La crise diplomatique entre Alger et Paris qui a secoué le début d’année 2025 s’inscrit dans le temps long de l’Histoire. La rente mémorielle de l’Algérie, dont il est difficile de nier l’existence, est devenue une véritable arme de pression. Jusqu’à quand ?
Pierre Vermeren
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Lors d’un dîner en septembre 2021, le président de la République française Emmanuel Macron a affirmé que le « système politico-militaire » algérien s’était construit sur « une rente mémorielle ». Cette expression assez neutre dans le registre des sciences historiques, a changé de statut en passant dans le registre politico-diplomatique, au point d’ulcérer les autorités de la République algérienne. De fait, elle a acté symboliquement un tournant des relations entre le régime algérien et celui qui était devenu depuis sa campagne présidentielle de 2017 – où il avait qualifié la colonisation française de « crime contre l’humanité » – le plus proche ami français d’Alger. Il s’en est suivi une dégradation de la relation franco-algérienne que le Président Macron a fini par trancher le 29 juillet 2024 en se réconciliant avec le Maroc à l’occasion de la Fête du trône chérifien. A-t-il sous-estimé la vigueur de la réaction algérienne qui a ruiné huit ans de sa politique algérienne, laquelle visait la réconciliation avec l’ancienne colonie, sur le modèle gaulliste du traité de l’Élysée ? Avant de se lancer sabre au clair dans le grand jeu des relations franco-algériennes, encore eût-il fallu en connaître les méandres et les non-dits tortueux.
L’ampleur, la richesse et la complexité de la relation franco-algérienne depuis 1962 incitent à une grande modestie. Tous les acteurs politiques et économiques français de premier plan ont eu à en connaître depuis 1962, et on ne compte plus les livres d’histoire ou de révélations (et maintenant les documentaires) qui se succèdent pour en explorer les arcanes. Tentons seulement d’éclairer le concept de « rente mémorielle » prêté par le Président Macron au régime algérien. Il renvoie à la stratégie de culpabilisation de l’Algérie vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale qui a pratiqué entre 1954 et 1962 une guerre aussi ravageuse qu’inutile pour s’extirper du « bourbier (1) » algérien légué par la IIIe République. Après le triomphe légitime de la République algérienne, victorieuse de la France, alors pilier européen de l’OTAN, celle-ci a capitalisé sur son succès pour s’imposer dans les années 60 et 70 comme une des nations clés du tiers-monde, probablement la plus avancée et la plus prestigieuse d’Afrique et du monde arabe. À partir des années 80, quand a sonné le temps des revers et des déconvenues, de la débâcle économique, de l’échec de la transition démocratique et de l’humiliation douloureuse de la guerre civile (la décennie noire de 1992 à 2002), l’Algérie s’est emparée à son profit de l’idéologie française de la repentance qui était à sa disposition. Honteux de ce qu’ils avaient fait en Algérie et aux Algériens, culpabilisés et couturés de remords (le « sanglot de l’homme blanc (2) »), les Français, catholiques et post-catholiques confondus, ont offert à Alger une stratégie efficace lui permettant de masquer les affres de sa propre dictature sur le peuple algérien. Dans leur longue histoire, les Algériens n’ont en effet pu voter librement que trois fois, le 1er juillet 1962, le 12 juin 1990 et le 26 décembre 1991, ce qui a eu peu d’influence sur leur vie politique et sur leurs libertés !
Rente mémorielle et culpabilisation de Paris sont-elles un outil efficace aux mains d’Alger, des armes reconnues, acceptées et comprises par les Algériens, par les Français et par les Franco-Algériens, et d’un usage diplomatique courant ou exceptionnel ? Ces questions vont guider notre réflexion.
