport singulier, charnel, politique et structurant. Il revient au chef de l’Etat, seul, de reprendre la main. Les enjeux judiciaires, sécuritaires et migratoires, aussi sensibles soient-ils, doivent être traités avec méthode, rigueur et sang-froid. Ce sont avant tout des questions techniques, certes complexes, mais qui exigent un contrôle politique assumé, clair et dépassionné. Le Maghreb est le seul endroit du monde où la France est une grande puissance. Elle ne peut pas traiter l’Algérie comme un partenaire comme les autres. C’est le Maghreb central, le cœur de la relation euro-africaine. La responsabilité de la France est de de fonder une stratégie nouvelle articulée autour de trois piliers : la mémoire assumée, une coopération de codéveloppement réelle, une stratégie méditerranéenne équilibrée et pacifique. Et surtout, la France doit cesser d’être partie dans les conflits du Sahara, du Sahel, du Tibesti… pour redevenir une puissance d’apaisement.
Emmanuel Macron a perdu la main sur sa politique arabe et ses propres ministres. La reconnaissance implicite de la marocanité du Sahara occidental a été vécue à Alger comme une trahison. Et les déplacements de Rachida Dati et Gérard Larcher dans ce territoire disputé ont provoqué une humiliation froide
La France a-t-elle encore une politique étrangère cohérente dans la région ?
Non. Elle est dépassée, désaccordée, parfois indifférente à son propre affaiblissement. L’influence française s’érode, y compris là où elle fut historique. Le Maghreb était une vraie sphère d’influence française : l’Algérie, bien sûr, mais aussi les deux protectorats que la France s’était arrogé : la Tunisie et le Maroc. Son intérêt éminent est d’entretenir des relations intenses, étroites et confiantes avec ces trois pays. Or Emmanuel Macron a perdu la main sur sa politique arabe et ses propres ministres. La reconnaissance implicite de la marocanité du Sahara occidental a été vécue à Alger comme une trahison. Et les déplacements de Rachida Dati et Gérard Larcher dans ce territoire disputé ont provoqué une humiliation froide, qui s’est traduite immédiatement : la suspension du survol militaire français au-dessus du territoire algérien. En optant pour cette voie la France s’est privée du rôle de médiateur qui aurait dû être le sien.
Comment redevenir une puissance respectée en Afrique du Nord ?
La France doit renoncer à ses vieux réflexes. Le général de Gaulle l’avait compris. Valery Giscard d’Estaing a rompu cet équilibre, en soutenant ouvertement la Marche verte, en choisissant le Maroc comme seul partenaire, en tentant de marginaliser l’Algérie, au lieu de construire une médiation entre ces deux nations clés. Il faut retrouver cette posture : celle de l’amiable compositeur, pas de l’arbitre partial. Aujourd’hui, les mêmes erreurs se répètent. Il est encore temps de choisir la lucidité plutôt que l’aveuglement. Il faut tenir compte de l’histoire mais pas la fuir et réduire les divergences qui sont nombreuses. Il est indispensable de rétablir un climat de confiance. Peut-on contenir les migrations sans développement réel dans les pays d’origine ?
Non. C’est une illusion dangereuse , un angle mort. Aucun mur, aucune injonction administrative ne peut retenir des millions de jeunes privés d’horizon. L’exil est une réponse à l’absence de futur. La seule politique migratoire cohérente, c’est le développement local concerté, humain, partagé. Cela suppose une vision longue, respectueuse, moderne, loin de la fermeture, loin de l’obsession comptable insuffisante pour réduire ce qui est chez nous vécu comme une pression insupportable. C’est dans le codéveloppement que réside la solution, pas seulement dans la contrainte.
Pourquoi proposez-vous un pacte eurafricain de l’énergie, de l’eau et du numérique ?
Parce que ce sont les composantes de la matrice du développement et de la souveraineté du XXIe siècle. L’eau (de plus en plus rare, il faut la dessaliner), l’énergie (notamment nucléaire et solaire), le numérique (connectivité, transfert de savoirs, codéveloppement technologique) : voilà les vraies frontières de demain. Ce pacte n’est pas une utopie. C’est une nécessité stratégique. Il est la condition d’une stabilisation des flux migratoires, de la sécurité, de créer de l’emploi et du bien-être sur place. La France doit co-construire cette architecture régionale avec l’Algérie, avec l’Afrique du Nord, avec l’Afrique tout entière.
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