Le modèle de la rente dans l’Algérie indépendante
L’indépendance de l’Algérie a translaté dans la nation indépendante le modèle colonial de l’économie de rente. En Algérie, la France a marginalement implanté la démocratie et l’économie industrielle. Le modèle conçu au XIXe siècle était celui d’une économie agricole tournant le dos à l’industrialisation. En Métropole, au sud d’une ligne Le Havre-Marseille, la France du Sud-Ouest a perpétué l’économie de rente foncière d’Ancien Régime ; et l’empire colonial a permis aux bourgeoisies de Nantes, Bordeaux, Narbonne, Marseille et Toulon de s’enrichir en échappant aux rudes lois de l’industrialisation. Alger a prolongé cette économie bâtie sur la rente agricole (la vigne, le vin et l’olivier), les banques, les compagnies de transport (maritime et ferroviaire) et le BTP, par la construction d’infrastructures (ports, ouvrages, routes) et de villes nouvelles (Alger, Oran, Casablanca, etc.).
550 000 hectares de vignes ont été plantés en Afrique du Nord pour compenser la crise française du phylloxéra, avant de concurrencer les viticulteurs français, de ruiner des régions viticoles entières de Métropole et de contraindre les Français à doubler leur consommation de vin sous la IIIe République (industrie, guerres et armée aidant). Dans les années 60, l’Algérie indépendante demeure à plus de 80 % dépendante du vin pour ses exportations. Lorsque le Président Houari Boumédiène décide un beau matin d’arracher le vignoble d’Algérie (islam oblige), il sait que la rente pétrolière se substitue à celle du vin rouge : le 24 février 1971, les pétroles jusqu’alors pilotés et gérés par la France, sont nationalisés. Depuis les chocs pétroliers de 1973 et 1979, la rente pétrolière est le pilier de l’économie et la principale source de devises et d’impôts du pays. La France, de 1956 à 1965, a construit une industrie pétrolière en Algérie et, par le plan de Constantine (1959-1965), elle l’a dotée d’une véritable base industrielle. Les autorités algériennes ont appliqué le modèle socialiste de l’industrie industrialisante dans les années 1970, coûteux et inefficace en contexte de surproduction mondiale des années 1980. De sorte que le pétrole et le gaz sont demeurés les piliers de la rente, soit près de 95 % des exportations, faisant de ce pays le prototype de l’économie rentière. Toutefois, la rente algérienne ne se limite pas à la vigne et au pétrole. Depuis 1962, par vagues successives, les autorités ont mis la main sur des rentes économiques sans avoir participé à leur édification. La récupération des biens coloniaux fut une appropriation-nationalisation : elle a concerné le bâti et le patrimoine immobilier, les infrastructures, les entreprises économiques de toutes natures, l’économie pétrolière ainsi que la rente fournie par un flot croissant d’émigrés, qui font vivre leur famille au pays (de 200 000 travailleurs émigrés en 1954 à 800 000 vers 1970). L’économie de rente mise en place à l’indépendance est une économie de redistribution pilotée par l’État. Et de la rente économique à la rente politique, il n’y a qu’un pas.
Une rente géostratégique
En 1962, seuls les moudjahidines survivants semblent légitimes pour conduire le pays. Le grand bénéficiaire en est l’armée, l’ALN, devenue ANP en 1962 ; en surplomb agissent ses redoutables services de renseignements, le MALG, devenu la SM en 1962, puis le DRS en 1990. Ensuite, le FLN rassemble d’abord les acteurs de la libération nationale, avant de s’étendre à toute la bureaucratie et aux élus encartés. Enfin, l’Organisation nationale des moudjahidines (ONM), dès 1963, se transforme en un organisme de légitimation des privilèges nés de la guerre d’Algérie : logements, pensions, rentes, emplois, etc. Les ayants droit des moudjahidines combattants, militants ou martyrs reçoivent un héritage quasi aristocratique. L’armée, en tant qu’héritière de la glorieuse ANP, les encartés au FLN membres du parti État qui s’est levé contre la France, et l’ONM, au nom des chouhada (martyrs), perpétuent chacun à leur manière une rente mémorielle et économique. Enfin, la guerre d’indépendance a établi une incontestable rente de situation sur le plan international. Nation victorieuse d’une grande puissance coloniale et occidentale au seuil des années 60, elle a réussi à faire mentir un rapport de force militaire et économique totalement défavorable, au terme d’un long affrontement militaire à huis clos et d’un marathon diplomatique international qui a imposé le retrait.
Au milieu des années 60, elle est le pays d’Afrique et du Moyen-Orient doté de la diplomatie la plus expérimentée. Elle jouit de l’aura du vainqueur, d’un niveau de développement élevé dans le tiers-monde (devant les pays asiatiques et africains), et elle devient la « Mecque des révolutionnaires », selon l’expression du Guinéen Amilcar Cabral. Ben Bella puis Houari Boumédiène sont au rang des Soekarno, Nehru, Nasser, Zhou Enlai ou Castro. Cette rente géostratégique leur permet de discuter tant avec les Américains que les Français, les Soviétiques, les Chinois ou les Yougoslaves, et d’être écoutés et respectés. De Gaulle n’est pas le dernier à considérer l’Algérie : il lui verse 23 milliards de dollars d’assistance et d’investissements entre 1962 et 1969 – le PIB de la France est de 100 milliards de dollars en 1965 – sans équivalent ailleurs. Cette rente géostratégique se complète du domaine saharien que la France a adjoint à l’Algérie entre 1898 et 1902 (les territoires militaires du Sud). Le FLN s’est battu pour le conserver contre la volonté de de Gaulle qui entendait dissocier l’indépendance de l’Algérie de celle du Sahara. Le pétrole très abondant qui y coule depuis 1957, les centres d’expérimentations nucléaires, balistiques et chimiques, tout incite la France à négocier pour préserver dix à quinze ans de plus ses intérêts dans cette région. Par sa taille considérable (2 millions de kilomètres carrés), quand le Maroc et la Tunisie ont reçu des miettes, par sa centralité au Maghreb, devenue une centralité en Afrique de l’Ouest, et par sa situation de pont entre l’Afrique et la Méditerranée, l’Algérie jouit d’une rente géostratégique qui intéresse tous les acteurs de l’Afrique et les grandes puissances. On le voit, l’Algérie est un pays expert en matière de rente économique et stratégique.
Naissance de la rente mémorielle
De Gaulle a conduit une guerre terrible et cruelle jusqu’au presque anéantissement des maquis. En parallèle, des années de négociations ont mené aux accords d’Évian (jamais appliqués ni ratifiés), qui ont débouché sur un déchaînement de violences meurtrières en 1962. Mais de Gaulle veut passer l’éponge. Amnésie, amnistie, coopération : tels sont les mots d’ordre d’après-guerre sur l’Algérie. Est-ce la contrepartie de la jouissance des droits pétroliers et stratégiques négociés au Sahara pour quelques années ? En outre, malgré ses dires, de Gaulle, qui voulait éviter le mélange des populations française et arabe (pour reprendre ses catégories), ouvre la porte à l’immigration algérienne en France dans des proportions inédites : dès 1962, puis avec pérennité par l’accord migratoire de 1968. Les privilèges financiers, politiques et migratoires accordés à Alger, sur fond de coopération technique, administrative et scolaire intense, sont étonnants, même au regard des intérêts nucléaires et pétroliers français. D’autant qu’à l’époque, le pétrole est très bon marché.
De Gaulle n’a jamais été dans une attitude de contrition et de repentance vis-à-vis d’Alger, mais il a nourri l’idée d’une « rente mémorielle » en Algérie. Il a en effet assisté avec passivité au détricotage des accords d’Évian, notamment sur la propriété et les droits des Français d’Algérie, sans intervenir ni évoquer les enlèvements et les assassinats de l’indépendance. Il a mis en place dès l’été 1962 une aide financière substantielle envers Alger, qui a stupéfié le jeune Moulay Hassan (futur Hassan II), qui opposait aux milliards reçus par Alger les quelques dizaines de millions attribués au Maroc ! Le plan de Constantine lancé en 1959, qui visait à construire un million de logements en Algérie et à développer une base industrielle, a été poursuivi jusqu’en 1965 ! L’anticommuniste de Gaulle avait-il entendu Krouchtchev qui lui avait dit préférer que l’Algérie restât dans l’orbite française plutôt que de tomber dans l’orbite américaine ?
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